Beatrice Cenci
Titre original: Beatrice Cenci
Genre: Drame , Historique
Année: 1969
Pays d'origine: Italie
Réalisateur: Lucio Fulci
Casting:
Tomas Milian, Adrienne Larussa, Georges Wilson, Mavie, Antonio Casagrande, Ignazio Spalla, Max Steffen Zacharias, Raymond Pellegrin, Massimo Sarchielli...
Aka: Liens d'amour et de sang
 

Pas facile de résumer tout ce qu'il y aurait à dire sur Beatrice Cenci, tant le film peut se voir référé dans la réalité, au sein de la littérature, et du cinéma.
À la base, Lucio Fulci se serait inspiré de l'une des histoires de Stendhal dans ses "Chroniques Italiennes" même si en cinéaste Artaudien, on peut fortement soupçonner Fulci de s'être inspiré également du récit qu'en fit Antonin Artaud.
De même, on peut le comparer au "Château des amants maudits" de Riccardo Freda, ou encore à "La Passion Béatrice", ne serait qu'une erreur. Selon moi, l'approche d'un Freda est beaucoup plus romantique et stylistique, dotée d'un scope assez splendide ; celle de Tavernier (grand fan de Freda) ne vaut pas tripette et ne se justifie que pour son approche assez naturaliste, qui finalement le rapproche davantage de la crudité Fulcienne, bien qu'elle se réclame de Freda (j'y vois d'ailleurs là, une preuve de la modernité d'un Fulci à ce jour, tandis que j'aurais tendance à trouver le Freda légèrement compassé malgré sa beauté et autres fulgurances). Du reste Tavernier a pratiqué ce que Fulci a suggéré et "La Passion Béatrice" déplace son intrigue de la Renaissance au Moyen-âge.

Certes, il ne s'agit pas là de l'oeuvre la plus "Gore" de l'artisan Fulci, mais de l'un de ses films sans doute les plus crus, voire les plus cruels (encore qu'à regarder l'histoire originelle, la cruauté demeure intrinsèque), elle n'a rien à envier, à sa manière et selon l'époque, aux films qui feront sa renommée plus tard ; il est clair que nous assistons là, à une oeuvre charnière dans la carrière du toujours mal connu et mal compris, Fulci, qui finalement, fera tout par la suite pour dérouter un certain public, sans parler de la critique et de son bon goût, s'enfonçant de plus en plus dans un propos nihiliste sur la mort.

 

 

En 1968, la violence fulcienne n'était pas encore soulignée comme elle le sera quelques années plus tard, malgré des prémices manifeste (Le Temps du Massacre et sa scène mémorable du fouet - Fulci cite le même film également via une scène cruelle de "chasse aux chiens"). De plus, il convient de replacer Beatrice Cenci au sein d'une époque contestataire, voire révolutionnaire (si elle existât jamais), où les institutions en prenaient pour leur grade, la religion en première place ; le réalisateur, il faut bien le dire, n'y va pas pour le coup avec le dos de la cuillère...

Basée une histoire réelle, Liens d'amour et de sang conte l'histoire d'une fille appartenant à l'une des familles nobles les plus célèbres que Rome, Beatrice Cenci, laquelle est enfermée dans une cellule, tracassée, frappée et violée par son père (Georges Wilson, à la limite du cabotinage sans jamais dépasser cette même limite, compose un personnage horrible, immonde, dégénéré, ce avec une époustouflante force et présence). Celui-ci est donc un homme cruel, puissant et sans scrupules, qui dispose de liens de parenté avec le Pape Clément VIII, permettant à toutes ses infractions, violations et meurtres de rester impunis. Le tyran, sous surveillance de l'Église, se verra malgré tout banni de Rome et se retranchera dans son immense château, enchaînant orgies sur orgies ; et lorsque ses deux fils meurent, Francesco Cenci célèbre cela en festoyant, puisqu'il a maintenant moins de frais, avant de violer bestialement sa fille Béatrice qui tentait de se soustraire à lui.

 

 

A partir de là, tout s'enchaîne... l'amant de Béatrice (Tomas Milian, excellent, tout en sobriété), ainsi que sa mère et sa servante, tous témoins et victime du Tyran, se liguent afin d'assassiner le despote ; mais le décès de Cenci père fournira enfin prétexte à l'Eglise pour saisir sa fortune, spoliant le reste de la famille de ses biens ; des confessions sont imposées alors, et la dite famille en totalité arrêtée, expropriée puis condamnée à la torture, puis à la décapitation pour les plus résistants... La mort quoiqu'il en soit sera au bout du chemin. Il faut souligner que ce film n'appartient ni au giallo, mais pourrait presque s'y rattacher (l'enquête du clergé), ni au domaine pur de la terreur, même s'il s'en rapproche parfois au plus près. Il s'agit avant tout d'un drame d'époque avec une certaine couleur de terreur, comme on pouvait du reste s'y attendre, avec son exploration de l'inquisition. Il s'agit d'un grand film romantique, sombre et cruel, un chant désespéré à la gloire de l'émancipation féminine, doublé d'une charge sur l'église, puis d'une peinture de l'être humain pessimiste et sans concession.

 

 

Dès les premières images, le ton est donné, le monastère est filmé comme l'antre d'une secte satanique, et la Renaissance, son faste et ses magnificences sont laissés de côté par le réalisateur pour laisser place à une ambiance purement médiévale. Au sein de décors sordides et désolés, le morbide prend vite sa place dès lors qu'un homme est donné en pâture aux chiens devant des soldats et des villageois qui ne feront rien ; la scène s'étire, dénonce l'emprise tyrannique de Francesco Cenci, celle plus sous-jacente de l'Église qui semble tenir les rennes et laisse faire ou non selon ses besoins, ainsi que l'acceptation et la lâcheté générale, et fait vite très mal, si bien que la scène renvoie à ses œuvres plus tardives.

Une nouvelle fois, l'homme n'est pas bon à fréquenter, et Lucio Fulci nous balance son propos sans aucun calcul, livrant un film d'une âpreté totale, avec les qualités de ses défauts ; le trait est lourd, la charge colossale, le tyran Gargantuesque, le clergé représente la perfidie, le totalitarisme et la mort ; les hommes sont veules quand ils ne sont pas faibles et seule Beatrice Cenci trouve vraiment grâce aux yeux du réalisateur, personnalité entière, à contrario de son amant Olimpo Calvetti, longtemps attentiste, il ne trouvera la force d'assassiner le Tyran que par la volonté de l'héroïne à le faire elle-même. Longtemps, au sein du film, il restera en retrait, comme le spectateur, acceptant tout cela comme le signe d'une fatalité et paralysé par sa propre morale.

 

 

L'esthétique du film reste toujours au plus près de ce qu'elle montre, crue, les couloirs du monastère et ceux du château des Cenci font peur et à sa manière Fulci est un styliste de l'art brut, dépouillant à l'extrême ses décors pour mieux capter la désolation des personnages, tout en montrant du doigt, de façon accusatrice, une société dans laquelle l'Église se substitue à l'État, faisant en même temps résonner les cloches cléricales d'une époque où Fulci a du mal à se retrouver. Et si 1968 était encore le moyen-âge, il s'interroge ici ; et si Béatrice Cenci était l'icône idéale au sein des temps, de la femme spoliée de ses droits les plus légitimes à l'instar d'une époque moderne, mais pourtant à deux vitesses...

Lucio Fulci, vous l'aurez compris, livre ici un chant d'amour à la femme et milite pour son émancipation, fait, à sa manière, oeuvre féministe forte (tout en mettant en garde, Beatrice sait aussi manipuler autrui) sur fond de société patriarcale et machiste qui lui semble dépassée, rimant avec les restes d'un fascisme mal digéré, et livre son propos (mal lui en prend !), brut de décoffrage, faisant pénétrer le spectateur dans un monde de tortures en chaîne, lacérant les être humains, les meurtrissant dans leur chair et dans leur sang, les amenant lentement mais sûrement vers une mort injuste, dégueulasse, au profit d'une pensée unique et d'un intérêt unilatéral. Il faut dire combien ici, le film regorge de scènes douloureuses ; le parricide commun est montré comme une fomentation juste, légitime, nécessaire, quitte à faire don de soi. Dès lors le climat d'insécurité n'en sera que plus grand, les Cenci n'étant jusqu'alors protégés que par leur Tyran de père, lui-même protégé par ses biens, mais dès lors que celui-ci meurt, il n'y a plus rien qui sauve et le sacrifice sera immense.

 

 

Il ne faudra pas confondre une nouvelle fois la fascination pour la mort et la manière de périr, qui jalonne ces Liens d'amour et de sang, ainsi que toute l'oeuvre de Fulci à venir, avec ce qu'on nomme parfois trop rapidement "complaisance". Il s'agit d'un homme hanté et terrorisé par sa propre mort et ce sera au final "LE" thème Fulcien. De plus, de part l'accueil que reçut le film, alors que son auteur s'attendait à se voir quelque peu défendu, on ne peut que mieux comprendre l'esprit de provocation qui animera ensuite celui-ci, dans sa dissection de la mort ; celui ne cherchera finalement qu'à affirmer ce qu'il disait déjà là dans l'incompréhension quasi-générale, et n'oublions pas au passage, que Fulci avec ses études de médecine est un être avant tout rationnel qui se méfie du mysticisme et de ses dérives.

Il y a bien au sein de Beatrice Cenci quelques faiblesses comme une scène d'amour quelque peu datée entre Tomas Milian et Adrienne Larussa, un flash-back dont aurait pu se dispenser le réalisateur, mais pour le reste, avec ses acteurs formidablement dirigés, sa charge forte mais désespérée contre les institutions régressives, et sa mise en scène qui s'enfonce progressivement au sein d'une mort inéluctable, Beatrice Cenci est un film fort, puissant, racé, doublé d'un magnifique poème tout à la fois contrasté, âpre et morbide, à la gloire de son héroïne. Contrairement à Freda, il ne l'idéalise pas pour autant et en fait à la fois un bourreau - responsable non pas de la mort du père mais de celles de ses proches - et une victime, humaine comme sociétale.

 

 

Il est grand temps de voir chez Monsieur Fulci autre chose qu'un simple maître du gore, et j'invite le lecteur à découvrir cette sorte de chef-d’œuvre qui pourrait bien amener chacun à tendre vers une toute autre façon d'appréhender ce grand artisan au tempérament plus que trempé ; tempérament tellement trempé qu'il l'emmena sa vie durant au sein d'un immense et injuste malentendu et qui perdure encore à ce jour... Quoiqu'il en soit, cette œuvre là ne vous laissera pas indifférent ; et pensez au "Nom de la Rose" de Jean-Jacques Annaud, à Les Diables de Ken Russell ainsi qu'à La Chair et le sang de Paul Verhoeven, vous y trouverez quelques similitudes à mon avis peu fortuites...

 

Mallox

 

En rapport avec le film :

 

# Autres adaptations : 1908 : Version d'Albert Capellani ; 1909 : Version de Mario Caserini ; 1910 : Version de Ugo Falena ; 1913 et 1926: Versions de Baldassarre Negroni ; 1941 : Version Guido brignone ; 1956 : Version Riccardo Freda ; 1987 : Version Bertrand Tavernier.

 

- Par Gilles Vannier :

 

Les visages de Beatrice Cenci dans le miroir de l'Histoire :

 

 

L'histoire des Cenci et notamment le destin funeste de la jeune Beatrice Cenci fait partie des tragédies cruelles de l'Histoire et coïncide avec la fin de la Renaissance. Son décès, en 1599, précède "L'époque moderne". Cela ne signifie pas pour autant que les temps modernes furent synonymes de la fin des guerres, des tortures et de la cruauté humaine, mais que cette Renaissance a gardé durant toute son ère les stigmates du Moyen-âge.
La chose n'est pas illogique puisque, l'histoire de Beatrice Cenci a tout de la tragédie grecque et que, malgré les idées préconçues, le Moyen-âge, s'il ne fut pas la période la plus créative, ne s'en est pas moins porté garant de sauvegarder la culture Antique. C'est là que le liant se fait relativement entre le théâtre tragique et une réalité tout aussi tragique survenue des siècles plus tard puisque la culture des temps médiévaux était réservée à une élite composée essentiellement de clercs et était de fait, sauvegardée dans les monastères. L'histoire de Beatrice Cenci a donc tous les traits de la tragédie grecque, parricide inclus, et l'ironie des faits se situe finalement dans le rôle de passeur d'une église qui a fini par fomenter les crimes imaginés des siècles avant.
Il est de fait logique que cette véritable histoire, digne d'une pièce de Shakespeare (qui décède lui-même une quinzaine d'année après Beatrice Cenci après s'être inspiré des tragédies antiques) ait inspiré la littérature, la peinture, le théâtre, l'opéra puis, dès le début du 20ème siècle, le cinéma.

 

 

La première illustration de Beatrice Cenci est picturale. Longtemps attribuée au peintre figuratif Guido Rendi, elle est finalement le fruit d'Elisabetta Sirani, une artiste peintre italienne dans la lignée du même Guido Reni. Elle ouvre d'ailleurs une école de peinture réservée exclusivement aux femmes dès 1660 avant de connaître à son tour un destin aussi funeste que controversé cinq années plus tard : si sa mort semble due à un ulcère gastrique, un empoisonnement par sa servante fut retenu quelques mois après qu'une autopsie avait été pratiquée. Cet éventuel assassinat n'est pas sans évoquer la première tentative de meurtre sur la personne de Francesco Cenci.

 


Suit de près l'opéra tragique en trois actes de Davide Rabbeno, "Beatrice Cenci" (1863), que met en musique le compositeur Giuseppe Rota. Le sujet, avec ses détails macabres, oblige à l'époque les poètes à s'adonner à la musique. Les thèmes évoqués sont alors d'une grande importance culturelle et leurs auteurs oscillent encore entre un idéal esthétique toujours lié aux principes néoclassiques et une poétique du « laid », plus réaliste. En faire des opéras leur permet, à cette époque, de reconquérir plus facilement une histoire commune mais se heurtent aux mœurs ayant cours.


C'est comme souvent l'écriture, pour ne pas dire la littérature qui s'empare de l'affaire Cenci. Percy Bysshe Shelley, célèbre poète britannique, qui donne en premier sa version de l'histoire, alors qu'il vient de rompre de manière passablement agitée avec Mary Godwyn, plus connue sous son nom d'épouse. Inutile de préciser que si la romancière a créé son monstre, Percy Bysshe Shelley s'est fait le peintre de la monstruosité humaine. Sa plume en fait dès 1819 une tragédie en cinq actes, écrite pour le théâtre. En raison de la violence des faits qui sont décrits, des thèmes présents comme l'inceste ou le parricide, elle se produit à Paris en 1821 mais ce n'est qu'en 1922 qu'elle sera jouée en Angleterre. C'est dire comment, dès ses débuts, l'illustration de faits historiques a prêté à conséquences, remettant en cause sa jouabilité. Aussi porteur que soit le drame, aussi fréquemment qu'il fut ensuite source d'inspiration, aussi souvent il rencontra des problèmes, de rejet comme de censure. Cela comporte quelque chose de prémonitoire et explique probablement, tout du moins en partie, les raisons de l'insuccès de la transposition à l'écran qu'en fait en 1969, Lucio Fulci, dans une période qui se prête pourtant à la contestation des institutions.

 

 

Le premier film qui illustre le destin funeste de cette anti-héroïne par excellence date de 1908. Il s'agit de Béatrix Cenci et il tourné par le réalisateur français Albert Capellani, par ailleurs également scénariste et producteur. Longtemps oublié, il est pourtant l'un des grands pionniers du cinéma international avec pas moins de 174 métrages à son actif. Il se spécialise rapidement dans les adaptations de classiques de la littérature, parfois tirés de la réalité. Ainsi on lui doit les premières illustrations cinématographiques de "Dom Juan", de "Jeanne d'Arc", "Les Misérables" et bien d'autres encore.
Béatrix Cenci est produit par les Frères Pathé pour une longueur de 225 mètres, soit une durée d'une dizaine de minutes.
Le rôle-titre est campé par la danseuse d'origine franco-polonaise Stacia Napierkowska, le film lance même sa carrière comme actrice au cinéma. Stacia Napierkowska campe dès lors régulièrement des héroïnes historiques telles Lucrèce Borgia ou Salomé, toujours sous la houlette de Capellani, avant de devenir la partenaire régulière de Max Linder.
Il convient de s'en référer à l'accueil que reçoit le film à l'époque ainsi que des archives qu'on trouve encore à ce jour à son propos. SI Albert Capellani a été redécouvert au début de ce 21ème siècle puis réhabilité via une rétrospective à la cinémathèque, notamment en 2013, ce film-ci demeure à ce jour porté disparu.
Les sources les plus fiables viennent de critiques de l'époque - dont on trouve encore certaines - selon lesquelles il demeure fidèle à l'opéra de Rabbeno et Giuseppe Rota et Béatrix Cenci s'en trouve du coup emblématique des deux approches idéologiques dominantes et antithétiques de l'histoire de Béatrice Cenci : si celle-ci se veut à la fois une épopée anticléricale de premier plan, le court-métrage d'Albert Capellani échoue dans la tentative de neutralisation de ses prétentions politiques et Béatrix Cenci apparaît comme une preuve de l'impraticabilité d'un thème embarrassant : le conflit entre la société laïque et l'Église. Une thématique brûlante alors, quasi insoluble dans la conscience collective. Il faut dire que la loi de séparation des Églises et de l'État adoptée à l'initiative d'Aristide Briand fin 1905 semble encore trop récente pour être rentrée dans les mœurs. L'accueil qu'il reçoit met par ailleurs l'accent sur la beauté graphique du film : le procédé utilisé consiste à peindre la pellicule à la main.
Il reste cependant le portrait acerbe d'une famille dégénérée et celui d'une femme qui n'a que comme obsession que de se libérer du joug d'un père tyrannique.

 

 

À suivre (?) ...

 

 

Mallox

 


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