STYx

 

Editeur : Editions Glyphe

Collection : Imaginaires

Auteur : Jean-Michel Calvez 

Date de sortie : 2007

Nbre de pages : 406

 

 

Le Lutin croule sous le poids de l'étrange joug calé sur ses épaules ressortant tels des moignons d'ailes sur son dos anguleux, bossu, une différence subtile de conformation de leur squelette qui n'apparaît que lors de certains gestes sollicitant les articulations à leurs limites, tel celui-là. Il est encore jeune mais, sous l'effort, ses yeux sont exorbités, vieillissant ses traits. Je ne saurais dire ce qu'il livre ainsi à travers Narghaï, ou ce qu'il vend ; de petits cylindres colorés, des centaines, gros et longs comme le pouce, insolites, pendent au bout de ficelles tressées et s'entrechoquent avec un son métallique à chacun de ses pas, tels des marimbas, un glockenspiel artisanal et baroque.

Il s'est avancé au milieu de la ruelle. Bien sûr, j'ai réagi trop tard, perturbé par ma prise de vues dont je tentais d'ajuster l'holospatialisation, afin de capter la perspective architecturale si spécifique du lieu, un brin gauchie, irrationnelle. Je l'ai vu hésiter, s'arrêter, faire le geste de déposer son fardeau sur le quadripode de tiges verticales qui lui permet d'emporter ou déposer en un clin d'œil son étalage de marché, sa boutique sans roues. J'ai hésité moi aussi, gêné de l'avoir surpris dans l'effort sans son accord, gêné, aussi, de lui imposer mon troisième œil électronique indiscret – voire obscène à ses yeux, qui sait, selon leur conception de l'échange, de l'emprunt, ou de l'intimité ?

Il a haussé plus encore les épaules, m'a fixé tel l'étranger que je suis, sans animosité, mais avec ce mépris qu'ont ceux qui travaillent pour les oisifs tel que moi ; moi qui, en réalité, ne fais que mon travail, tout comme lui. Puis le concert de marimbas a repris, un brin atonal, saugrenu. Je me suis effacé dans une anfractuosité verte et l'ai laissé remonter la ruelle, l'holorecorder toujours en fonction, dans une ultime vision de son crâne ovoïde émergeant seul, tel un œuf gris rose, de la forêt bringuebalante de cylindres mystérieux. Je ne connais même pas les mots pour lui demander de quoi il s'agit, ce qu'il vend, exactement, ni quel en est le prix – sans doute ridiculement bas. Et j'ai honte de mon ignorance de choses si simples, de mots si banals. De tout ce qui fait son quotidien, et que nous avons exclu du nôtre.

Il ne s'agit pas de compassion, surtout pas. Je n'éprouve nulle pitié pour ce Lutin qui exerce une activité qu'il a choisie, pour laquelle, sans doute, il gagne sa vie, dans son système de références. Aussi immatérielle soit-elle, je sais quelle est la limite et jusqu'où ne pas aller dans le registre mental où STYx pourrait se loger en moi à mon propre insu, à la moindre faiblesse. Non, là n'est pas ce qui m'ennuie ; j'ai juste honte pour moi, pour nous tous, colons, d'être aussi peu ouverts à ce monde qui nous entoure et nous a accueillis, somme toute, mais dans lequel nous ne sommes qu'invités, tout cela parce que, pétris de certitudes et bardés de technologies clinquantes ou inutiles, nous ne leur avons rien proposé de mieux, jamais.

J'ai saisi au vol - ou volé ? - quelques images de boutiques. Sans en violer l'intérieur, jamais, sans torche auxiliaire pour en repousser la pénombre verdâtre. Je n'ose pas, pas encore. Je crois que ce n'est pas bon, qu'un humain ne pourrait être bien inspiré de les approcher de cette façon, équipé d'un holorecorder qui n'est qu'une machine à trancher la vie en bandes, qu'il n'est pas bon d'en être réduit à emporter des images sans signification, à cueillir des vignettes, des îlots de vie débranchés, déconnectés de leur contexte, isolés de la réalité. Il faudrait les laisser s'exprimer, les écouter, et parler leur langue en retour, autant qu'ils maîtrisent la nôtre dès lors qu'ils en ont besoin.

Je me suis contenté de voler de courtes scènes d'activités anodines : artisans au travail, gestes de bateleurs, passants occupés à marchander, qui ne savent pourquoi ils m'intéressent tant aujourd'hui, de quel droit, à quel titre, ni dans quel but je semble soudain me passionner pour des activités si banales, et si naturelles. Ou qui ne savent pas pourquoi, à l'opposé, il aura fallu tant de temps à un humain, à un seul d'entre eux, pour s'y intéresser. Ce que je fais n'est pas vraiment "bon", je le sais : c'est du boulot bâclé, tout juste passable. Et pourtant, certains découvriront tout cela par le moyen de mes images, tous ceux qui n'ont pas même essayé de le voir seuls depuis qu'ils sont ici, et ne pensent qu'aux sables tièdes de Tycho l'aquatique. Mais ce n'est pas bon, non, c'est très insuffisant, approximatif et dérisoire, je ne le sais que trop.

Simplement, mon but est ailleurs. Moi seul le sais, ce qui ne m'empêchera nullement de faire honnêtement mon job, d'engranger les séquences comme le marchand enfile ses perles de bois. Je l'ai fait toute la journée durant, à m'en crisper les muscles du bras droit, malgré le faible poids en main de l'appareil miniaturisé ; à en avoir les pieds perclus, d'avoir perdu l'habitude de tant marcher dans mes chaussures de "ville", à pied, sans aérocab, ni subtrain, ni ascenseur aéromagnétique.


J'ai continué ainsi, jusqu'à la fin, jusqu'au drame. Totalement imprévu, ce qui constitue une faute plus lourde encore de ma part.

 

A propos de ce livre :

 

- La chronique du roman STYx

- Site de l'éditeur : http://www.editions-glyphe.com/

- Site de l'illustrateur : http://bermes.free.fr/deambulatoire2/
- Télécharger le premier chapitre : http://www.editions-glyphe.com/images/48/Imaginaires/STYx_Extrait.pdf

 

(Copyright éditions Glyphe / Jean-Michel Calvez, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)