Acacia T2 : Terres étrangères

 

Editeur : Le Pré aux Clercs

Auteur : David Anthony Durham

Traducteur:  Thierry Arson

Date de sortie : octobre 2009

Nbre de pages : 576

 

 

PROLOGUE

Luana, pendant la neuvième année du règne d'Hanish Mein


Ce n'aurait dû être que lui. Lui seul. Ravi le cria encore et encore, sautant en l'air pour attirer l'attention. Il se fraya un chemin parmi les autres enfants et agrippa toutes les capes rouges à sa portée. Les soldats l'ignorèrent ou le bousculèrent, certains le rouèrent de coups de cravache. Ravi hurlait de plus belle. Ils commettaient une erreur ! Il irait avec eux, où qu'ils veuillent l'emmener. Il leur obéirait, ferait tout ce qu'ils exigeraient de lui, mais Mór ne devait pas connaître le même sort ! Elle était le seul autre enfant de leurs parents. Ils avaient besoin d'elle. Sans elle, leur mère ne survivrait pas. Il l'avait entendue le dire plus d'une fois.

- Je vous en prie ! cria-t-il. Relâchez-la ! Laissez-la rentrer à la maison !

Un soldat au corps massif se tourna vers lui. Il était plus petit que la moyenne, avec un torse épais, la peau tannée et les cheveux aussi rêches que les piquants d'un porc-épic. Sa chemise écarlate était tendue à craquer sur son ventre. Il saisit le menton de Ravi et se pencha vers lui. Son souffle empestant l'oignon balaya le visage de l'enfant.

- Vous appartenez tous les deux au Quota, dit-il avec un accent inconnu de Ravi. Tu comprends ? Vous êtes du lot. Deux pois de la même cosse, deux chiots de la même portée. C'est comme ça, gamin. Accepte-le et ta vie ne sera pas si mauvaise.

Puis l'homme le repoussa. Quand Ravi s'accrocha à son bras, le soldat grommela qu'il avait été assez patient. Il serra le poing et frappa le garçon sur le nez. Pour Ravi, tout devint noir un instant et quand il reprit ses esprits, il resta là, toussotant, à moitié assommé, les lèvres et le menton barbouillés de sang.

- Ravi...

La voix de sa sœur finit par l'atteindre. C'était en partie à cause d'elle qu'il avait crié. Il redoutait de l'entendre. Il voulut se diriger vers une autre cape rouge, mais Mór le prit dans le piège de ses bras et refusa de le lâcher.

- Je t'en prie, arrête ! Ça ne sert à rien. Tu vas seulement les mettre plus en colère encore.

Plus en colère ? songea-t-il. Plus en colère ? Quelle importance ? Il faillit se retourner contre sa sœur, mais elle le tenait fermement embrassé, et tout compte fait il ne souhaitait pas vraiment se libérer. Elle avait raison, il le savait. Elle montrait toujours plus de sang-froid que lui. Elle ne se dispersait jamais, comme lui le faisait trop souvent. À la ferme, chaque jour, elle travaillait sans arrêt, et sans hâte. Elle se comportait comme une vieille femme, pensait-il parfois. Mais s'il était plus rapide et plus fort que sa sœur, elle terminait toujours ses tâches la première. En ce moment même, elle montrait plus d'assurance que lui. Cette constatation eut pour effet de le calmer, plus que son étreinte, la lassitude ou les coups reçus.

- Viens, dit-elle en tentant de le ramener au milieu des enfants. Il vaut mieux qu'ils ne te voient pas. Ils ne me libéreront pas, tu le sais bien. Et ils risquent de nous séparer si tu continues d'attirer l'attention sur toi. Je ne veux pas me retrouver seule, Ravi.

Il ne le souhaitait pas non plus. Il se laissa guider, et ils se glissèrent dans la foule jusqu'à n'être plus que deux têtes parmi tant d'autres. Maintenant qu'il avait cessé son esclandre, sa sœur et lui n'étaient pas différents de ceux qui les entouraient. Il identifia quelques habitants du village voisin. Les autres lui étaient inconnus mais, à en juger d'après leurs vêtements, leur comportement et leurs regards apeurés, ils étaient très semblables aux jumeaux. C'étaient eux aussi des enfants de fermiers venus du territoire fertile mais isolé situé au nord de la Région des Lacs. Ils avaient été rassemblés près d'une ville. Ils étaient pareils à des moutons parqués dans un enclos et surveillés par des loups en cape rouge.

Combien étaient-ils ? Des centaines, se dit-il. Les plus jeunes avaient sept ou huit ans, les plus âgés treize, comme lui et sa sœur. Tous affichaient ce même air hagard et beaucoup chuchotaient avec leurs voisins pour tenter de comprendre ce qui leur arrivait. Les visages étaient crasseux, les joues striées par les larmes. La plupart d'entre eux étaient blonds, avaient une peau douce et claire, de petits yeux enfoncés, et parfois les étrangers se moquaient d'eux car ils les croyaient passifs et peu éveillés. Ce qui n'était pas le cas. Ils vivaient assez au nord pour être négligés par le Monde Connu. Tout avait changé brutalement, Ravi s'en rendait compte, et ce changement semblait déjà irréversible.

Les jumeaux s'assirent côte à côte, parmi les autres. Mór demanda à son frère de relever la tête pour lui essuyer la figure avec sa manche. Il obéit à contrecœur et se laissa faire sans parvenir à la regarder franchement. Il n'avait pas encore pleuré, et il craignait de céder aux larmes s'il voyait son visage : les traits de sa sœur étaient un rappel trop douloureux de ce qu'ils avaient perdu.


Quelques jours plus tôt, le monde de Ravi se mesurait en vastes terres cultivées et en landes autour de son village, au nord de Luana. La petite maison familiale était posée sur une colline entourée de champs de pommes de terre rouges à la chair douceâtre - une des principales productions locales. Les demeures de leurs voisins les plus proches ponctuaient l'horizon, séparées les unes des autres d'environ un kilomètre. Un paysage isolé, humide chaque matin et généralement frais pendant la journée, quelle que soit la saison. Le quotidien de Ravi consistait à assumer sa part des tâches qui aidaient à faire vivre modestement une famille de quatre personnes.

Son père était un homme placide, aux grandes mains, qui claudiquait à la suite de quelque blessure d'enfance. Sa mère avait les dents de travers et ne les cachait pas, car elle riait autant qu'elle parlait. Elle avait perdu deux enfants en couches avant de donner naissance aux jumeaux. La chose n'était pas rare. Si elle était triste malgré tous ses sourires, elle prenait soin de n'en rien laisser paraître.

Il avait rêvé de s'échapper pour une existence plus excitante, peut-être en embarquant sur un navire marchand, à moins qu'il rejoigne les gardes qui patrouillaient parfois dans la province, ou qu'il vole un cheval et parte à l'aventure. Mais rien ne s'était passé comme il se l'était imaginé.

Les hommes en cape rouge étaient arrivés aux heures les plus sombres de la nuit. Le garçon entendit frapper à la porte. Un moment plus tard, son père grommela quelques mots, la porte grinça et des murmures s'élevèrent. Ravi crut qu'un des voisins venait demander de l'aide. La ferme près des marais avait récemment connu des problèmes avec des voleurs de moutons. Peut-être voulaient-ils organiser une traque.

- Ravi, chuchota Mór depuis sa couche, de l'autre côté de la pièce, qui est-ce ?

Il lui fit signe de se taire. Il repoussa son drap, avec l'intention d'aller sur la pointe des pieds jusqu'à la porte, avant de se figer, les doigts crispés sur le tissu.

Un cri avait retenti dans la pièce principale, puis il y eut le bruit d'un objet - une chaise, lui sembla-t-il - que l'on renverse, des pas sur le sol en terre battue. Une autre exclamation furieuse, suivie de jurons et de sons qu'il identifia comme des coups de poing. Il fit basculer ses jambes hors du lit et posa les pieds sur le sol. La lumière qui filtrait autour de la porte dansa et devint plus vive. Il la regarda fixement, tandis que Mór retenait son souffle.

La porte de leur chambre s'ouvrit brusquement, à la suite d'un coup de pied botté. Les torches illuminèrent la pièce avec une intensité cruelle, et dans cet éclat émergèrent les corps massifs d'homme vêtus d'écarlate. Le premier traversa la chambre et abattit une main sur le cou de Ravi. Il se pencha pour dévisager le garçon, la torche si près de sa tête que ses traits étaient un mélange d'ombres et de rehauts. Un deuxième se dirigea vers Mór. Il était moins brusque. Il plaça un doigt sous le menton de la jeune fille et tourna son visage pour que son acolyte puisse le voir.

- Oui, vous êtes les deux faces d'une même pièce. Vous ne faites qu'un, ensemble dans le ventre de la mère, ensemble dans le destin. Les membres de votre conseil nous ont dit vrai. Allez, debout tous les deux. Nous ne vous ferons pas de mal si vous venez bien sagement.

Il était à la fois brusque et déterminé. Il faisait preuve d'une telle autorité naturelle que Ravi se leva sans même y penser. Mór et lui furent poussés dans la pièce principale. Ce que le garçon vit alors ne devait rester que par fragments dans sa mémoire - des images incohérentes saisies pendant qu'il trébuchait sous les bourrades. Il vit le visage de sa mère, bouche ouverte, les dents pareilles aux crocs d'un loup ou d'un ours. Du regard il chercha son père. Il ne put le trouver. Un groupe d'hommes se tenait près du poêle ; leurs bras et leurs jambes s'agitaient comme ceux d'un monstre improbable. Il ne put l'apercevoir dans cette confusion, mais il eut la certitude que son père était au centre.

On le mena sans ménagement vers la porte. Son pied accrocha le seuil et il s'écroula de tout son long à l'extérieur, dans la nuit. Il roula sur le sol et eut un moment de lucidité quand il vit les hommes qui sortaient derrière lui. Des capes rouges. Ils portaient des capes rouges ! Cela signifiait que Mór et lui allaient être livrés aux Dévoreurs ! Des garçons plus âgés le lui avaient affirmé : de temps à autre, le roi du Sud envoyait ses chasseurs à travers la Candovie à la recherche d'enfants dont son dieu aimait à se repaître. Ravi n'y avait jamais cru. Cela ne s'était jamais produit de son vivant, et il savait que les garçons plus âgés étaient cruels, et surtout menteurs. Mais à présent, il était à terre, son père était roué de coups, sa mère avait le masque d'une louve, sa sœur poussait des cris de protestation...

Sa colère fut instantanée, et totale. Il donna un coup de pied à l'homme penché vers lui et l'atteignit de biais au menton. Sa fureur en fut redoublée et il décocha coup sur coup, ses jambes se repliant et se détendant comme des pistons tandis qu'il se tortillait sur le sol. Étouffant un juron, l'homme recula précipitamment, pour revenir aussitôt à la charge. Cette fois, il mit toute la puissance de son corps dans la pointe de sa botte. Ravi essaya de la saisir et de déséquilibrer son assaillant, mais celui-ci se dégagea et frappa de nouveau. D'autres se joignirent à lui.

Ravi perdit connaissance. Il ne garda donc aucun souvenir de la façon dont on les jeta dans un chariot qui attendait au bord de la route. Il n'entendit pas davantage les gémissements de sa mère, ne la vit pas apparaître sur le seuil de la maison, retenue par un soldat à la poigne de fer. Et Mór ne lui en dit rien. Pourtant il le sut. Aussi sûrement que si sa sœur lui avait prêté ses oreilles et ses yeux, il sut.


Deux jours après que le soldat lui eut écrasé le nez - deux journées interminables de voyage, de coups, deux nuits sans sommeil -, les enfants furent rassemblés avec d'autres groupes venus des villages proches de la côte. Beaucoup de familles s'étaient réunies pour fêter le retour du printemps. C'était peut-être pour cette raison que les jeunes étaient prélevés en si grand nombre. De la façon dont les soldats à la cape rouge se comportaient avec les parents, Ravi ne savait pas grand-chose. Ils ne pouvaient tout de même pas tous les rouer de coups ? Peut-être y avait-il là l'explication de la marche forcée qu'on leur imposait. Peut-être... mais Ravi aurait parié qu'il y avait autre chose. À plusieurs reprises, il sentit le parfum entêtant de la brume porté par la brise venant des villes qu'ils contournaient. L'odeur le rendit aussi triste que la fumée de maisons incendiées. Ces villes n'étaient pourtant pas en ruines. Du moins pas au sens propre du terme - le premier qui vient à l'esprit.

Aucun d'entre eux ne comprenait ce qui lui arrivait. Oui, ils avaient entendu ce qu'on racontait sur les soldats en cape rouge, les disparitions, mais après tout ce n'étaient que des histoires... On parlait d'un ou deux gamins qui s'évanouissaient dans la nature, tous les deux ou trois ans. Rien de plus. Et il était toujours question d'enfants beaucoup plus jeunes que Ravi et Mór. Ce qui se passait maintenant allait bien au-delà des cauchemars avec lesquels les adolescents s'amusaient à tourmenter les plus jeunes.

On les fit avancer à marche forcée toute la matinée et tout l'après-midi. Au crépuscule, ils descendirent des falaises côtières et aperçurent pour la première fois les grands vaisseaux de la Ligue. Il était difficile d'estimer leur taille. Dans un premier temps, Ravi les jugea peu imposants, puis il se rendit compte qu'ils mouillaient assez loin du rivage. Ils étaient immobiles, comme posés sur l'étendue azurée scintillante.

Les jumeaux marchaient main dans la main en début de colonne. Ravi sentait le froissement des hautes herbes humides contre ses jambes, et il songea qu'il avait de la chance de ne pas se trouver parmi ceux de l'arrière qui la foulaient sans la sentir. Puis il se dit qu'il était idiot d'avoir de telles pensées. Ce n'est pas possible, pensa-t-il. Pas possible. Mais ils continuaient de marcher, et le monde entier semblait ligué contre eux.

Il serra un peu plus fort la main de sa sœur et observa les navires.

Cette nuit-là, ils dormirent sur l'étroit ruban sableux dominé par les falaises écroulées d'où les guetteurs les surveillaient. Certains des enfants avaient peur de l'océan et pleuraient. Ravi avait envie de leur crier d'arrêter, mais il savait que cela aurait été un acte de méchanceté gratuite et risquait d'aggraver la situation pour des êtres aussi innocents qu'il l'était lui-même. Il n'en restait pas moins furieux, et il ne voulait surtout pas que cette colère se dissipe ou qu'elle soit vaincue par la peur ou la docilité. Il avait l'intention de s'en servir.

- Jure-moi que tu ne leur céderas jamais, dit-il.

C'étaient les premiers mots qu'il prononçait depuis un certain temps. Il avait parlé sans regarder sa sœur. Ses mains griffèrent le sable humide et l'égrenèrent.

Mór ne répondit pas, et il se tourna vers elle pour l'étudier à la lueur jaunâtre des feux qui entouraient le campement. Il prit ses deux poignets dans ses mains et les serra fort.

- Ne te soumets pas. Jure-moi que tu ne te soumettras pas !

Sa sœur semblait abattue.

- Ravi, comment faire autrement ? Tu les as vus....

Il rapprocha son visage du sien.

- Promets ! Ne leur cède pas. Jamais.

Elle protesta, lui expliqua qu'elle serait obligée d'obéir pour éviter des sévices pires encore, mais il l'interrompit.

- Tu n'écoutes pas. Ce que je veux dire, c'est que tu ne dois pas te considérer comme une esclave, quoi qu'ils puissent te forcer à faire. Ces capes rouges prétendent que nous appartenons à d'autres personnes, maintenant. Ils disent que nous ne sommes plus nos propres maîtres, et que nous n'avons plus de parents. Mais ce sont des menteurs. Je veux que tu t'en souviennes toujours. Tu penses aussi que ce sont des menteurs, n'est-ce pas ?

Il attendit qu'elle ait hoché la tête pour continuer :

- Ne l'oublie jamais. Ne les laisse pas te faire croire que leurs mensonges sont la vérité. Souviens-toi que tu es Mór, la sœur de Ravi et la fille de nos parents. Promets-le moi.

Elle le lui promit, et il lui lâcha enfin les poignets.

- Pourquoi dis-tu ça ? fit-elle. Tu agis comme si nous étions séparés, et nous ne le sommes pas. Tiens-toi tranquille, n'attire pas l'attention et ils nous laisseront ensemble.

Il ne dit rien, et il fut heureux qu'elle ne lui demande pas de promettre, comme il venait de le faire avec elle.

Pendant la nuit, il décida de ce qu'il allait faire. Et c'était tout sauf chercher à passer inaperçu. Mór ne comprendrait pas, mais s'il parvenait au résultat escompté, elle verrait plus tard qu'il avait eu raison. Sans trop savoir comment s'y prendre, il était déterminé à tenter sa chance. Il était certain de sentir quand le bon moment se présenterait.


Hormis les vaisseaux de la Ligue eux-mêmes, les barges qui approchèrent du rivage le lendemain matin étaient les plus grandes structures conçues par l'homme que Ravi eût jamais vues. Basses sur l'eau et rectangulaires, elles aplatissaient les vagues sous elles. Elles étaient faite d'un matériau gris ardoise terne qui semblait absorber la lumière du soleil. Le garçon n'aurait pu dire ce qui les propulsait, mais quelque chose le faisait assurément, avec une lenteur inexorable. Et il y avait des gens à bord. Peu nombreux, et encore trop éloignés pour qu'on puisse les distinguer clairement. Cinq se tenaient debout sur une plate-forme. Ils ne bougeaient pas et n'étaient que des silhouettes, mais Ravi eut la certitude qu'ils le toisaient tous.

Les enfants sur la plage étaient pétrifiés, comme si cette chose silencieuse et ses passagers étaient plus effrayants que tout ce qu'ils avaient déjà connu. Ils se mirent à murmurer. Près des jumeaux, un garçon lâcha :

- C'est de la sorcellerie.

Personne ne le contredit.

- Ne mouillez pas vos pantalons, s'esclaffa l'un des soldats. Mais regardez-vous donc ! Bouche bée comme des carpes !

Un autre fit un commentaire sur l'odeur des sous-vêtements souillés. Un troisième, un peu plus loin, ironisa sur l'énorme billot flottant qui venait vers eux.

- Pourquoi font-ils ça ? se demanda Ravi à haute voix. Veulent-ils nous terroriser encore plus ?

Sa sœur ne répondit pas, mais lui prit la main.

La barge approchait. On discernait mieux les personnes sur la plate-forme, à présent. Elles étaient enveloppées dans des vêtements à capuchon du même gris lugubre que le vaisseau. Les vagues écrasées par la coque vinrent lécher les pieds des enfants. Ils reculèrent, sentirent la pression exercée par ceux qui se trouvaient derrière eux et commencèrent à paniquer. L'affolement se propagea en un instant. Ravi entendit les soldats rivaliser de railleries. Ils avaient prévu ce qui se produisait. Ils savouraient le désarroi des enfants.

Un cri sortit de ses lèvres :

- Nous ne sommes pas des esclaves !

Sans même s'en rendre compte, il libéra sa main d'une saccade et pivota sur lui-même pour s'époumoner dans toutes les directions, par-dessus la tête des autres gamins presque tous plus petits que lui.

- Vous entendez ? Nous ne sommes pas des esclaves !

Sa voix dut porter loin, car un grand nombre de visages se tournèrent vers lui, des visages ronds, d'autres émaciés, les yeux creux, les joues crasseuses. Dans leurs regards, il crut voir l'approbation, le désir de le croire, et il pensa qu'il pouvait transformer cette lueur en un brasier rebelle.

- Il ne suffit pas qu'ils disent que nous sommes esclaves pour que ce soit vrai. Nous ne sommes pas ce qu'ils prétendent !

Sa voix enfla encore. Il leur demanda de se rendre à l'évidence. Ils étaient des centaines, des milliers sur cette plage, les capes rouges une poignée seulement. Comment ces quelques lourdauds pouvaient-ils réduire en esclavage une telle multitude ?

Il donna lui-même la réponse :

- Parce que nous les laissons faire !

Les soldats l'avaient repéré. Ils se concertèrent, puis deux d'entre eux convergèrent vers lui. Le plus proche était une brute dont les épaules massives semblaient contenir toute la colère du monde.

Ravi saisit Mór par le bras et l'entraîna. Ils se faufilèrent dans la foule avec une agilité d'anguille. Il ne cessait de répéter au passage qu'ils n'étaient pas des esclaves. Il incitait les autres à combattre, à fuir, à faire n'importe quoi sauf se soumettre. Il ignorait s'ils comprenaient vraiment ce qu'il leur disait, ou si le chaos avait pris le dessus, toujours est-il qu'ils s'agitaient en tous sens. Ils frappaient les hommes qui voulaient se saisir d'eux. Une marée d'enfants renversèrent un soldat et le piétinèrent en fuyant sur la plage.

« Vers la liberté », songea Ravi. Il était conscient des suppliques de Mór, mais elles ne comptaient pas. Il la tenait par le poignet et faisait ce qu'il devait faire. Il était en train de tout changer.

- Ils ne peuvent pas nous arrêter ! Courez ! Rentrez chez vous !

Il venait de faire volte-face une fois encore, prêt à fuir si le soldat s'était trop rapproché. Il fallait rejoindre ceux qui couraient sur la plage. C'était ce que Mór voulait, il n'en doutait pas, et ils allaient y arriver.

Il se tourna juste à temps pour recevoir en plein front le bâton lancé par le soldat avec une force et une précision étonnantes. Il eut la tête rejetée en arrière, et malgré lui il leva les yeux vers le ciel lourd de nuages. Il ne sentit plus ses jambes. Il tomba à la renverse d'un bloc, et l'arrière de son crâne heurta le sable compact. Il en resta abasourdi, le souffle coupé, un bras levé, mais sa main ne tenait plus celle de sa sœur.

Et soudain, un poing se referma sur son poignet, et une ombre envahit le ciel. Le soldat le remit debout d'une traction, le fit tourner en l'air et le précipita de nouveau au sol, face la première. Puis il pressa un genou dans le dos de l'adolescent, et appuya de tout son poids. La bouche de Ravi forma un O quand l'air fut expulsé de ses poumons. Il voulut inspirer, mais l'homme l'écrasait comme s'il voulait lui enfoncer son genou à travers le corps.

- Qu'est-ce qu'on fait de lui ? grogna-t-il.

- Achève-le, répondit un autre soldat d'une voix calme. Il est inutile, mais nous avons toujours la fille. Le nombre sera respecté.

La tête contre le sable humide, les poumons vides et les yeux embués de larmes, Ravi aperçut le couteau. Et derrière l'arme, il vit sa sœur qui le regardait avec une expression de désespoir déchirant. Un soldat la tenait par les épaules, même s'il était évident qu'elle ne cherchait pas à résister. Il aurait voulu lui dire de détourner les yeux, mais il en était incapable. Et ce ne fut pas nécessaire. Quelqu'un d'autre attira l'attention de Mór, quelqu'un que Ravi ne pouvait voir et dont l'apparition sembla tétaniser sa sœur, sans que sa détresse décroisse.

- Attendez, ordonna une autre voix.

Ravi ignorait à qui elle appartenait, mais son autorité était indéniable. Le timbre en était étrange, avec des inflexions aiguës, alors que l'homme avait parlé posément.

Le couteau s'immobilisa dans l'air.

- Il a en lui le feu qui dévore la mort, dit l'autre. Il y a plus de vie en cet enfant qu'en quiconque. Je lui vois une utilité : je pense que les Auldeks l'apprécieront.

 

 

A propos de ce livre :

 

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(Copyright Le Pré aux clercs  / David Anthony Durham, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)