Tous ces pas vers l'enfer

 

Editeur : Editions Glyphe

Collection : Imaginaires

Auteur Jean-Pierre Andrevon

Date de sortie : 2008

Nbre de pages : 232

 

 

Si nombreux !

 

 

Jack les voyait devant la gare. Et aussi le long du trottoir qui surplombait les voies. Combien pouvait-il y en avoir ? Il ne serait pas allé jusqu'à les compter. Mais beaucoup, en tout cas.

Depuis combien de temps étaient-ils là ? Ça non plus, il n'aurait su le dire. Si on lui avait posé la question, il aurait été tenté de répondre : depuis toujours. Ce qui n'avait aucun sens, évidemment. Le plus probable, c'est qu'au départ, lorsque Jack et Mary avaient emménagé dans le quartier, ils n'avaient été que quelques-uns, une poignée, pas assez pour être remarqués. Et puis, peu à peu...

Quand il passait en voiture, le matin en allant au travail et le soir en rentrant chez lui, Jack ralentissait. Ce n'était pas un réflexe conscient, pas vraiment. Mais son pied se faisait plus léger sur la pédale des gaz lorsqu'il longeait la façade de briques rouge sombre de la gare et, plus loin, les grilles épointées qui, protégeant les usagers du trottoir d'une chute sur les voies en contrebas, s'allongeaient sur une perspective de près d'un kilomètre en direction de la banlieue nord.

Là, assis à même le sol, tassés contre le muret couleur de sang séché, ils étaient nombreux, oui, de plus en plus nombreux. Des dizaines ? Des dizaines et des dizaines, certainement. Y avait-il des femmes, parmi eux ? C'était encore question à laquelle il aurait été incapable de répondre.

Comment faire la différence, aussi ? Ils étaient alignés les uns à côté des autres, fondus dans une même masse grise, et tellement immobiles... Ils se ressemblaient tous. Jack ne parvenait pas à trouver des dissemblances, à distinguer avec précision les corps ou les visages. Il est vrai que la luminosité était plus que médiocre quand il longeait la gare et ses alentours, le matin vers 8 heures 30, le soir aux environs de 19 heures.

L'automne était arrivé, avec la brutalité habituelle d'octobre, déversant dans les rues une grisaille givrée et rampante venue des montagnes toutes proches, refermant sur la ville une pénombre permanente. Devant la gare, la lumière d'huile chaude passant au travers des fenêtres à croisillons maintenait par contraste la façade dans un bain de pénombre louche, particulièrement épaisse au niveau du sol. Et le long du grillage de protection, seuls de rares lampadaires haut perchés jetaient des flaques de sodium sur le trottoir. Cette lumière plongeante, qui frappait les échines courbées, enfonçait du même coup dans un bain de poix les visages affaissés, que l'ombre des chapeaux ou des capuchons achevait de dissoudre. Pas étonnant que Jack, malgré une observation attentive, ne pût saisir aucun détail anatomique.

Il prit l'habitude de ralentir autant qu'il pouvait en passant devant eux. Mais toujours, dans son dos, un Klaxon rageur - quand ce n'était pas un véritable concert - le rappelait à l'ordre. Dans la circulation confuse du matin ou du soir, il ne pouvait faire ce qu'il voulait, c'est sûr. Cette incertitude l'agaçait. Un soir, chez lui, il se surprit à marmonner :

- Je me demande s'il y a des femmes, parmi eux... ou même des enfants ?

Il devait sortir avec Mary, une soirée chez des gens sans importance. Il était en train de fixer son nœud papillon, il vit dans le miroir de la salle de bain le regard vaguement interloqué de sa femme, qui portait une très belle robe en satin rose foncé. Du satin, ou quelque chose d'approchant.

- Chez les Barley ? Qu'est-ce que tu racontes ? Barbara sera là, bien sûr. Et Carrol-Ann. Mais je ne crois pas que les enfants...

Jack évacua d'un geste la réponse de Mary, qui avait

de toute façon oublié quelques secondes plus tard. S'il

voulait savoir, il n'y avait pas trente-six solutions...

 

 

Des vacances gratuites



Le miracle se produisit le 31 juillet, un peu avant midi. Il prit l'apparence la plus inattendue possible. Mais n'est-ce pas justement l'apanage d'un miracle ? Sa première matérialisation fut une grande ombre devant les pas de Claudia. Elle marchait sur le trottoir beurré de soleil de la rue Copernic, elle revenait de la supérette où elle avait fait quelques courses indispensables, du lait, des céréales, une salade chiffonnée, des yaourts, et bien sûr un pack d'Heineken. Le tout pesait à son bras. Elle se hâtait, elle avait chaud, la sueur lui poissait les aisselles et dégoulinait sur les dessous-de-bras de sa robe blanche, déjà auréolés. Elle devrait la mettre à la machine une fois de plus.


Cette pensée la contrariait d'avance. Mais tout la contrariait. Elle leva un visage maussade pour voir à qui appartenait l'ombre jetée en travers de ses jambes. Elle eut un mouvement de recul. Mais elle s'efforça de sourire, de ce genre de sourires qui ne peuvent passer que pour ce qu'ils sont : une misérable contrefaçon de politesse. Elle s'entendit murmurer :


- Ça alors... c'est toi ?


Campé sur ses jambes en équerre, raide comme un piquet, les mains dans les poches de son pantalon, Mélhès souriait largement. Elle remarqua ses dents toujours aussi blanches, avec les deux canines qui pointaient.


- Eh oui, c'est bien moi. J'étais certain de te croiser un jour ou l'autre. Je travaille pas très loin d'ici...


- Ah bon ? fit Claudia sans conviction.


Elle se rendit compte qu'elle dansait d'un pied sur l'autre. Et que son sourire contraint lui tirait toujours les lèvres. Elle l'effaça, força ses jambes à l'immobilité et, pour se donner une contenance, fit passer ses deux sachets en plastique de son bras droit au bras gauche. Puis, de sa main libérée, elle retira les lunettes noires douloureusement incrustées à la racine humide de son nez. Elle cligna des paupières. Le soleil pas tout à fait vertical l'étourdissait dans un bombardement d'échardes d'or. Elle frémit quand la main de Mélhès se referma sur son bras.


- Allez, je t'offre un verre. Il faut fêter ces retrouvailles ! Surtout, ne me dis pas que tu n'as pas le temps.


Elle n'en eut pas le courage. Et ne protesta pas davantage quand Mélhès lui enleva avec délicatesse les sacs de sa main. Ni quand il ouvrit les sachets pour en inspecter le contenu.


- J'avais bien l'impression que ça pesait, dit-il en souriant toujours aussi largement. Tu ne vas pas me faire croire que c'est toi qui t'envoies toute cette mauvaise bière ?


Elle ne le lui fit pas croire. Au contraire, elle précisa avec une bonne humeur un peu forcée que la bière était pour Nassim.


- Nous... nous vivons ensemble, maintenant, crut-elle bon d'ajouter.

 

 

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(Copyright Editions Glyphe / Jean-Pierre Andrevon, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)