Anges Foudroyés

 



Editeur : Black Book
Collection : A dé couvert
Auteur : Philippe Tessier
Date de sortie : 18 janvier 2012
Nombre de pages: 352



Assis dans un vieux fauteuil de cuir, les mains jointes en signe de réflexion, le Berger fixait sans ciller les flammes qui dévoraient quelques bûches dans l'âtre. À ses côtés, sur une table basse, un bouillon finissait de refroidir tandis qu'au fond de la pièce, une horloge sans aiguilles égrenait, seconde après seconde, le temps de l'éternité. Tic… Tac… Tic… Tac… Il refoula une soudaine nausée. Éternité… un mot empreint d'une terrible signification, un mot gravé au fer rouge dans son esprit, torture ô combien raffinée ! Et ce tic-tac qui résumait sa pitoyable histoire : des secondes qui passent dans un pays où le temps n'existe pas, où tout est figé à jamais… Une horloge sans heures accompagnait sa vie sans fin, le narguait à chaque instant.
Le seigneur de Vallefroy, suprême tortionnaire, lui avait laissé une certaine notion du temps dans une existence où il n'avait pas sa place. Les flammes dansaient dans ses yeux humides. Il prit son bol encore fumant et but une gorgée. Se nourrir n'était pas une nécessité pour lui mais l'un de ses rares plaisirs – pour ne pas dire le seul – : il réchauffait son corps pour apaiser son âme. Mais ce n'était pas un plaisir sans contrepartie : il lui rappelait toutes les saveurs de la vie auxquelles il ne pourrait plus jamais goûter. Il lui rappelait un autre temps, un autre lieu, une autre vie… et ses erreurs.
Puis il pensa aux "autres", à ceux qui, comme lui, étaient éternellement rivés à Villecroix : Enoch, le Gardien du savoir, celui dont la soif d'apprendre est sans limites, mais qui oublie toujours ce qu'il vient de comprendre ; l'énigmatique Tisseuse, qui scelle le destin des humains sans pouvoir entrevoir le sien ; l'Errant qui, sans relâche, tente de rejoindre le fantôme de son épouse sur la lande morte… Tous condamnés à une souffrance sans fin, tous cloués à la croix de leur péché. Villecroix… Oui, la ville des croix, leur prison, leur enfer, un enfer subtil encore accentué par la présence d'habitants apparemment vivants et mortels, qui vieillissent, meurent et ne connaissent rien d'autre qu'une vallée désolée, un ciel éternellement noir. Aucun damné ne savait d'où ces gens venaient ni la raison de leur présence. Ils étaient là, tout simplement. Le Berger ferma un instant les yeux pour mieux savourer ce qu'il buvait… puis il les rouvrit et murmura :
"Même les étoiles meurent ! Pourquoi pas moi ?"
Il reposa le bol vide, se leva pesamment et enfila sa grosse houppelande. Comme pour prendre une dernière provision de chaleur, il jeta un coup d'œil aux flammes encore vives et sortit. Dehors, une légère brume enveloppait les maisons, assourdissait les bruits. Il percevait d'une manière étouffée le bavardage d'un groupe d'enfants qui jouaient près d'un ruisseau voisin. Il croisa un vieux bûcheron qui traînait une lourde charrette pleine de bois. Il le salua et poursuivit son chemin jusqu'à la sortie du hameau où il s'assit sur un tronc d'arbre pour contempler un moment les maigres cultures entretenues par la petite communauté. C'était étrange, dans un endroit aussi désolé, de voir quelques hectares « vivants », avec de l'herbe, des arbres, un ruisseau et même du gibier ! Un chasseur rentrait justement. Dans sa main droite, il tenait quelques collets qui serraient la gorge de lapins imprudents. Jarrol était devenu adulte sans que le Berger ne s'en aperçoive. Petit garçon bouclé, il jouait encore dans le ruisseau la dernière fois qu'il l'avait rencontré ; voilà que c'était un homme maintenant. Vieillir, mourir, quel rêve ! Le visage du jeune chasseur lui rappela vaguement quelqu'un… un chevalier du Christ… qu'il avait connu dans le passé ? Il y avait peut-être « une vie » de cela – une vie de mortel, bien sûr – peut-être plus, peut-être moins. Les mêmes traits fins, les mêmes cheveux blonds, la même barbe bien taillée…
"As-tu fait bonne chasse ?"
Jarrol montra ses collets :
"Quelques lapins et un sac plein de baies."
Il s'assit près du Berger en posant sa besace à terre.
"En veux-tu quelques-unes, Sans-Nom ?"
Au village, personne ne l'appelait autrement. Il prit une poignée de fruits.
"Dis-moi, Jarrol, que sais-tu de cet endroit, de ce village, de cette vallée ?
— Pas grand-chose en vérité ! Juste ce que mes parents m'en ont appris : le nom du village, les remparts interdits de Vallefroy et le fait qu'il n'y a rien d'autre ailleurs. J'ai tenté, une fois, de quitter la vallée, mais mes pas me ramenaient toujours à Villecroix. Un jour, mon père m'a raconté que nous étions là pour expier nos fautes et qu'ensuite nos âmes seraient libérées, tandis que toi et les autres serviteurs de Vallefroy deviez rester ici pour l'éternité. Mais je n'ai pas bien compris ce qu'il voulait dire.
— Tu comprendras le jour de ta mort, quand tu seras délivré !
— Délivré ? Mais délivré de quoi ?
— De cette prison, Jarrol, de Vallefroy et de ces monts, de Villecroix et de ses fantômes, de cette obscurité et de cette tristesse. Tu te souviendras, alors, de l'autre monde, celui des vivants, du soleil ardent et du vent parfumé, le monde des saisons, des changements et de la lumière !"
Jarrol écoutait avec avidité les paroles du Berger mais, incrédule, semblait ne rien comprendre. Celui-ci sourit :
"Oublie ce que j'ai dit. Rentre chez toi. Tu verras bien le moment venu."
Sans-Nom demeura seul, enfouit son visage dans ses mains et fut submergé d'images lumineuses et colorées. Il revit le ciel plein d'étoiles, les mers d'émeraude, les montagnes verdoyantes… Soudain, de profonds sanglots le secouèrent tout entier. Il tomba à genoux en maudissant le Maître de Vallefroy de lui avoir laissé la mémoire "d'avant"…

 

 

A propos de ce livre :



- Site de l'éditeur :  http://www.black-book-editions.fr/

 

 

(Copyright Black Book / Philippe Tessier, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)