Est-il encore besoin de présenter Milady de Winter, personnage fameux des Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas, tout à la fois héroïne tragique et meurtrie, séductrice, intriguante, espionne à la solde du cardinal de Richelieu, ennemie de D'Artagnan et de ses remuants compagnons d'armes, meurtrière, fantôme vengeur du comte de la Fère alias Athos, mère à la fois indigne et aimante d'un fils non désiré et finalement victime pathétique rattrapée par son passé et promise à la décapitation.
Milady, c'est tout cela : un personnage fascinant aux multiples facettes et contradictions, qui a connu plusieurs vies et plusieurs identités, tour à tour Anne de Breuil, Comtesse de la Fère et Milady de Winter, mais qui restait toutefois un personnage de l'ombre et dans l'ombre des gasconnades du roman de Dumas et que Agnès Maupré met au devant de la scène dans ce dytpique qui se concentre essentiellement sur un des personnages féminins les plus forts de la littérature populaire.
Car si l'auteure reprend en partie (la survole même) la trame du roman de Dumas puisque le destin de Milady est intimement lié à celui des mousquetaires, c'est bien du point de vue de la belle que l'histoire est racontée.
Agnès Maupré montre clairement ses intentions dès les premières pages, qui ne montrent pas un d'Artagnan quittant sa province sur le dos de son cheval jaune, mais une comtesse de la Fère nue pendant au bout d'une corde, laissée pour morte par un mari dont la furie vengeresse et le déshonneur ont transformé en bourreau. Mais la jeune fille survit, s'enfuit en Angleterre et commence alors sa seconde vie avec le comte de Winter, séduit par cette française aussi libérée qu'énigmatique mais assassiné par elle lorsqu'il découvre son honteux secret. Car la sentence est la même pour tous dans l'esprit de Milady : quiconque voit la fleur de Lys sur son épaule droite doit mourir, qu'importe les moyens pour y parvenir. Veuve riche, belle et intelligente, mais devenue amère envers la vie, les hommes, les nations, Milady est néanmoins prête à tout pour survivre. Ne prêtant allégeance à aucun pays ni à personne, elle n'est fidèle qu'à elle-même et ses intérêts, sa mentalité se rapprochant de ce fait de celle du mercenaire.
Car cette femme est un survivante dans le sens le plus fort du mot. Son credo : "Dans un monde de chiens, il faut devenir un loup". Et Milady est une louve devenue impitoyable. Sa complicité avec l'ambitieux cardinal de Richelieu est, pour Agnès Maupré, davantage guidée par l'instinct de survie et une grande fierté de femme indépendante (qui la mène à vouloir se venger de ses ennemis, particulièrement les hommes), que par goût de l'intrigue ou de l'ambition.
Ainsi débute pourtant, obligatoirement, un destin véritablement marqué par la dissimulation comme nécessité absolue et le cortège de crimes, trahisons, conspirations, manipulations, qui se succèdent de plus en plus. Et forcément jalonné de cadavres.
Il faut toutefois reconnaître que si le profil psychologique dressé en filigrane par Agnès Mauprès est passionnant et très éclairant, offrant un beau portrait de femme insoumise dans une époque où celles-ci ne sont le plus souvent qu'inféodées au pouvoir des hommes, elle a bénéficié pour l'intrigue proprement dites d'un "scénariste" d'exception : Alexandre Dumas lui-même ! L'histoire archi-connue des Trois Mousquetaires est bien présente dans ses grandes lignes, mais Maupré a évidemment surtout insisté sur les événements auxquels Milady était plus ou moins directement mêlée, allant de l'affaire des ferrets de la Reine jusqu'à l'assassinat du duc de Buckinghamm et de Constance, en passant par sa captivité momentanée en Angleterre, ses tentatives pour assassiner d'Artagnan devenu témoin de sa flétrissure, et l'histoire personnelle d'Athos, alias le Comte de la Fère, qui voit ressurgir avec épouvante celle qu'il croyait morte.
Bien évidemment, les quelques 270 pages constituant le dytpique ont obligés l'auteure a faire des choix, notamment en expédiant assez rapidement l'histoire des ferrets ou l'épisode de l'emprisonnement de Milady en Angletterre qui, dans le roman, s'étendait sur plusieurs chapitres. Dans le premier cas, ce n'est absolument pas dommageable à la bande dessinée, bien au contraire. Dans le second, même si le raccourci est très compréhensible, j'ai toutefois regretté que le véritable tour de force auquel se livre Milady envers son geôlier pour que non seulement il consente à la libérer, mais en plus assassine Buckingham à sa place (montrant par là tout son art de la manipulation) soit aussi abrégé, rendant d'ailleurs la scène moins crédible car justement trop rapide. Soit, ce n'est qu'un détail et même une nécessité.
J'en viens enfin au dessin de Agnès Maupré, qui joue ici un rôle très important pour la spécificité de cette BD.
Le style de l'auteure est particulier, c'est le moins que l'on puisse dire et sans doute que beaucoup n'aimeront pas. Moi-même, il m'a fallt un certain temps d'adaptation avant de l'accepter, l'intérêt de l'histoire y pourvoyant il faut le dire assez bien. Une fois que l'on se laisse happer par le scénario et le destin de l'héroïne, le reste passe assez facilement.
On pourrait qualifier le style de dessin de naïf (un terme assez curieux en regard du sujet mais peut-être faudrait-il dire "faussement naïf") avec ses visages dont les yeux, les nez, les bouches, sont formés par trois traits maximum et qui n'est pas sans rappeler des dessinateurs caricaturistes comme Sempé. De même, les corps sont étrangement longilignes, parfois filandreux même, également assez simplifiés. Les décors bénéficient du même traitement minimaliste et il ne faut donc pas s'attendre à des intérieurs extrêment fouillés.
Pourtant, ce style a le mérite d'être original, très expressif, dynamique, spontané, "jeté", et fait souvent merveille lorsqu'il s'agit par exemple de montrer la chevelure ébouriffée et/ou le regard presque halluciné d'une Milady en proie à ses démons intérieurs ou à sa vindicte. Il sert très bien son personnage principal, par son évocation expressionniste qui peut se permettre certaines outrances qu'un style plus réaliste et chargé n'aurait pu s'offrir.
On notera aussi que le trait particulier de Maupré, peu soucieux de rendre ses personnages physiquement séduisants, en donne même parfois des représentations proches du grotesque ou du ridicule, en tout cas les rend triviaux et très éloignés du panache d'un certain gascon au long nez, à l'instar d'une Anne d'Autriche au physique de grosse matronne au popotin souvent dévêtu ou un Athos qui, avec son air perpétuellement constipé et sa coiffure impossible, n'est pas davantage gâté.
Voici en tout cas une séduisante réécriture d'un classique, qui donne la part belle à un personnage relativement secondaire auquel Maupré rend justice dans sa complexité psychologique et qui reste aussi... une (petite) histoire dans les plis de la grande Histoire toujours aussi prenante.
Note : 8/10
Vorpalin
A propos de ce livre :
- Site de l'auteur : http://agnes.maupre.over-blog.com/
- Site de l'éditeur : http://www.ankama-editions.com/fr?