Sphères

 

Editeur : Interkeltia

Collection : SF Today

Auteur : Jean-Michel Calvez

Date de sortie : octobre 2009

Nbre de pages : 320

 

 

 

Voyage au Tibet (extrait)


Malgré ses quatre-vingt-deux ans, le frère lama Yan Dumang Ki-Ding était encore vert et ses yeux vifs pétillaient de malice derrière ses lunettes rondes cerclées de fer. Il devait sans doute au climat des hautes altitudes la préservation de ses capacités tant physiques qu'intellectuelles.

En dépit du faible préavis, les cinq voyageurs arrivèrent sans encombre jusqu'à Lhassa, après une brève escale à Francfort où Paul Isherwood et Olivier Berthold se joignirent à eux. En revanche, une fois dans la capitale du Tibet, ils furent surpris d'apprendre que la lamaserie du "Sommet de la Connaissance Spirituelle", étape suivante de leur périple, n'était accessible qu'à raison de deux jours de mauvaises routes à flanc de montagne qui les mèneraient jusqu'à près de cinq mille mètres d'altitude. S’il fallait croire les conseils avisés de Paul Isherwood, la formule la moins éprouvante pour s'y rendre aurait été de louer un de ces gros tout-terrain chinois et d'y amarrer avec soin tout colis trop fragile, avant d'attaquer de front la montagne.

— N'est-ce pas pénalisant, cette difficulté d'accès, pour ceux qui ont à faire à la lamaserie ? Comment font-ils, d'habitude ?

— Qui ça ? Personne n'y va jamais, expliqua en mauvais Anglais, d'un ton aimable mais un brin servile, le Chinois édenté et roublard qui tenait l’officine tenant lieu d’agence de voyage. Ou alors, ce sont des pèlerins bouddhistes qui ont tout leur temps et font le chemin à pied, à titre de mortification spirituelle, ou à dos de cheval pour les plus riches. Bien entendu, je peux aussi vous louer des chevaux, des ânes ou même des chameaux, si vous aviez une préférence pour ce genre de solution... ?

Sid étouffa à grand peine une grimace horrifiée ; le Chinois louait ou vendait tout ce que l'on ne pouvait trouver ailleurs dans le pays, y compris des rations militaires périmées, pour ceux qui avaient prévu un peu trop juste pour les provisions de bouche, et chacune de ses réponses se concluait par une nouvelle "affaire" qu'il avait à proposer.

— ...mais, pour des étrangers qui souhaitent disposer de tout le confort occidental, je dispose aussi de véhicules de très bonne qualité, venez, vous allez voir.

Il leur désigna les engins en question, remisés sous un hangar de rondins mal équarris qui jouxtait son agence. Les véhicules semblaient avoir pas mal souffert malgré le climat sain, très peu humide. Sid se rendit compte, après un bref examen, qu'il s'agissait en réalité de véhicules militaires hâtivement repeints de couleurs vives, dont certains portaient quelques stigmates d'un usage "opérationnel" antérieur. Il désigna à Laurie une volée de trous significative, le long d'un bas de caisse : "Les pierres des routes sont agressives dans ce pays, dirait-on ; je me demande si c'est une bonne idée, de confier nos vies à ces machines."

Souriant béatement comme s'il s'amusait de leur perplexité, Paul Isherwood les laissa un temps méditer les particularités logistiques de la région avant de juger, à un moment donné, qu'il était temps pour lui d'intervenir.

— Bien, passons aux choses sérieuses, conclut-il, la plaisanterie ayant assez duré. Où peut-on trouver un téléphone, que l'on appelle enfin un service d'hélico-taxis ?

De fait, pour un occidental pressé, c'était la seule formule raisonnable. Et pas si chère que ça, tout compte fait, en tenant compte d'un taux de change favorable.

A leur arrivée à la lamaserie, deux heures plus tard, ils contèrent leurs tribulations au vieux moine bouddhiste, dont le sourire tranquille se confondit dans les rides innombrables qui sillonnaient son visage buriné. Le vieil homme à la fine moustache s'exprimait avec lenteur et précision, dans un Anglais précieux et suranné.

— Vous voyez, votre secret était bien gardé. Il ne passe guère plus d'un ou deux véhicules à l'année, chez nous...

— Comment êtes-vous approvisionnés, ici, dans ce cas ? s'enquit Laurie, jetant autour d'elle un regard perplexe.

— Nous sommes pratiquement autonomes en tout. Quelques fermes aux alentours, s’ajoutant aux propres productions du monastère, nous suffisent pour subsister. Et puis, nous n'avons pas de besoins importants. (Il tourna la tête vers l'hélicoptère posé au centre de la vaste esplanade de terre battue aménagée à flanc de montagne). Il n'y a guère que les médicaments, et parfois quelques rechanges électroniques ou mécaniques pour la radio ou le groupe électrogène, que nous faisons venir par voie aérienne, en cas d'urgence. Mais, comme je vous l'ai dit, le climat est sec et très sain, ici. Les matériels comme les hommes y survivent longtemps !

Il leur avait offert l'hospitalité et un repas très simple, frugal mais bienvenu. Ainsi qu'il venait de l'expliquer, l'hélicoptère n'était pas inconnu au monastère, car il y assurait des urgences de toute sorte. Et s'ils avaient gagné sur la montagne une vaste esplanade en terre battue dégagée de tout obstacle, c'était dans l'objectif principal de pouvoir en accueillir en cas de besoin. Jusqu'à cet instant, l'homme n'avait pas une seule fois fait allusion au motif de leur visite ; comme si seuls le repas offert à ses convives avait de l'importance à ses yeux.

— Qu'avez-vous d'autre à dire concernant le document dont vous nous avez fourni copie par courrier ? finit par demander Sid, abordant enfin le but effectif de leur venue.

Plutôt que d'exiger qu'il leur remette le document et les éclaire au plus vite, il laissa le moine s'exprimer à son rythme, dans son langage fleuri empruntant les chemins de traverse de la langue. Comment avaient-ils considéré ce message, transmis par delà les générations ? Quelle origine lui attribuaient-ils ? Et pourquoi, depuis tant de siècles, n'en avaient-ils jamais parlé à quiconque ? Comment avaient-ils pu garder ce secret ? Les questions étaient légion.

Reconstitué par bribes, à l'instar des pièces d'un puzzle ou d'un scénario mystérieux, tout cela vint lentement à la surface, empreint de sagesse bouddhiste. Comme les autres invités, Olivier avait admis qu'ils sauraient en temps utile tout ce qu'il leur fallait savoir. Il était inutile, pour y accéder, de violer les souvenirs du vieux moine ou de lui arracher la vérité. Il suffisait de s'accorder avec l'écoulement spécifique du temps à cette altitude, tel un nuage non soumis aux vents, et d'attendre avec philosophie l'instant propice pour recevoir cette connaissance.

Le vieillard commença par leur conter une légende très ancienne, colportée de génération en génération par les paysans locaux ; Celle-ci était centrée sur l’image singulière, hasard ou non, d'un monde circulaire descendu de la montagne. Diverses variantes de cette même légende circulaient dans ces contrées, depuis des temps immémoriaux. Et Sid se souvint avoir compilé une information de cette teneur, deux mois plus tôt, parmi bien d'autres relatives au panorama mondial de l'influence de la sphère sur les populations et leurs mythes.

— Ainsi, l'apparition de ce mythe et celle du message pourraient-elles, réellement, avoir une origine commune ? s'extasia Paul. En dehors de la tradition orale, n'y a-t-il pas de traces plus concrètes d'un événement hors norme, par exemple du passage d'un artefact mécanique ou d'un être fabuleux qui aurait remis en mains propres le document à l'un de vos ancêtres ?

Le vieillard secoua la tête, mais ses prunelles noires s'enflammèrent.

— Il semble que la sphère qui a visité récemment notre monde est parvenue à conserver ses secrets, malgré la toute puissance de votre technologie, à vous, occidentaux (il eut à ces mots un regard vers l'hélicoptère, dehors, et vers la minicam de Laurie). Comment voudriez-vous, face à ces manifestations d'ordre divin, que d'humbles paysans pétris de terreur religieuse et une poignée de moines bouddhistes démunis de tout aient pu lui arracher le moindre secret, avec pour seule arme d’intimidation ou de défense leurs fourches de bois et leurs bâtons ?

 

 

A propos de ce livre:

 

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 (Copyright Interkeltia / Jean-Michel Calvez, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)