Baroque'n'Roll

 

 

 

 

Editeur : Midgard

Auteur : Anthelme Hauchecorne

Date de sortie : Avril 2012

Nombre de pages: 388

 

 

Nuage rouge

 

 

 

Babaal s'est téléporté directement en Enfer. C'est pratique la téléportation, surtout quand on exerce un travail où on ne peut prétendre à des indemnités kilométriques. Le petit diable a franchi les neufs cercles infernaux, il a serré la main du père Charon sur sa barque, balancé un susucre à Cerbère et filé directement jusqu'au siège de l'administration démoniaque. Babaal arrive au pied d'une immense cathédrale gothique, avec des flèches de granit noir qui se tendent vers l'espace comme si elles s'apprêtaient à déchirer le ciel. Des gargouilles grimaçantes vomissent des flots de sang, hémoglobine qui est ensuite recueillie dans d'immenses chaudrons chauffés par des Djinns, les démons du feu. Dans la liqueur humaine portée à ébullition, des morceaux de tripaille clapotent histoire de donner du goût. On a planté des piques, des lances et des épieux un peu partout sur la cathédrale maléfique, sur chacun d'eux, on a empalé un ou plusieurs damnés, en fonction de l'âge et de la corpulence des sujets. Le record c'est sept. Il s'agit d'une portée de septuplés rwandais morts en couche. Les bébés se sont étranglés avec leurs cordons ombilicaux. En bon conservateur, Saint Pierre a classé toute l'affaire sous le chef d'inculpation Suicide collectif par pendaison.

Un escalator, qui ressemblerait au fruit d'une relation adultère entre un tapis de chaîne de montage et un broyeur à ordure, emmène Babaal jusqu'au grand hall d'entrée. L'avantage d'être un diablotin de taille modeste, c'est qu'on parvient aisément à se glisser jusqu'au tout petit comptoir caché au fin fond du hall. Vous vous demandez sans doute pourquoi on a délibérément rendu ce comptoir si difficile d'accès ? Hé bien c'est parce qu'il s'agit d'un bureau que l'on ne souhaite pas voir trop fréquenté. Au dessus de l'office poussiéreux, une pancarte suspendue par de vieilles chaînes rouillées porte la mention suivante : Bureau des réclamations. Comme par un fait exprès - soyez bien sûr qu'on l'a fait exprès - on a installé à ce poste un autre petit diablotin, verdâtre celui-ci, et limite autiste. Le nabot couleur de vase ne semble s'intéresser qu'à ce qui se passe sur l'écran de son ordinateur. Au-dessus de ce gnome qui ressemble à une moisissure géante criblée de trous, une sorte de gros nuage jaunâtre et menaçant flotte dans les airs. Babaal essaie d'attirer son attention.

"Ohé ! Ého ! Ce serait pour une réclamation !" Rien n'y fait, le diable vert est tout entier occupé à faire péter le high score sur Tetris. Babaal trépigne du pied, sautille sur place puis, à bout de patience, bondit sur le comptoir et saisit le fonctionnaire par le colbac. Avec le reste de tact et d'amabilité que lui ont laissé deux mille années de brimades, Babaal explique le motif de sa venue.

"Non mais tu vas écouter OUI, tu vas écouter HEIN, fiente de nonne ! Je veux porter plainte contre LE PATRON, tu m'entends : JE PORTE PLAINTE !"

Kazaal le regarde comme vous regarderiez votre meilleur ami qui vous proposerait d'investir dans son projet de club échangiste pour escargots. Un grand silence se crashe dans le hall, avec à peine moins d'impact que le météore qui a fait disparaître les originaux des figurants de Jurassic Park.

On entend les damnés gémir au dehors, c'est pour dire.

 

 

Confortablement installé dans un fauteuil de cuir dont vous ne souhaitez pas connaître la provenance, Maître Adramelech s'est fait répéter toute l'histoire deux fois déjà. On a beau être Grand chancelier des Enfers et président du Haut Conseil des Diables depuis au moins Mathusalem, il est des affaires qu'on ne rencontre qu'une fois, même au cours d'une si longue carrière. Là en l'occurrence, le vieil ange déchu frôle l'orgasme juridique en tant qu'avocat attaché au prud'diables.

"Oui oui oui oui, donc vous dites que vous souhaitez assigner notre grand Seigneur et bien aimé Monarche Belzébuth à comparaître pour, je vous cite, non versement de salaire, horaires abusives, non respect des conventions collectives, mauvais traitements, etc, etc, etc. Sommes nous bien d'accord ?"

Babaal a les yeux rivés sur l'impressionnante collection de diplômes qui ornent le mur derrière le démon, notamment un certificat qui atteste qu'Adramalech est l'intendant particulier de son altesse le Duc Bélial, juste à droite de la Grande Croix du Mérite de l'Ordre de la Mouche, fondé par Belzébuth en personne. Soudain Babaal sent qu'on attend de lui une réponse.

"Hm ? Oh oui, oui c'est bien ça." s'empresse t'il de bredouiller. Le démon juriste ne lui inspire pas confiance.

"Oui oui oui oui, et juste comme ça, à supposer que j'accepte d'appuyer votre requête délirante, vous comptez me payer comment, puisque vous-même ne l'avez jamais été ?"

La question prend le diablotin au dépourvu. Mobilisant les trésors de ruse dont il a hérité au cours de ses deux mille ans de travail sur le terrain, Babaal se fend bientôt d'un sourire pointu.

"Je ne sais pas, dix pour cent de deux mille ans de salaire à raison de cent soixante et une heures par semaine, pas de vacances, le tout avec intérêts cumulatifs sur les arriérés à percevoir, ça va chercher dans les combien ?" demande la petite silhouette rouge avec une pointe d'innocence qui évoque toute la candeur d'un crocodile qui voudrait aider un nageur ivre à dessouler.

Au moment de quitter le bureau de Maître Adramalech, Babaal et le démon avocat (lapalissade) échangent une poignée de main virile, chacun arborant un sourire acéré à vous rayer le parquet, les plinthes et le lino du voisin du dessous.

Les deux compères sont tombés d'accord.

 

 

 

Madone Nécrose

 


 

 

Six mois auparavant, ce clapier avait été le théâtre d'un règlement de comptes. Des dealers à la petite semaine y avaient acculé une bande rivale. Les deux parties se trouvèrent assez tôt à court d'arguments, confiant à leurs avocats la résolution à l'amiable de leur différend. Maîtres Mauser et Beretta, tirés de leur holster, donnèrent de la voix, pour une causette entre calibres. Dans l'enthousiasme des débats, certaines arguties à haute teneur en plomb manquèrent leur but, au profit de l'auditoire. Une bavette bien saignante qui laissa sur le carreau une douzaine de consommateurs.

Ça en laisserait plus pour les autres.

Si les choses en étaient restées là, cet innocent accrochage eut été un non-évènement. Paris ne comptait plus ses morts, depuis le séisme des émeutes de 2013, et leurs répliques senties jusqu'en Province. Des répressions sanglantes leur avaient répondu, affublées chacune d'un petit nom : "la Gourgandine du Champs de Mars", "la Boulotteuse de Smicards", "la Grosse Vermeille" et "la Mère Misère les Fins de mois", dont le millier de morts constituait le mètre chétif.

Les "jeunes", sans argent, sans emploi, sans avenir (et sans intérêt pour la classe politique, dont l'électorat flirte davantage avec le caveau que le berceau), payèrent le plus lourd tribut. Au moins la tradition fut-elle respectée : "Vivre vite, mourir jeune, faire un beau cadavre." Auquel aurait-on pu ajouter, accessoirement : "Bien fermer sa gueule, et mâcher les pissenlits par la racine."

Le ciment de toute démocratie s'accommodant, pour bien durcir, de quelques galons de sang.

L'affaire de la Danse Macabre vint bousculer cet ordre immuable. Auparavant, la mort passéiste consistait (pour les infortunés frappés de cette incurable maladie) en la cessation de toute participation aux droits civils. Les défunts ayant le savoir-mourir élémentaire de se tenir cois, droits (rigor mortis oblige), de ne susciter aucun trouble et au surplus de fournir la société en compost de bonne tenue, élégant avec ses souliers vernis.

Quid cependant du mort moderne ? De celui qui renâcle à dormir du sommeil éternel ? De l'insomniaque qui se relève pour grignoter ?

Voilà en substance le problème de droit auquel furent confrontés les assassins de la Danse Macabre, lorsque des clients-dommages collatéraux, pourtant refroidis dans les règles de l'art, se relevèrent, mus par une terrible fringale. Même pour la clientèle d'un bousin de magnitude neuf sur l'échelle du sordide, il est des spectacles qui marquent.

Comme celui d'une junkie anorexique, le crâne décalotté par une balle, becquetant de la chair humaine comme du steak tartare. Ou celui d'un bobo macrobiotique, dont le festin cannibale fuyait en boudins de chair à saucisse par le trou qu'un fusil à pompe avait foré dans sa bedaine.

La panique s'empara des esprits, jusqu'aux plus imbibés. Les habitués, qui s'étaient jetés à couvert au premier coup de feu, se ruèrent vers la sortie. Ils s'agglutinèrent devant l'unique issue de secours, plutôt conservatrice en matière de règles de sécurité, au point d'en être restée à celles en vigueur sous Vichy. Les fuyards durent lutter contre ses gonds rouillés, usant des plus faibles comme de béliers. La porte finit par céder, vaincue par un client à la tête dure. Un demeuré hydrocéphale, un peu aidé tout de même par les sept malheureux qui lui avaient préparé le terrain. Leurs cervelles, piquées d'esquilles de crâne, dégoulinaient avec de petits bruits de succion, évoquant l'agonie de méduses attendries à la batte de base-ball.

"Preuve que l'on gagne toujours à se servir de sa tête.

Et de celle des autres."

Ce serait la morale qu'en tireraient les survivants.

Les tabloïdes leur offriraient leur quart d'heure de gloire. Ainsi fut relaté le premier cas officiel de réanimation spontanée. Un mois durant, la presse, les sites, les émissions télé, les coiffeurs et les concierges ne parlèrent plus que "du sombre miracle de la Danse Macabre". Chacun y alla de sa théorie. Sur Canal-, on évoqua une arme biologique ; sur le blog de tuttifrutti59 une hallucination collective ; d'après Bernard, esthète capillaire dans le huitième, les ravages d'une drogue importée de Somalie. Un documentaire sensationnaliste monté par W6, pompeusement titré : "Les dessous de la Danse Macabre", tenta d'établir le lien bancal entre le patron du rad (un certain Roger la Saumure, figure légendaire des nuits lutéciennes) et un supposé culte ayant maîtrisé les plus hautes arcanes du vaudou, à partir d'os de poulets et de rhum arrangé.

Les rumeurs enflèrent encore lorsque d'autres cas de réanimations spontanées furent bientôt signalés, partout dans l'Hexagone. Nazillons profanateurs dévorés par les occupants d'un cimetière juif en Alsace, hameau meusien assiégé le temps d'une sanglante Toussaint, diocèse de Carcassonne et Narbonne démantibulé par une horde de squelettes cathares… Cas authentiques, attestés par le Ministère du Travail et de la Santé.

Des canulars furent décriés, tels le caniche zombi de Neuilly, ou les mouettes possédées de Dunkerque.

Le tableau était moins noir qu'escompté. Tout au plus était-il un peu violet, là où les escarres commençaient à se former. L'attrait touristique de la France, déjà fameux, fut décuplé. Imaginez : Antonin Artaud déclamant ses vers (à viande, certes, sans doute faudrait-il lui nouer un bavoir), Jim Morrison en guide touristique du Père Lachaise… Une virée en side-car avec Coluche, une dégustation de grands crus bordelais (coupés de liquide d'embaumement, hélas) avec Desproges lui-même !

À côté des morts-qui-marchent, la Tour Eiffel passait pour un piètre Meccano, le Louvre pour un vide-grenier et la Joconde pour le gribouillis d'un indigent vénitien.

"Walking deads" pour les touristes américains.

"Jiang Shi" pour les chinois.

"Nzùmbe" pour les érudits africains.

Ou encore, en bon français : "Source de devises étrangères."

Un merchandising d'outre-tombe souffla sur les étals de souvenirs, de toute la force de ses poumons nécrosés : T-shirts ensanglantés, mugs-crânes, vrais faux linceuls, baume zombi pour rendre quelque raideur aux amants fatigués…

La France, handicapée par son sous-sol pauvre en ressources fossiles, se trouvait subitement assise sur une manne inépuisable. Face à l'or noir des émirats arabes, elle disposait désormais de son or bistre, et écologique (dénué de fonctions respiratoires ou digestives, le zombi sans émission zéro carbone respecte l'environnement et la tranquillité des voisins… À condition de ne pas y mettre la main).

Toute richesse créant fatalement des envieux, des étrangers mal intentionnés tentèrent de voler des non-morts avec pour résultat (la faute à une morsure, à un malheureux membre décollé - ce que c'est fragile un étranger aussi), de grossir leurs rangs.

Un décret présidentiel réintroduisit la peine de mort en droit français, peine exclusivement réservée à qui s'essaierait à l'enlèvement de "ressortissants français réanimés", à tout prélèvement, à toute analyse médicale non autorisée, à tout acte de violence, à tout examen, à tout regard excédant la durée légale réglementaire qui serait fixée par un décret ultérieur…

En somme, le zombi devint une espèce protégée.

Au contraire des soixante-cinq millions d'électeurs, qui n'eurent plus qu'à bien barricader leur porte, et se donner l'air aussi peu comestible que possible.

 

 

 

Fée d'Hiver

 

 

 

 

Le petit garçon et son étrange compagne crapahutaient dans un dédale de rues sombres. L'hiver leur soufflait au visage son haleine gelée depuis trop longtemps. La neige sale s'étalait traitreusement sur les trottoirs, en amas de boue brune. Fée ouvrait la marche, un Alexandr grincheux sur ses talons. "J'sais pas comment vous avez fait, M'dame, mais vous m'avez chipé trois lettres de mon nom. V'devez m'les rendre.

— Pas question. Cela fait partie du jeu.

— Mais lequel ?!

— Le plus vieux de tous. Celui du Seigneur sous la montagne, celui du Roi des aulnes. Celui qui divertit faunes et gnomes, au cœur des forêts, les nuits de Samain. Le jeu de mots. Laisse-moi t'en exposer les règles, elles sont fort simples." déclama-t-elle, en sautillant. "Vois-tu cette fenêtre ouverte ?"

Il acquiesça. Elle chuchota alors d'une curieuse voix de gorge : "Entrevue fée verte." Alors, la poignée blanche de la fenêtre se détacha. En heurtant le trottoir, elle se fendilla, à la manière d'une chrysalide d'acier. Écartant les bords de son cocon, une petite fée s'ébroua, fort mécontente d'être tirée de son hibernation. Elle les fusilla tous deux du regard, avant de s'envoler en gracieuses arabesques de paillettes absinthe, au parfum anisé.

Alexandr cilla. Comment Fée avait-elle réalisé cela ? En prenant les lettres de "fenêtre ouverte", comprit-il, pour les recombiner en "Entrevue fée verte." Quoiqu'il ignorât ce qu'était un anagramme, il en saisit le principe. "Fastoche, crâna-t-il.

— Alors jouons. À celui de nous deux qui réussira le plus beau tour. Si tu gagnes, tu pourras rentrer chez toi, et reprendre les lettres de ton nom.

— Tu m'offres ce qui m'appartient déjà.

— Plus rien ne t'appartient. Regarde tes mains."

Elles le démangeaient, en effet. Il ôta ses moufles de laine, inquiet. À la lueur d'un réverbère bossu, il ne leur trouva rien d'anormal. Se moquait-elle ? Au moment de les retourner, il sursauta. Ses paumes étaient couvertes de lettres. Des "F" et des "E" couraient sous sa peau, dans la panique d'une fourmilière incendiée. Il gratta pour les chasser, en vain.

"Je veux rentrer chez moi, gémit-il.

— Tu n'en as plus. Ni famille. Ni nom. Tu y as renoncé, au moment de fuguer. Joue avec moi, et peut-être ces trésors te seront rendus."

L'enfant était trop frigorifié pour ergoter. Ses vieilles bottes Eram prenaient l'eau. Il observa alentour, pivotant tel un derviche miniature, en quête d'inspiration. Quel mot allait-il utiliser comme ingrédient pour son tour ? Neige ? Porte ? Il crut judicieux, pour commencer, de se limiter à peu de lettres. Difficile, toutefois. Les mots brefs se prêtaient mal au jeu de Fée. Il désespérait, lorsqu'un relent putride lui agressa les narines. Des poubelles renversées étalaient leurs entrailles dégoûtantes. L'idée jaillit : "Loup-bêles !" s'exclama-t-il.

Son incantation resta sans effet. Il en fut vexé. Comme Fée le rejoignait, sûrement pour l'asticoter, il se hâta de réessayer. Il gonfla ses poumons à bloc, inspira jusqu'à ce que son ventre s'arrondisse. Un coup d'épingle bien placé pourrait le faire exploser.

"Loup-bêles !!! hurla-t-il.

— Arrête !" le coupa Fée, plaquant sur sa bouche une main gantée de velours.

Il se débattit, lui décocha des coups de pied. Elle lui tira les cheveux en représailles.

Ils étaient là, à se chamailler, lorsqu'un grondement leur glaça l'échine. Ils se retournèrent pour considérer les poubelles, avec appréhension. Le couvercle de l'une d'elle s'ouvrit, découvrant une dentition de prédateur, tout en crocs luisants. "Mêêê… Klang !" bêla la chose-qui-avait-été-une-poubelle, aussitôt imitée par sa meute.

"Mêêê… Klang ! Mêêê… Klang ! Mêêê… Klang !"

"Joli coup mon garçon, murmura Fée en coin. Ne bouge pas. Ne leur tourne pas le dos. Baisse les yeux. Ne respire plus. Fais un pas en arrière. Voilà, continue…

— Et après ?" chuchota-t-il.

Pas de réponse. "Fée ?" Rien. Désobéissant, il regarda en arrière. Pour constater que sa vaillante bienfaitrice avait pris la poudre d'escampette. Elle détalait, déjà loin, comme si elle était tombée nez à faux avec la Mort.

Une mort de fer blanc, garnie de dents, à l'haleine de conserve périmée.

"Attends-moi !!!" lança-t-il en lui courant après.

 

 

 

Fleurs de cimetière

 

 

 

 

Je dédie ces lignes à la mémoire de mes parents. Vous me manquez. Vous ne méritiez pas votre sort. Pas un jour ne passe sans que je maudisse la Mort et son manque de discernement lorsqu'il s'agit d'éclaircir les rangs de l'humanité.

Qu'on se le dise, il y a des coups de faux qui se perdent.

Je ne crains pas de l'écrire : Madame la Faucheuse, vous faites mal votre travail. Je vous le dirai bien en face, le jour où votre incompétence vous poussera à commettre votre ultime bévue : vous en prendre à moi. Car, à moins que vous ne soyez encore plus lâche qu'on le prétend – à surgir quand on vous attend le moins – vous êtes réputée travailler seule. Un conseil tout de même, entre gens du métier : prévoyez des renforts avant de me rendre visite. Dans notre filière, celle de l'assassinat, on rencontre parfois des clients pleins de surprises.

Je suis plein de surprises.

Au risque de me répéter, le travail mal fait m'exaspère. Aussi ai-je décidé de vous remplacer. Je soufflerai moi-même la flamme de ceux qui ont trop vécu, mais pas comme vous, en frappant au petit bonheur la chance. Non Madame. Moi, j'apporterai une mort méthodique, ordonnée.

Qui d'autre le pourrait ? N'ai-je pas réussi là où vous avez échoué ? N'ai-je pas retrouvé, moi et moi seul, ceux qui vous ont échappé, ici, à Mont-en-Baroeulf ?

Mes victimes auront beau supplier de leur voix chevrotante, tenter de se défendre... Aucune ne m'échappera. Pas à présent que je sais quelle hideuse vérité cachent leurs sourires édentés, quel plan retors masquent leurs faciès ridés…

 

"Quentin !" appelle une voix chevrotante. "Descends manger !"

La plume cesse de gratter le papier. Le jeune homme, assis à son bureau, referme maladroitement son carnet de notes. Il se lève. Il observe le crucifix accroché au mur, face à lui. Une lueur dans les yeux du Christ l'interpelle. De la réprobation ? Pour ce qu'il projette de faire ? Quentin résout le problème en collant un Post-it jaune fluo sur l'effigie du Sauveur, dont le regard inquisiteur disparaît derrière les mots : Jésus vous aime, inscrits dans un cœur d'encre baveuse. Il marche ensuite jusqu'à la porte de sa chambre, l'air grave. Il tourne la poignée, fait quelques pas dans le couloir puis se penche par-dessus la rampe d'escalier.

"J'arrive Grand-mère !" répond-il d'une voix mielleuse.

 

 

A propos de ce livre :

 

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(Copyright Midgard / Anthelme Hauchecorne, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)