Au sein du polar nordique, Matti Yrjänä Joensuu reste sans conteste un écrivain bien trop méconnu. Autant le suédois Henning Mankell est reconnu à juste titre depuis le début des années 90, autant le norvégien Jo Nesbo a retrouvé reconnaissance depuis belle lurette grâce à son personnage récurrent, l'inspecteur Harry Hole qu'il balade de pays en pays ; on peut dire la même chose de l'islandais Arnaldur Indridason, lequel a trouvé la reconnaissance en un seul roman : "La cité des jarres". Quant à Joensuu, c'est un auteur encore bien trop confidentiel à ce jour, ce, après quatre récits traduits en français, narrant les enquêtes fantaisistes de l'inspecteur Timo Harjunpää.
"Harjunpää et l'homme oiseau" est donc son troisième roman après "Harjunpää et le fils du policier" et "Harjunpää et les lois de l'amour", ce avant "Harjunpää et le prêtre du mal". Difficile de ne pas voir en notre inspecteur le double du romancier, vu que ce dernier exerce le doux métier d'inspecteur divisionnaire au sein de la brigade criminelle de Helsinki, ce, depuis 1986. Son anti-héros est las, fatigué, usé, le plus souvent à vif mais toujours rempli d'humanité. Ses combats se font autant au sein de ses enquêtes mêmes qu'avec des supérieurs qui n'ont de cesse de ne demander que du chiffre. Ce n'est pas faute pourtant pour notre inspecteur de ne pas prendre ses affaires au sérieux jusqu'à frôler parfois l'obsession puis le zèle. On le retrouve donc ici avec grand plaisir accompagné une fois de plus, de personnages très attachants...

Après avoir croisé la route d'adolescents laissés-pour-compte dans le premier livre, puis ensuite celle d'une femme livrée à sa solitude, voici qu'il retrouve ici à nouveau sa coéquipière Onerva Nykänen pour laquelle il éprouve un amour quasi paternel. Mais pas seulement. L'autre personnage central de cet opus reste Titi. Un Titi maltraité par sa mère, un Titi s'apprêtant à commettre un parfait cambriolage avec ses frères et soeurs. Un Titi meurtri par la vie qui a replié ses ailes pour enfin se prendre pour un oiseau. Tour à tour mésange puis grand duc, il rôde parfois le soir sur les toîts des maisons pour aller admirer la beauté de quelques jolies femmes. Il tombera même amoureux de l'une d'elle à qui il attribuera le doux nom de boucle d'or. Durant ce temps, c'est un Harjunpää usé jusqu'à la corde qui devra résoudre trop d'affaires en même temps : le cambriolage, les plaintes de femmes seules se sentant épiées la nuit, puis ce rôdeur à l'ombre élancée aperçu régulièrement dans la pénombre. Bien entendu tous ces chemins n'en formeront qu'un mais en attendant il s'agira de suivre plusieurs pistes qui n'ont a priori rien avoir entre-elles. Titi n'est finalement coupable que d'une seule chose : sa propre solitude et son besoin d'amour. Aller caresser la nuit quelques beaux minois dans leur lit sans faire le moindre bruit occupe toutes ses pensées et c'est à cette seule condition que ses ailes peuvent se déployer pour mener, ne serait-ce au rythme de l'oisillon s'extirpant à peine du nid, une petite vie humaine ou normale, selon. Devenir oiseau est sa seule garantie de rester un tant soit peu humain. De l'autre côté, Harjunpää n'a rien d'un gros minet. C'est un homme juste, équitable, mais qui, dépassé par la charge colossale de travail, ne trouve plus guère le temps de dormir, ce, jusqu'à perdre parfois de son objectivité. De fait, les destinées réciproques se feront plus tragiques qu'elles ne devraient l'être, et si Titi et Harjunpää joueront longtemps au jeu du chat et de la souris (ou de l'oiseau pour le coup), chacun sera parasité par son propre mal-être, se faisant malgré lui l'ennemi de l'autre alors que le lecteur pressentira de son côté qu'ils étaient fait pour se comprendre et sans doute même s'apprécier. Et puis allez savoir, si ça se trouve, leurs destins ne se croiseront jamais.

"Harjunpää et l'homme oiseau" est une oeuvre à la fois singulière, fantaisiste et malicieuse mais également très sombre. Difficile de ne pas éprouver une énorme empathie pour les personnages ici dépeints. D'un côté, un flic dépressif qui ne se fait plus d'illusion sur la nature humaine, de l'autre un solitaire réfugié dans un autre monde du fait d'une réalité trop difficile à affronter. Décidément, cela va mal au royaume finnois ! Dans la description faite par Matti Yrjänä Joensuu, il n'y aura jamais aucune échappatoire, et ce paradis nordique que chacun imagine blanc se révèlera d'une noirceur insoupçonnée. Au récit policier viendra très vite se greffer une très forte étude de moeurs autant que de caractères au constat sans appel. Chacun dans ce pays est rongé par un mal. Le travail est trop difficile et parasite la vie privée au point de la rendre impossible ; de l'autre côté, c'est la misère la plus crasse qui prédomine, et même une âme sans aucune intention de nuire ne peut qu'outre-passer pour survivre humainement, le domaine légal. La poésie mélancolique qui habite chaque page de cet excellent drame policier est quelque chose d'assez unique pour mériter qu'on s'y arrête et c'est carrément dans les tréfonds d'une humanité impossible, sinon perdue, que nous plonge avec une finesse et un sens du décalage exemplaires, Joensuu. Non par paresse, mais histoire de ne pas trop en dévoiler, je m'arrêterai ici pour conseiller fortement ce que Titi, notre homme-oiseau, appellerait un "chouette" bouquin !

Note : 8/10

 

Mallox

 

A propos de ce livre:

- Site de l'éditeur : http://www.gallimard.fr/foliopolicier/