Jean-Philippe Jaworski
Écrit par Stegg   

 

Auteur des remarqués et récompensés "Janu Vera" et "Gagner La Guerre", Jean-Phillipe Jaworski est de retour avec le premier tome d'une trilogie de fantasy : "Rois du Monde"

 

 

Bonjour ! Tout d'abord, merci d'accepter de répondre à quelques questions pour Psychovision.

Je commence par une question classique. Pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

 

Je suis rôliste et professeur de lettres. Le reste, je crains, n'a guère d'intérêt.

 

 

Qu'est-ce qui vous a donné envie d'écrire de la fantasy ?

 

À la lecture du "Seigneur des Anneaux", j''ai eu la chance d'expérimenter ce que Tolkien appelle "l'Enchantement", c'est-à-dire la "sous-création" qui "produit un Monde Secondaire dans lequel peuvent pénétrer tant l'auteur que le spectateur, pour la satisfaction de leurs sens durant qu'ils se trouvent à l'intérieur". Par ailleurs, je vois la fantasy comme un espace transitionnel à la croisée de l'histoire, du mythe et de l'inconscient collectif. En ce sens, si ce qu'elle décrit n'est pas une peinture au premier degré de l'histoire ou de la société, elle peut néanmoins exprimer une vérité anthropologique. C'est un des axes que je m'efforce d'explorer dans le genre. Enfin, c'est avant tout un extraordinaire terrain de jeu.

 

 

Qu'est-ce que l'écriture jeux de rôle vous a apporté dans votre travail d'écrivain ?

 

La composition des personnages ; l'importance du point de vue subjectif pour favoriser l'immersion du lecteur ; l'éparpillement des indices signifiants au fil de la narration. Bien sûr, en ce qui concerne les récits du Vieux Royaume, l'essentiel de l'univers vient du jeu.

 

 

Comment vous est venu l'univers de Même pas Mort ? Qu'est ce qui vous a donné envie de vous pencher sur cette période ?

 

Mon premier contact avec l'univers celtique fut une promenade d'enfance : dans une forêt, un ami m'avait guidé vers ce que les gens du voisinage appelaient un "camp romain" et qui était en fait un oppidum celtique du Ve siècle av. JC. Les fossés et les talus des deux enceintes restaient non seulement visibles, mais impressionnants. J'en ai conservé longtemps un souvenir marquant. Plus tard, étudiant, j'ai eu l'occasion d'y revenir pour participer brièvement à une campagne de fouilles. En outre, à partir de la fin du XXe siècle, des ouvrages sérieux ont commencé à sortir sur l'archéologie gauloise. Parallèlement, en étudiant l'épigraphie antique, les linguistes ont bien progressé dans la connaissance du gaulois. Nombre de clichés plus ou moins IIIe République sur la Gaule pré-romaine ont été battus en brèche. Vers l'an 2000, j'ai réalisé que se dévoilait peu à peu un formidable matériau romanesque, à peu près inexploité, à la différence du matériau celtique de la basse antiquité et du haut moyen-âge.

 

 

Comment se documente-t-on sur les peuples gaulois ? Est-ce que le fait qu'on en sache peu sur eux est plus une aide ou une difficulté ?

 

Le fait qu'on en sache peu est à la fois une opportunité, puisque c'est une terra incognita romanesque, et une terrible difficulté. La documentation est abondante (j'ai la moitié d'une bibliothèque remplie par des ouvrages sur le domaine) mais elle est lacunaire et difficile. Lacunaire : le monde celtique de l'Antiquité est protohistorique, c'est-à-dire que les sources écrites qui nous renseignent à son sujet sont indirectes (latines, grecques ou médiévales) et peu fiables (déformées par la distance culturelle ou par le temps). Quant aux ouvrages ultérieurs, beaucoup sont périmés, voire carrément biaisés par des partis pris politiques ou celtomanes. Il s'agit de trier inlassablement le bon grain de l'ivraie. La recherche sérieuse est elle-même divisée en écoles. Chercher à reconstituer une peinture approximative du quotidien des Celtes de l'antiquité revient à vouloir faire un puzzle avec une bonne moitié de pièces manquantes et quantité de pièces rapportés d'autres puzzles… Concrètement, cela demande d'effectuer des recherches critiques dans des ouvrages historiques, archéologiques, linguistiques, d'histoire des religions, sans oublier les aperçus plus tardifs sur la société et les mythes que nous donnent la littérature insulaire (galloise et irlandaise) et la matière de Bretagne, puis essayer de spéculer ce qu'a pu être le monde celtique des premiers âges du fer.

 

 

Le quatrième de couverture parle de fantasy celtique, mais ne devrait-on pas parler de fantasy gauloise plus précisément ?

 

Oui et non. Parler de fantasy gauloise serait plus clair pour le public, mais je n'aime pas ce terme parce qu'il est culturellement impropre. La Gaule n'est pas une création celtique : c'est une invention de Jules César, conçue pour donner une unité à ses conquêtes. Dans ses "Commentaires", il est le premier à rapporter qu'il existe au moins trois pays distincts dans le territoire qu'il a soumis : la Celtique, la Belgique et l'Aquitaine. Dans cette dernière région, la langue locale n'est même pas celtique, plus probablement ligure ou basque ; grâce à Strabon, nous connaissons même le nom que se donnaient les Aquitains originels : les Ambrones. Le mot "galli", qui a donné notre "gaulois", est un sobriquet dépréciatif latin : il s'est imposé à partir de l'intégration de la Gaule à l'empire romain, mais appeler un Celte pré-romain un "gaulois", c'est aussi péjoratif que traiter un Allemand de "boche" ou un Français de "calmüser". Pour cette raison, je préfère les termes "Celte" et "celtique". Grâce aux auteurs grecs, nous savons qu'il s'agissait du nom que se donnaient les Celtes eux-mêmes : en grec, "Keltoï" (en Europe de l'ouest) ou "Galatoï" (dans la vallée du Danube et dans le royaume galate conquis au cœur de la Turquie actuelle). Mais il s'agit du même mot, à l'origine. C'est la raison pour laquelle, de l'aveu même de César, le centre de la France actuelle s'appelait le "Celticum" et ses habitants les "Celtæ" ; c'est aussi la raison pour laquelle le père de Vercingétorix avait pour nom "Celtillus". Au premier siècle avant notre ère, s'appeler Celtillus en Celticum, c'était comme s'appeler François en France. Du coup, par fidélité pour mes personnages et leur univers, mes romans sont bien de la fantasy celtique, non de la fantasy gauloise.

 

 

Ces peuples avaient surtout une culture orale, avez-vous essayé de rendre cela à l'écrit ? Avec le tutoiement du lecteur au début par exemple ?

 

Le tutoiement s'imposait. Le vouvoiement n'apparaît qu'au Bas Empire, à la fin du IIIe siècle de notre ère, soit neuf siècles après l'action du roman ; et encore ne s'agit-il que d'un pluriel de majesté adressé à la personne impériale. Pour le reste, la situation d'énonciation est bien orale : le narrateur raconte sa vie à un auditeur. Bellovèse étant illettré, comme 999 Celtes sur 1000, je n'avais pas d'autre option. Si je lui ai choisi un interlocuteur ionien (c'est-à-dire grec), c'est pour donner un peu de vraisemblance au livre que tient le lecteur. On peut imaginer que l'auditeur a retranscrit la confidence du roi celte. J'ai aussi placé ici ou là quelques apostrophes à cet interlocuteur. Mais il s'agit, naturellement, d'un artifice.

 

 

L'une des choses qui surprennent dans Même pas mort est sa construction à rebours, qui nous fait remonter l'enfance de Bellovèse, d'où vous est venu cette construction ?

 

"Même pas mort" est un roman archétypal de fantasy car on y suit l'initiation d'un jeune héros.  Mais j'avais envie de bouleverser la narration traditionnelle du roman de formation, qui est souvent chronologique. D'autre part, l'initiation de Bellovèse est magique et religieuse. La dynamique rétrospective du récit est en fait purement mythique : l'histoire des religions nous enseigne que le rite est souvent récitation du mythe, retour au temps zéro, c'est-à-dire retour au temps du mythe. C'est la dynamique du récit. Cela contribue à créer, je l'espère, une temporalité achronique, qui bouleverse en partie les associations de cause à effet ; elle correspond à une perception du temps qui n'est plus linéaire (comme notre temps historique) mais circulaire (comme le temps sacré et saisonnier qui rythme les sociétés traditionnelles).

 

 

Un autre point surprenant est la façon dont la magie arrive, plus proche d'un roman fantastique que de la fantasy, mais également plus présente dans l'enfance du héros, est-ce une manière de lier la magie à une certaine naïveté de l'enfance ?

 

Oui, j'emploie des procédés fantastiques pour diverses raisons. D'abord, pour créer un certain flottement chez le lecteur, qui peut opter plus librement pour une perception historique ou pour une perception purement surréelle de l'univers. Ensuite, le registre fantastique crée un "souffle", une "inquiétante étrangeté" qui m'intéresse tout particulièrement parce qu'il s'agit d'une anxiété séduisante. Je pense que c'est un sentiment très proche de ce que les païens ressentaient dans leur rapport aux dieux. L'"horror" latine peut être un frisson de fièvre, de joie, de peur, voire de "sainte terreur" quand on est confronté au sacré. C'est cette ambiguïté que j'ai voulu développer. Quant au rapport entre magie et enfance, il est contingent dans le roman : il est dû à la narration rétrospective. Plus on remonte vers le temps mythique, plus Bellovèse est jeune. Mais cela n'associe pas autrement les deux thématiques. Dans les romans à venir, où Bellovèse est adulte, la magie est toujours présente.

 

 

Même pas mort m'a semblé parfois avoir un côté Shakespearien comme les trois sorcières pouvant renvoyer à MacBeth ou la relation entre Bellovèse et son oncle, est-ce une référence pour ce récit ? Et sinon, quelles sont-elles ?

 

Certes, j'ai une admiration sans borne pour Shakespeare ; certes, je conviens volontiers que les salauds superbes que sont Iago ou Richard III ont pu influencer le personnage de Benvenuto ; en revanche, le grand Will n'a exercé aucune influence sur "Même pas mort". Mon sujet, en fait, vient de Tite-Live. Malgré tout, cela n'invalide pas certaines thématiques communes avec Macbeth : mais si vous avez relevé des correspondances, c'est tout simplement parce que Shakespeare et moi, nous avons puisé à la même source, c'est-à-dire dans la culture celtique. "Macbeth", ou Mac Bethad mac Findlaich, a été un roi probablement d'origine picte, à coup sûr de culture gaélique. C'est un Celte, et la légende qui s'est emparée de lui comporte des thématiques celtiques (la marche de la forêt de Birnam en est l'illustration éclatante). Les trois sorcières du drame élisabéthain sont certainement les hypostases dégradées d'une trinité celtique : les nombreuses triades littéraires (Ériu, Fotla et Banba, les trois noms divins de l'Irlande) comme les statues de triples déesses attestent la récurrence du motif dans l'imaginaire celtique. En Gaule, on les appelle les "deae matronae", et elles ont donné leur nom à la Marne. Quant au chaudron des sorcières, c'est aussi un motif essentiel de la symbolique celtique, et c'est la raison pour laquelle on le retrouve dans mon roman : il représente la source de la connaissance (dans "L'Histoire de Taliesin"la mort (en tant que possible accessoire sacrificiel, tel qu'on le voit sur les plaques du chaudron de Gundestrup) et la renaissance (car il existe des chaudrons d'immortalité, par exemple dans Le mabinogi de Branwen). En fait, le chaudron est tellement important dans le monde celtique qu'il a laissé une trace éclatante dans la toponymie française : Paris vient du nom du peuple des Parisii, qui signifie en gaulois "Ceux du chaudron". Cela signifie que les Parisii s'identifiaient à cet objet sacré d'abondance et de connaissance. Quant aux relations compliquées entre Bellovèse et son oncle, elles sont inspirées par le fosterage celtique (l'éducation de l'enfant est confiée à un membre de sa famille qui n'est pas l'un de ses parents directs ; il s'agit généralement d'un oncle), tradition qu'Ambigat a transgressée en vainquant le père de Bellovèse, mais qu'il n'a pas osé violer complètement en épargnant ses neveux et en leur accordant un foyer. Les récits d'origine celtique insistent particulièrement sur ces rapports complexes entre oncles et neveux : Gauvain est le neveu d'Arthur, Tristan est le neveu de Marc.

 

 

Même pas mort est le premier volume d'une trilogie, qu'est ce qui vous a poussé vers ce format ?

 

Initialement, j'avais pensé à un roman, organisé d'entrée en trois périodes. Il s'agissait ainsi pour moi de respecter l'importance que la culture celtique accorde au chiffre trois. Le synopsis que j'avais fourni à mon éditeur comportait cette structure. Puis, quand il est apparu que le roman initial prenait trop d'ampleur pour être publié en un seul volume, la solution logique a été d'en faire une trilogie.

 

 

Avec la suite de Même pas mort, quels sont vos projets ? Un retour au vieux royaume ? D'ailleurs, l'univers de rois du Monde pourra-t-il donner lieux à d'autres romans ou à des nouvelles comme le Vieux Royaume ?

 

Oui, je reviendrai au Vieux Royaume quand j'en aurai fini avec "Rois du Monde". J'ai en particulier un projet de roman qui s'intitulera probablement Le chevalier aux épines. Quant à l'univers de Rois du Monde, je serai déjà très heureux d'avoir bouclé la trilogie ! Je pense que j'aurai besoin de m'aérer dans d'autre territoires quand j'en aurai fini. Je rêve toutefois d'un jeu de rôle, que j'ai ébauché il y a un certain temps, et qui permettrait de jouer les Celtes des deux premiers âges du fer… Les quelques scénarios que j'avais maîtrisés avaient été appréciés par mes joueurs. Mais je doute d'avoir le loisir de m'y remettre…

 

 

Je vous remercie d'avoir bien voulu répondre aux questions de Psychovision. Et je vous laisse donc le mot de la fin :

 

Alors voici un peu de sagesse druidique :

 

"Ce n'est pas difficile :

le plus proche des présages,

le héros qui explique,

qui dit,

qui interroge.

Recherche de science.

Trame d'art.

Panier de poésie.

Abondance venant de la mer."

 

"Agallam in da Suad (Le dialogue des deux Sages)", Anonyme, trad. Christian-J. Guyonvarc'h

 

 

 

A propos de cette interview :

 

 

- Chronique de "Rois du monde 1 - Même pas mort"