Nova Roma

 

 

Editeur : Rivière Blanche

Collection : Aucune

Auteur : Gwen Garnier-Duguy et Matthieu Baumier

Date de sortie : 2009

Nbre de pages : 228

 

Première partie : Le temps du Chaos

Premier chapitre : Limes de Terra Bruma

 

 

Deux ans de sommeil, le réveil fut plutôt brutal. On a beau être entraîné et avoir subi des dizaines de simulations, ça fiche un coup. Dès que les tentes s'ouvrirent, les robodocs nous entourèrent. Ils surveillaient l'état de notre métabolisme. Je me sentais en pleine forme. Starship troupers en boucle dans les neurones durant vingt-quatre mois, de quoi fortifier l'âme d'un optio. Les sénateurs étaient économes avec l'armée. Un seul film. Un peu répétitif comme idée. Même pas un porno. Un film apte à fabriquer des héros, d'après mon père. La morale sauve avant tout. En plus, moi, je préférais le bouquin au film... Mais tous les sénateurs n'étaient pas de l'avis de mon paternel et certains regrettaient que les soldats n'aient accès qu'à un film de "propagande". Ils ne manquaient pas de courage, on a vu des sénateurs nourrir les dragons pour moins que ça. Ces pensées me firent sourire.

J'ai toujours aimé les combats de dragons.

J'attendais que les robodocs donnent le feu vert me concernant et libèrent ma jaque. Ses voyants s'allumaient les uns après les autres, mon armure avait résisté au voyage vers Terra Bruma. Rien d'étonnant : les accidents de jaque sont devenus rares - inexistants ou presque. Depuis l'époque de l'Expansion. Mon corps me parut en parfait état de marche. Aux robots aussi. Paré pour l'assaut.

- Bon... On en est où ? pensais-je tandis que les rivets du bloc de voyage se levaient doucement.

La réponse ne tarda pas à venir, dans mon casque comme dans celui des six mille hommes de la cohorte. Elle arrivait en droite ligne de la proue de commandement du vaisseau. La voix du navarque.

Que le commandant du Legio V Alandae prenne la peine de s'adresser directement à nous, sans passer par le Corpus Hierarchicus signifiait que le moment était d'importance. Je pensais un instant à mon père et je me dis qu'il serait fier de me voir participer au feu. Fier de voir son aîné contribuer à la sauvegarde des confins de Terra Bruma.

Le commandant s'exprima calmement :

- Messieurs... Bienvenue dans les confins. Nous naviguons au coeur du Limes depuis bientôt un mois. Les combats contre les forces ennemies ont commencé la semaine dernière. Nos camarades ont la situation bien en mains et l'ennemi est en passe d'être repoussé. Le légat demande que nous débarquions sur un bloc planétaire situé en retrait de notre offensive. La Corporation des Scientifiques a repéré de la vie... à ce qu'il paraît... Peut-être veulent-ils simplement justifier le prix que chacun de vous coûte au Sénat ?

Éclat de rire général dans la soute de combat.

- Messieurs... Vous êtes des touristes onéreux ! Tant qu'à être montés jusqu'au Limes, autant qu'on vous dégourdisse un peu les neurones.

Nouvel éclat de rire.

J'étais heureux de servir dans le Legio V Alandae. Antonin Septimus, le navarque, avait la réputation d'être proche de ses hommes et cette réputation n'était pas usurpée. La proximité n'entravait en rien son autorité. Je sortais de Nova Roma pour la première fois. Le grade d'optio, auxiliaire du centurion de cohorte, m'avait été attribué au moment du départ. Un grade normal pour un homme dans ma situation, fils de sénateur astreint au service de Nova Roma - en attendant de recevoir un grade digne de ma Famille. Servir comme sous-officier durant cinq ans ne me dérangeait pas outre mesure. La hiérarchie et l'apprentissage fondent la puissance de Nova Roma, et de cette puissance tous les pores de ma peau sont fiers. Mon éducation a entièrement été tendue en ce sens. Je savais que nous n'en serions pas là, que nous ne serions pas devenus la première puissance stellaire si nous n'avions pas fondé notre existence sur des principes. Et sur la force de l'organisation d'une armée réputée invincible. Même si les menaces pesaient sans cesse sur notre existence.

Le commandant poursuivait son discours d'accueil :

- ... Les onagres donnent le tempo depuis trois heures. Nous bombardons les sites repérés. Il n'y a eu aucune riposte. Cela ne signifie pas que les Scientifiques se trompent... Il peut s'agir d'une manoeuvre de l'ennemi. Le seul moyen de tirer l'affaire au clair est de débarquer. On vous a sorti des bras de Morphée pour ça. Les copains s'occupent du reste. J'espère que je vais pouvoir compter sur vous...

Hourras dans la soute.

- Messieurs... Merci... Le Commandement Supérieur de la Légion croit possible que l'ennemi ait masqué des troupes et des intercepteurs sur ce bloc planétaire. On bombarde... Mais le seul moyen d'être sûr que la zone est calme, c'est de la nettoyer. Histoire de ne pas voir trois Légions prises à revers par des cons de barbares. On n'est plus sous Claude IV. Débarquement dans moins de quinze minutes maintenant. Tâchez de revenir en vie. Compte à rebours.

Je sentis l'exaltation du premier feu sous ma peau. L'adrénaline envahissait mon cerveau en même temps que la bouffe synthétique. J'avais l'estomac bourré de vitamines.

- Par Jupiter ! On y va ! pensais-je, guilleret.

Un centurion que je ne connaissais pas donna l'ordre de préparer l'embarquement dans les capsules d'assaut. Le treuil saisit ma jaque, me souleva et me fit traverser la soute. Direction la capsule. Quinze minutes avant l'assaut. Juste le temps de vérifier l'état de mon armement. Ensuite, le grand saut et le feu.

Je me sentais reposé et détendu malgré les mois passés dans l'unité de repos. Je m'attendais à des courbatures, un sentiment de vieillissement, une déprime. Il n'en était rien : je venais de passer deux ans de ma vie à dormir dans la carcasse d'un transport de troupes impérial et je me sentais parfaitement à mon aise, pas même surpris de devoir mettre une combinaison de combat et de me conditionner pour l'assaut juste après mon réveil. Pourquoi aurais-je été étonné ? La procédure suivait son cours normal : j'étais un soldat de Nova Roma destiné à devenir un héros en combattant des créatures inconnues sur un bloc planétaire invisible depuis Terra. J'avais subi un long entraînement à cette seule fin.

Je ne reconnaissais aucun de mes camarades. Le contraire eut été incroyable, la brigade d'assaut ayant été formée après notre "endormissement", au gré du bon vouloir des officiers supérieurs. Nous avions été affectés vers diverses unités à notre insu. Le peu que nous connaissions de notre mission venait de nous être indiqué par le navarque en personne. Rien, pour ainsi dire. Nous allions affronter des entités extra romaines indéfinissables selon nos critères et concepts humains. Les combats se dérouleraient dans une atmosphère acceptable pour des organismes romains. Sauf mauvaise surprise indéterminable depuis l'espace. Nous étions l'infime partie d'une flotte importante, composée de trois Légions, dont l'objectif était d'écraser l'ennemi, de protéger les confins et le Limes. La routine militaire. Si les Scientifiques disaient vrai, l'ennemi connaissait maintenant notre offensive. Il tâtait des missiles balancés par les onagres et allait découvrir ceux des scorpions quelques minutes avant notre largage. Procédure et routine. L'ennemi s'attendait à la guerre. Il voudrait sans aucun doute défendre son milieu de vie. Si l'ennemi existait... Les barbares étaient technologiquement inférieurs à Nova Roma, nous n'en savions guère plus. Un minimum probablement très imparfait mais je n'étais pas capable de mesurer l'intérêt ou l'insuffisance de ces informations : c'était mon premier assaut en situation réelle, comme pour la majorité de mes camarades, à l'exception de certains des officiers qui devaient nous commander sur place. Des centurions et un tribun. Il en allait toujours ainsi dans la flotte impériale. Non que les autorités militaires aient choisi de n'employer que des recrues mais plutôt du simple fait que peu de soldats revenaient vivants des combats, sinon affreusement estropiés ou mutilés. Ceux qui retournaient sur Terra étaient souvent beaucoup trop âgés pour rempiler. Pour peu qu'ils en aient ressenti l'envie. Notre cas était différent : nous combattions dans les confins les plus proches de la Cité. Au pire, en quatre ans de voyage, nous risquions de vieillir de dix ans. Le temporal d'Aristote : "tout corps humain vivant jeté dans l'espace et effectuant un aller-retour vieillit de deux fois et demi la durée de ce même voyage". Les études, ça a du bon.

Le treuil m'avait déposé, ma combinaison de combat était arrimée à ma jaque. Manquait simplement le casque. Bouclier, pilum, speculum et fusil laser. J'étais prêt. Nous ne parlions pas en attendant l'ordre de glisser dans les capsules d'assaut. L'envie ne manquait pourtant pas. Nous n'étions que des bêtes meurtrières, rien de plus, sans langage, sans repères temporels ou spatiaux, sans guère de souvenirs. Mais nos noms seraient gravés sur le Registre de Nova Roma et cela seul comptait.

Ce n'était sans doute pas l'avis de la plupart des soldats de Nova Roma, et ce n'était pas le mien. Tant qu'à faire, autant revenir en vie. Même un tantinet vieilli.

Comme nombre de mes camarades, je n'avais pas vraiment choisi de m'engager. J'avais été "recruté" de force. Les membres des Familles ne choisissaient pas l'armée, ils étaient convoqués pour effectuer le service de défense de la Cité. J'aurais pu servir dans une cohorte en garnison sur une planète pacifiée. Tranquille. Mais je m'étais laissé surprendre par les recruteurs embusqués à la sortie de la fac et n'avais guère eu l'occasion de bredouiller un refus. J'avais raconté cela à mon père pour qu'il prenne la chose avec philosophie. En réalité, ils m'avaient surpris à la sortie d'un bordel. J'étais saoul. Une fois entre les mains des recruteurs, que votre père soit sénateur ou tenancier de bordel ne change rien. Vous êtes affecté dès qu'ils posent les yeux sur vous. Au petit bonheur la malchance.

Dans mon cas, le décurion avait été clair :

- Regardez moi ce minet... Juste l'âge. T'es chanceux, ma biche... Gros lot, mon jeune ami. Tu viens de gagner un voyage de rêve pour les confins.

Sa figure enjouée ne me faisait pas rire du tout. Le pire. Peu de chances de retour. En général. Un peu plus concernant cette opération précise. Juste le temps de dire au revoir à papa et maman. Deux ans de formation militaire accélérée, confortablement installé dans une unité de sommeil. Deux ans pour apprendre à manier tous les types d'armes possibles, à nettoyer son matériel, à se déplacer en territoire ennemi, à obéir aux ordres et à respecter une discipline individuelle, gage de la survie de tous sans... jamais toucher à une arme, sinon virtuellement, ni participer à la moindre activité militaire, au moindre combat réel. Deux ans pour apprendre à tuer sans aucune pitié. Les soldats de la Légion étaient formés durant leur sommeil et lâchés à l'assaut d'un objectif inconnu dès leur réveil. Je m'étais endormi à mon corps défendant - étudiant en littérature comparée du troisième millénaire et motivé à l'idée d'une thèse sur "les conséquences intemporelles du surréalisme sur la littérature universelle"

- pour m'éveiller à bord d'un croiseur intersidéral, dans la peau d'un guerrier muet partant à la conquête de l'espace au nom de Nova Roma. Un fantassin au fait de toutes les possibilités technologiques de la guerre. Un optio. Je connaissais les conditions dans lesquelles nous allions être largués sur le bloc planétaire, je savais comment la flotte impériale protégerait notre planétissage tout comme je savais ce qu'il me faudrait faire une fois arrivé en bas. J'étais un militaire. Un fantassin professionnel. Nova Roma avait dépensé des millions de sesterces pour me transformer en conquérant.

J'aurais dû enrager, je le sentais, mais toute forme d'acrimonie paraissait enterrée au plus profond de moi et plutôt que de pleurer ou me révolter, je n'avais qu'une seule envie : rire. Rien n'était effacé de ma mémoire, je connaissais les conditions de mon "recrutement" et de ma formation. Je m'étais fait avoir, pas de doute là-dessus. Les robodocs du bord ne s'étaient pas contentés de me transformer en soldat, ils avaient fait de moi un assassin heureux de l'être et impatient de décapsuler. De poser le pied sur le sol d'un bloc planétaire inconnu pour massacrer l'ennemi. S'il était là. Les autochtones, à défaut. S'ils existaient. Nova Roma était un Empire très bien structuré. Pas de critique particulière à ce propos.

Les sas des capsules venaient juste de se refermer sur nos corps, par la grâce des techniciens de bord. Nous étions cloîtrés dans une capsule d'assaut individuelle en compagnie de notre armement personnel et chacun de nous n'espérait plus qu'une seule chose : que la capsule tienne le choc lors de l'entrée dans l'atmosphère du bloc planétaire. On pouvait aussi prier les dieux pour que la capsule daigne planétir au bon endroit. Elles étaient programmées mais les rumeurs quant à la fiabilité de ces programmes allaient bon train. Des rumeurs peu rassurantes. La peur me gagnait. Les robodocs laissaient cette frayeur s'insinuer en nous pour qu'elle joue son rôle le moment venu. Avoir peur dans la capsule développerait ma volonté de survivre une fois au sol. Pour peu qu'il y eut un sol. Aucune donnée n'ayant été transmise à nos cerveaux à ce sujet.

Ma capsule se décrocha d'un coup. En même temps que six mille autres. Je fus violemment éjecté du vaisseau et tombai, immobile, enfermé dans une capsule d'assaut à une vitesse extravagante, en direction du bloc planétaire. Je devais planétir en un point précis du bloc. Dans le même secteur que ma centurie. J'étais obligé de me fier au système informatique du cercueil dans lequel j'étais allongé, n'ayant rien d'autre à faire que d'attendre en essayant de contrôler ma respiration pour éviter "l'effet panique". Une des principales causes de mortalité chez les légionnaires : s'extirper imprudemment de sa capsule une fois en bas et courir dans tous les sens était la meilleure assurance pour une mort rapide. "L'effet panique". De telles scènes s'incrustèrent dans mes neurones, comme si j'avais déjà participé à de nombreux planétissages. Merci les robodocs. Ces images étaient assez inquiétantes pour que je me concentre sur mon nouveau métier de légionnaire et tente de mettre le maximum d'atouts de mon côté afin de survivre. Pour peu que ce soit plausible.

Je ressentis les ralentissements progressifs. Puis un léger choc. J'entrais dans une atmosphère gazeuse. Respirable. Forcément. On nous avait délestés de tout équipement respiratoire. Nous ne pouvions compter que sur nos poumons. Je me surpris à prier pour que les robodocs ne se soient pas trompés. Ils n'avaient pas la réputation d'infaillibilité revendiquée à leur sujet par la propagande de Nova Roma. Plutôt celle de dangereux déjantés recrutés sur la base de leur résistance à toutes les drogues dures. On les fusionnait avec les machines. Ils avaient passé une partie de leur vie à déconner, ils servaient Nova Roma le reste de leur existence. Un bon compromis. De toutes les façons, les types n'avaient pas le choix. C'était ça ou l'exécution sommaire. On continuait à leur fournir leurs doses.

Normal. Qui aurait pu survivre dans l'espace, sinon, occupé à programmer des gars partis se faire massacrer pour les beaux yeux de la Cité ? Ils méritaient bien leurs jetons de cocaïne. Je n'enviais pas les robodocs. Pas terrible, le côté mélange entre chair humaine, circuits électroniques et métaux divers... Autant être légionnaire. Les docs n'allaient pas au feu mais ils crevaient peu à peu, les plus vieux n'étant que des loques.

Un choc. Planétissage. La coque de ma capsule s'ouvre sur un paysage de cauchemar.

 

A propos de ce livre:

 

- Site de l'éditeur: http://www.riviereblanche.com/ 

 

 (Copyright Rivière Blanche/Gwen Garnier-Duguy et Matthieu Baumier , extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)