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Omaha
Écrit par Gernier   

 

Peut-on réaliser une BD érotique sans user de vulgarité et de clichés ? Le genre peut-il dépasser son statut de simple exutoire pour Kleenex ?

À cette épineuse question, Omaha, la création de Reed Waller et Kate Worley essaie de répondre par l'affirmative tout en dissertant sur le sexe et l’amour au sein d’une trame complexe où les liens entre les personnages se tissent avec la chair autant qu’avec le verbe. Mais avant d’entrer au cœur du sujet, penchons-nous sur son histoire éditoriale.

La publication aux États-Unis commence à la fin des années 1970. Par un coup du sort risible tant celui-ci colle aux enjeux du scénario, la série est interrompue à cause de plaintes pour outrages aux bonnes mœurs. Les auteurs changent d’éditeur après de multiples procès lancés par des groupuscules puritains. Les différents chefs d'accusations aboutissent à des non-lieux. À travers leurs fictions Reed Waller et sa scénariste Kate Worley (et compagne à la ville) ont égratigné le vernis d’une certaine Amérique. La série s'intéresse à des personnages marginaux et dégage en sus un léger parfum de libération sexuelle. De quoi offenser la très chatouilleuse Bible-Belt ! Malgré ces difficultés légales, le comics continue son petit bonhomme de chemin, suivi par un lectorat fidèle pendant plus de 20 ans et quelque mille pages de BD.

En France Omaha va être saccagée par Glénat qui balancera le titre dans une collection souple de BD érotique, la bien nommée « Frou-Frou ». Adaptée avec les pieds, dans un grand format qui sabote le travail du dessinateur, cette mouture très cheap ne propose en outre aucune introduction permettant de mieux appréhender les particularités de cette oeuvre. Ce premier essai finira ses jours dans les solderies. Les éditions du Balcon tentent à leurs tours l’aventure avant de sombrer. En 2009, les éditions Tabou reprennent le personnage dans leur collection de BD pour adulte et entendent publier l’intégrale en 4 volumes de plus de 200 pages. Une excellente initiative à laquelle on reprochera un suivi laxiste puisqu’à ce jour un seul tome est paru. La publication du deuxième volume a été annoncée sur les réseaux sociaux en juillet 2014, sans date de sortie précise !

Du fait de son genre peu habituel en nos contrées, l’exploitation de personnage anthropomorphique, la série de haute tenue n’a jamais vraiment percé sous nos latitudes. Pourtant, le public français ne boude pas les déshabillés et les scènes de fesses ! Nombre de BD regorgent de représentations sexuées à peine suggestives… Quand les éditeurs ont traduit Omaha dans la langue de Molière, ils n’ont pas pris en compte l’impact de son style très particulier. Plus habitués à la fréquentation de l’anthropomorphisme dans les Disney que dans une histoire érotique, les lecteurs potentiels vont rejeter la série sur ce simple jugement de valeur[1].

De ce côté-là, les éditions Tabou soignent leur publication puisque le recueil des premiers épisodes s’ouvre sur des textes des auteurs qui permettent de situer la BD dans son contexte originel. On reprochera à cette intégrale la cruelle absence des très belles couvertures américaines dans lesquelles le dessinateur s’éclate parfois à placer son héroïne au milieu de style graphique hétéroclite.

 

 

Mais laissons là ces considérations éditoriales, car que valent donc les aventures d’Omaha ?

Venue s’échouer loin de sa campagne à Mipple City, Omaha se fait rapidement engager comme strip-teaseuse grâce à une certaine Shelley. Plus tard elle rencontre de Chuck Katt, un dessinateur et tout ce beau monde s’entend pour s’offrir du bon temps jusqu’à ce que des ligues de décence ferment les cabarets où se produisent Omaha et Shelley. Ces groupuscules sont téléguidés par un homme : le riche industriel Charlie Tabey dont tous les protagonistes citent le patronyme avec terreur.

Personnage trouble et excentrique, ce milliardaire retors, fasciné par Omaha a décidé de l'utiliser comme star d’un lupanar clandestin. Mais les adversaires du tycoon schizophrène ourdissent son assassinat. À la faveur d’un règlement de compte s’achevant dans un bain de sang et de sperme, Omaha apprend que son amoureux est le descendant fils du PDG cintré…

Cette intrigue foisonnante multiplie les points de vue. Les enjeux qui émaillent le récit sortent tout droit d'un soap-opéra, mais les auteurs réussissent à nous immerger dans leurs univers grâce à des protagonistes bien construits, une attention particulière apportée au dialogue et un découpage efficace.

Le parti-pris anthropomorphique de Reed Waller tranche avec nos traditions graphiques qui nous ont habitués à une représentation semi-réaliste des personnages et de leurs environnements. Notre approche du dessin met l’accent sur la technique au détriment de la narration. En revanche, Reed Waller ne cherche pas à nous épater. Son trait nerveux associés à l’emploi du noir et blanc participe à une stylisation qui apparaîtra à beaucoup comme à contre-courant des thèmes de la BD qui sont, en vrac le sexe, les sentiments et la politique. Riche et ambitieux programme !

Les faciès animaux, utilisés comme des conventions facilitent notre empathie vis-à-vis des personnages dans lesquels, si nous jouons le jeu des auteurs, nous pouvons mieux nous projeter[3]. En outre, Waller utilise tout au long de la série un découpage carré, presque un gaufrier, qu’ils ne brisent qu’exceptionnellement lors de scènes importantes. L’emphase est placée sur la gestuelle des personnages et leurs attitudes. Waller met son dessin au service de l’histoire. Cette méthode tranche avec les pratiques de notre BD érotique qui a tendance à abuser d'un esthétisme outré en délaissant le plus souvent le sens au profit de saynètes rocambolesques et grivoises. Malheureusement, aucune fiction ne peut faire l’impasse sur une construction dramaturgique rigoureuse.

 

 

Omaha se distingue des BD érotiques par son utilisation à contre-pied de leurs principaux thèmes. Là où nos bandes ne proposent souvent que des situations fantasmatiques à base de bourgeoises et de putains, les deux auteurs américains, scénariste et dessinateur, passent de l’autre côté du miroir.

Omaha, trop vieille pour s'inscrire en danse classique, travaille en tant que strip-teaseuse dans un cabaret malfamé[2]. Le portrait qu’ils peignent de leur protagoniste principale évacue quelques poncifs du genre, voir les tournent en ridicules, à travers des mises en abimes savoureuses.

Nos propres BD érotiques n’exploitent qu'un type de corps souvent façonné par un idéal n’existant que dans les limbes de l’esprit. Dans Omaha les auteurs se moquent doucement de ces stéréotypes. Les nombreuses filles qui peuplent le récit se distinguent les unes des autres autant par leurs représentations animalières que par des morphologies variées. Les hommes subissent un traitement graphique qui, pour une fois, ne les métamorphose pas en monstres armés de braquemarts titanesques. Les séquences érotiques n’impliquent pas que des couples interchangeables, les auteurs accordant le même traitement à tous leurs protagonistes. On aura ainsi droit aux ébats d’un personnage handicapé avec un vieil ours (littéralement) bedonnant.

Grâce au travail de la scénariste Kate Worley, Omaha va se bonifier. La série paraît un peu chaotique dans ses premiers épisodes, Reed Waller hésitant alors sur l’orientation thématique du récit. La scénariste, sans détruire les postulats de base poser par Waller, les tordra dans tous les sens. Les auteurs évitent tant que possible de juger les actes de leurs personnages. Cette volonté de poser un regard dépourvu de tout moralisme permet aux scènes de sexes de ne pas verser dans le malsain qui, malheureusement, est par trop représenté dans nos propres productions.

Ces petites touches tendent à sortir Omaha des ornières du genre pour, peut-être, l’anoblir. Partant de l'érotisme pour disserter du sexe et de ses multiples itérations dans notre société, les auteurs pervertissent le genre en y introduisant des notions plus subtiles qu'ils n’y paraissaient au premier abord. Comment vivre dans les marges d’une société de plus en plus intolérante, comment vivre un handicap et ses incidences sur la vie de tous les jours, y compris au lit…

N’allez cependant pas croire qu’Omaha est un pensum philosophique. Les auteurs ont eu l’intelligence de distiller leurs propres interrogations au fil d’un récit dont le sujet, bien plus que le sexe en lui-même, demeure les différentes manifestations de l’amour dans toute sa diversité…

Pour répondre à la question qui nous a servi de préambule à cette critique, il semble que oui ! Le genre peut dépasser sa condition fantasmatique pour puceaux décérébrés, pourvu que les auteurs aient soins de construire une intrigue à tiroirs solide qu’ils peupleront de protagonistes attachants. Alors, l’aspect érotique se dilue de lui-même dans le récit pour en devenir une simple composante, un outil de narration comme un autre…

Néanmoins, quelques défauts mineurs parsèment la série. Quelques bulles mal placées nuisent à la lecture. Des réminiscences d'astuces scénaristiques inhérentes au genre comme la surabondance de déshabillés tombant aux moments les plus incongrus ou la relative facilité avec laquelle les personnages s’envoient en l’air, tendent à nous rappeler les limites du genre. Ces quelques scories s’atténuent au cours des pages, au fur et à mesure que les auteurs s'affirment.

Signalons enfin que le premier album publié par les éditons Tabou n’est qu’un apéritif. Pour ceux qui ne craignent pas de se coltiner avec la langue de Shakespeare, une intégrale de 8 volumes est sortie en anglais (sachant que l’intégrale de Tabou ne reprend que 2 volumes…).

 

 

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Note : Contrairement à ce qui se pratique dans nos latitudes, la culture populaire anglo-saxonne utilise souvent le motif de l'anthropomorphisme dans leurs fictions. Ce mode particulier de narration s’étend de la fantasy animalière pour enfant à la pornographie la plus hardcore.

[1] - Il existe bien une ou deux exceptions comme « Blacksad » de Juan Diaz Canale et Juanjo Guarnido ou « l'Épées d’Ardennois » d'Etienne Willem, mais celles-ci possèdent un dessin tendant paradoxalement vers l’illustration léchée, ce qui n’est pas le cas d’Omaha dont le trait peut rebuter le néophyte…

[2] - C’est exactement le même pitch qui est utilisé dans le film « Flashdance » d’Adrian Lyne (1983).

[3] - À mon sens, seuls quelques rares autres récits érotiques parviennent à un résultat aussi bon et ceux-ci se trouvent dans les mangas. Encore une fois, un graphisme épuré et expressif nous éloigne d’un réalisme parfois embarrassant dans ce type de récit…