Dernier Souffle 1, Le - Le Don

 

 

Editeur : Milady

Auteur : Fiona McIntosh

Traducteur: Frédéric Le Berre

Date de sortie : 2 octobre 2009

Nbre de pages : 670

 

 

Prologue


Le coup allait être mortel. Il le sut à la seconde même où il capta la lueur menaçante de la lame à l'entame du mouvement ; et il l'accepta.

Fergys Thirsk, le fils chéri du royaume de Morgravia, entama la dernière partie de son chemin vers la mort par une petite aube grise, dont les lueurs pâles éclairaient à peine le ciel d'hiver. Il contempla sa fin inéluctable avec le courage dont il avait fait preuve tout au long de sa vie de général de la légion.

C'était l'idée du roi que d'attaquer sous le couvert de la nuit le détachement de Briavel rassemblé de l'autre côté de la colline. Pour sa part, Fergys n'aimait pas trop l'idée d'enfreindre la trêve nocturne traditionnelle au cours de laquelle les hommes se regroupaient autour des feux, certains pour chanter et d'autres pour se demander s'il leur serait donné de vivre un jour encore. Mais le roi avait une idée fixe : mettre à profit cette nuit sombre où les nuages cachaient la lune pour prendre l'ennemi à revers et par surprise. Le fleuve Tague, qui marquait la frontière entre les royaumes de Morgravia et de Briavel, des montagnes au nord jusqu'aux plaines du centre, avait déjà charrié le sang des deux armées au cours de cette journée. Fergys était réticent à l'idée de renvoyer au combat ses hommes épuisés ; mais le roi ne voulait pas en démordre et Thirsk avait relevé le défi.

Il n'avait vu nul mauvais présage au moment de lancer l'attaque à la tête de ses troupes ; il n'appréciait pas le plan, c'était tout. Fergys était un homme d'honneur et de tradition. La guerre avait un code qu'il préférait voir respecter.

Néanmoins, il s'était battu aussi férocement qu'à l'ordinaire, mais l'irruption de Magnus – son ami et son roi – au cœur de la mêlée l'avait perturbé. Il ne voulait pas le voir ainsi exposé. Sans réfléchir plus avant, il s'était débarrassé de trois ennemis sur sa route, pour venir aux côtés de son souverain afin de le protéger.

Par-dessus les cris et le fracas des armes, il avait fait part de ses réserves à son plus vieux et plus cher ami.

- Tu crois que ce manteau blanc est suffisamment discret ?

Magnus ignora le sarcasme, poussant l'audace ou l'inconscience jusqu'à pratiquer l'ironie à son tour.

- Il fallait bien que Valor sache que j'étais là le jour où son armée a été vaincue.

C'était pourtant un geste bien téméraire, bien plus dangereux qu'il ne l'avait pensé. Ils combattaient sur la rive de Briavel et, une fois la surprise passée, les deux armées s'étaient lancées à corps perdu dans un massacre sanglant. Les hommes de Valor n'étaient pas des pleutres et grand était leur désir de repousser les troupes de Morgravia.

Fergys avait repéré l'étendard de Briavel – indiquant que Valor lui aussi était au cœur de la bataille – et il se souvenait maintenant, en ces instants où son sang et sa vie s'échappaient de lui, combien il avait craint pour les deux rois.

Établie sur la hauteur, l'armée de Briavel avait l'avantage du terrain et Fergys avait décidé de sonner la retraite. Ses troupes avaient déjà infligé de lourdes pertes à l'ennemi ; inutile qu'un des deux monarques meure ce jour-là. Il savait que plus tard dans la journée, au cours de l'assaut qui surviendrait inévitablement, l'armée de Morgravia l'emporterait une nouvelle fois. Il avait donc donné l'ordre du repli et tous ses hommes avaient obéi.

Tous, sauf un.

Et c'était précisément celui que Fergys Thirsk avait juré de protéger, fût-ce au péril de sa vie.

Comme tous les généraux de la famille Thirsk avant lui, Fergys avait eu longue vie ; son seul regret au seuil de la mort était donc de n'avoir pas les siens autour de lui. Fergys n'était pas le moins du monde habitué à la défaite, mais Shar apparemment avait décidé d'exiger beaucoup de lui aujourd'hui. Son dieu voulait sa vie et Fergys l'avait donnée sans la moindre hésitation.

Jusqu'à ce jour, il avait livré d'innombrables batailles sans jamais récolter plus qu'une ou deux blessures superficielles. Rien n'avait laissé présager que celle-ci devait être différente ; du moins, jusqu'à ce qu'il voie le danger, qu'il entende le guerrier de Briavel pousser son cri, et qu'il s'interpose délibérément pour recevoir la lame fatale. Le corps de Fergys était l'ultime rempart protégeant son roi de la mort ; il s'était jeté sans même réfléchir. L'épée avait touché. Le destin l'avait très précisément fait passer sous la cuirasse.

Il avait poussé un cri ; la douleur lui déchirait le ventre. Mais il n'avait pas succombé, trop occupé à affronter les soldats ennemis pour protéger la vie de son roi. Ce n'est qu'après que Fergys Thirsk était tombé à terre ; pas encore mort, mais assurément en partance pour le plus long des voyages.

Pendant qu'on l'emportait à toute allure de l'autre côté du Tague, il hurlait encore ses ordres à ses capitaines. Lorsqu'il fut certain que toute l'armée de Morgravia s'était bien repliée, il se laissa aller sur la toile qui le porterait jusqu'au camp. Le trajet lui parut durer un temps infini ; sa vie défilait devant lui.

Finalement, il n'avait guère de raisons de se plaindre.

Déjà, il était aimé, ce qui en soi devait suffire au bonheur d'un homme, songeait-il ; mais il y avait tellement plus encore. Il imposait le respect – un respect qu'il avait conquis et qu'il méritait – et il marchait aux côtés d'un roi qui était son ami. Plus qu'un ami même… un frère de sang.

En ces instants, ce frère marchait à ses côtés, en état de choc, donnant des ordres pour qu'on prenne soin de lui et marmottant sans fin que tout était de sa faute ; son imprudence et sa stupidité allaient causer la perte du grand général. Tout cela ne servait à rien. Fergys tenta de le lui dire, mais sa voix était trop faible pour couvrir les bruits de la retraite. S'il avait pu parler, il aurait fait taire son frère de sang en lui rappelant que les bergers de Shar avaient parlé et qu'il devait s'en aller, que ça lui plaise ou non. Sans regrets. Avec le sentiment d'avoir tout accompli.

Au passage de la civière, les hommes inclinaient la tête. Fergys aurait voulu pouvoir, d'une manière ou d'une autre, remercier chacun d'eux. La légion engendrait des soldats exceptionnels, loyaux jusqu'à la mort à l'homme qui les commandait. Un instant, il se demanda comment ils recevraient le nouveau général, implorant muettement leur indulgence. Donnez sa chance au garçon. Il sera tout ce que je suis et même mieux encore. Du fond du cœur, il espérait que cette pensée devienne réalité.

Il pensait maintenant à son fils – le futur général, sérieux et élevé dans le respect de la tradition. Sorti du même moule que lui, avait-on coutume de dire, en particulier pour l'apparence physique. Un Thirsk, un homme simple, solide et sans peur, qui déjà montrait toutes les aptitudes d'un chef. Dans la légion de Morgravia, il était de coutume que le commandement passe du père au fils, mais Fergys s'interrogeait ; l'usage serait-il maintenu ? Son fils était si jeune encore. Aurait-il le temps de permettre à son héritier de perpétuer la tradition des Thirsk ou une autre famille allait-elle revendiquer le droit de conduire les armées ? Cela faisait deux siècles que les Thirsk commandaient la légion ; et c'était une tâche immense pour une famille que de donner au monde à chaque génération un guerrier accompli doté d'une grande intelligence.

Les porteurs approchaient de la tente où l'agonisant savait qu'il entrerait dans son denier repos. Une fois allongé là, il allait falloir qu'il accorde ses ultimes forces et toute son attention à son roi. Il aurait voulu du temps encore pour songer à sa femme défunte, la belle Helyna, dont le caractère se retrouvait chez leur fils. Pour la beauté, seule leur fille en avait hérité. Fergys ne put retenir une grimace – de regret et de chagrin plus que de douleur. Sa fille était si petite encore… trop petite pour perdre ses deux parents.

Il se demandait ce qu'il allait advenir des siens. L'argent n'était pas un problème ; la maison Thirsk était la plus riche du royaume, à l'exception peut-être des Donal de Felrawthy. Il allait devoir s'en remettre à Magnus, mais il savait pouvoir compter sur lui. Plus que tout, c'est de temps dont sa famille allait avoir besoin désormais – du temps pour grandir. Une paix allait devoir être conclue avec Briavel, jusqu'à ce que le jeune Thirsk ait l'âge d'aller à la guerre. Et si cette période de trêve avait un coût, il espérait que sa vie serait un prix suffisant.

On l'allongea sur sa couche ; le roi avait insisté pour qu'on l'installe dans la tente royale. Des médecins se précipitèrent à son chevet ; il les ignora, sachant très bien que tout cela finirait par des hochements de tête silencieux et des mines graves. Fergys referma les yeux pour oublier la frénésie autour de lui et replonger dans ses pensées.

La haine ancestrale ; comme elle lui semblait vaine en cet instant. Valor de Briavel était un bon roi. Il avait une fille et il était peu probable qu'il ait un fils désormais. Il n'avait jamais voulu se remarier après la mort de sa femme ; à ce qu'on disait, leur amour était béni de Shar. Et puis, il était sans doute trop vieux aujourd'hui, à soixante-dix ans, pour se risquer à élever un héritier. Lui aussi avait besoin de temps et de quiétude pour que la princesse de Briavel grandisse et se forme à sa charge. En un sens, la guerre n'était qu'une tradition comme une autre. Leurs aïeux s'étaient battus les uns contre les autres lorsqu'ils ne représentaient guère plus que des clans. À l'origine, il s'agissait essentiellement de préserver l'équilibre entre deux factions antagonistes ; mais quand les deux familles les plus puissantes eurent établi leurs royaumes, la guerre devint un moyen de conquérir terres et pouvoirs. Au fil des siècles, aucune ne fut en position de prétendre dominer la région, si bien que leur inimitié dégénéra en vaines querelles pour des questions de droits de passage, de routes commerciales et autres peccadilles ; lorsque Magnus et Valor héritèrent chacun de sa couronne respective, personne ne savait plus exactement pourquoi les deux royaumes se battaient.

Fergys eut en soupir. En vérité, il estimait plutôt Valor et se lamentait que les deux rois ne puissent être bons voisins. Unie et pacifiée, la région serait richissime et ne craindrait pratiquement aucun ennemi. Il ne pourrait malheureusement pas voir ce rêve se réaliser.

- Parle-moi, l'implora le roi Magnus d'une voix étranglée par le remords.

- Fais partir les médecins, Magnus. Nous savons tous que c'est fini.

Le roi baissa la tête en signe de triste soumission, puis donna ses ordres.

Tous sortirent, à l'exception de son ami. Fergys ne voulut aucun adieu éploré de ses capitaines ; il n'aurait pas davantage supporté leur sympathie que leur désespoir. Sonnés par la pensée que leur général ne verrait pas le soleil se coucher, ils défilèrent devant lui en silence.

Fergys demanda qu'on laisse ouvert le rideau de la tente, de façon à voir, au loin sur la lande, la fumée des feux du camp de l'armée de Briavel, là où des hommes et des bêtes mourraient encore aujourd'hui si le combat venait à reprendre. Au fond de lui, il savait que les deux armées étaient exsangues et épuisées ; tous les hommes étaient prêts à accepter le verdict de cette énième bataille entre les vieux ennemis pour s'en retourner dans leurs villes et leurs villages. Bien sûr, bon nombre ne rentreraient jamais chez eux ; pour la plupart, leurs veuves et leurs mères, leurs sœurs et leurs promises étaient en Briavel.

Et pourtant, alors que la mort resserrait sur lui son étreinte pour l'ultime baiser, Fergys savait comme beaucoup que dans les tavernes de Briavel, on jurerait plus tard que c'était le royaume de Morgravia qui avait ce jour enregistré les plus lourdes pertes.

Les yeux fatigués du général revinrent se poser sur son ami.

- C'est fini pour eux, dit finalement le roi Magnus de Morgravia.

Fergys tenta de hocher la tête, soulagé que Magnus soit parvenu à s'arracher à sa torpeur ; il fallait maintenant qu'ils parlent et le temps leur était compté.

- Attention, Valor tentera encore quelque chose, prévint Fergys. Il voudra sauver la face.

Magnus soupira.

- Et nous le laisserons faire ?

- C'est ce que tu as toujours fait dans le passé. Retire tous les hommes et fais en sorte qu'il apprenne la nouvelle de ma blessure et de ma mort, répondit Fergys, l'échine traversée de grands élancements douloureux.

» Ce sera un grand moment pour eux et nous pourrons rentrer chez nous.

En disant cela, il n'ignorait pas qu'il ferait son retour sur ses terres roulé dans un linceul noir, tiré par son cheval.

La bataille était gagnée. Comme d'habitude sous le commandement des généraux Thirsk, Morgravia l'avait emporté. Bien sûr, tel n'avait pas toujours été le cas. Au cours des siècles passés, Briavel avait parfois triomphé. La haine entre les deux royaumes était un long chapelet d'histoires aux reflets rouge sang.

- Je me demande pourquoi je l'épargne. Tu crois que c'est par faiblesse ?

Fergys voulut dire au roi que ce n'était pas par faiblesse mais par compassion que Morgravia résisterait à la tentation de mener un massacre aujourd'hui. À cause de la compassion et du fait que c'était la première fois que Magnus voyait mourir son meilleur ami, la bataille était soudain passée au second rang des préoccupations du roi. Et si la compassion était une faiblesse, alors Fergys n'en aimait que plus son ami – et ses contradictions qui le faisaient condamner à mort sans sourciller un criminel de Morgravia tandis qu'il épargnait la vie de ses ennemis sur le champ de bataille. C'était ce mélange d'impulsivité et d'honneur, de flexibilité et d'entêtement, qui avait attaché Fergys à Magnus depuis l'enfance.

Fergys sentit que son souffle s'amenuisait. Souvent, en tenant la main des mourants, il avait constaté ce phénomène lorsque leurs paroles devenaient inaudibles. Et maintenant, c'était son tour ; la mort se faisait pressante. Elle allait pourtant devoir patienter.

Il avait encore des choses à dire, même si chaque mot devenait une torture.

- S'il y a la moindre faiblesse ici, alors elle est de notre fait à tous les deux, répondit Fergys.

» Et puis sans elle, Briavel et Morgravia n'auraient plus le plaisir d'envoyer régulièrement la fine fleur de leur jeunesse s'étriper sur la lande, montée sur de superbes destriers.

Magnus hocha la tête. Fergys Thirsk ne partait jamais de gaîté de cœur au combat ; il vénérait bien trop la paix et le caractère sacré de la vie, en particulier celle des hommes de Morgravia. Néanmoins, jamais dans son histoire Morgravia n'avait eu plus redoutable chef de guerre. Il était une légende pour tous ses hommes.

L'esprit embrumé par la douleur, il observait son roi et ami effondré devant lui, notant pour la première fois les fils gris qui désormais parsemaient ses cheveux. Naguère brillants et uniformément bruns, ils encadraient un visage expressif à la mâchoire carrée, où deux yeux pétillaient d'intelligence. La haute stature de Magnus donnait soudain l'impression d'être tassée, comme si sa grande carcasse devenait trop lourde. Ils vieillissaient tous deux.

Le général fut secoué d'un rire douloureux ; lui ne vieillirait plus très longtemps. Sous le regard interrogateur de son ami, il haussa les épaules, lançant du même coup une nouvelle vague de douleur dans son corps à l'agonie.

- Nous nous sommes toujours efforcés de rire de tout, Magnus.

- Mais cela ne me fait pas rire, Fergys. Pas du tout.

Le roi eut un nouveau soupir.

Fergys pouvait entendre le chagrin dans ce souffle. Ils étaient amis depuis l'enfance ; leurs pères les avaient fait grandir ensemble, mais l'amitié était venue naturellement. Fergys avait vénéré l'héritier, puis le roi. Pour Magnus, Fergys était un frère qu'il chérissait comme un autre lui-même, dont il avait écouté les conseils avisés tout au long de son règne. Ensemble, ils formaient un tandem aussi rusé qu'intelligent.

- Que dois-je faire maintenant ? demanda le roi dans un murmure.

Puisant dans ses ultimes réserves, Fergys étreignit la main de son ami.

- Je crois que tu ne devrais pas souhaiter la mort du roi Valor de Briavel plus que la mienne. Morgravia n'a plus rien à craindre de lui pour au moins les dix années à venir. Fais qu'il en soit ainsi, Magnus. Ouvre des pourparlers. Il n'est plus nécessaire que des jeunes gens aient encore à mourir aujourd'hui.

- C'est ce que je veux. Je ne désire sûrement pas prolonger cette bataille, tu le sais bien, et si je n'avais pas été aussi stupide, tu ne serais…

Fergys interrompit le flot de culpabilité du roi par une violente quinte de toux ; du sang se répandit sur sa chemise. La mort s'impatientait. Magnus s'empressa de lui passer des linges propres, mais le général repoussa sa main.

- Ma mort doit suffire. Elle sera considérée comme un coup majeur porté à Morgravia. Valor est fier, mais il n'est pas stupide. Faute d'héritier mâle, c'est sa fille qui sera reine un jour. Elle aura alors besoin d'une armée et Briavel a besoin de la paix pour la mettre sur pied. Mais eux comme nous serions bien avisés de mettre nos querelles de côté. La menace au nord est bien réelle et elle pèse sur nos deux royaumes. Un jour, nous pourrions bien avoir besoin les uns des autres.

Fergys parlait de Cailech, le roi autoproclamé de Ceux des Montagnes. Au début, Cailech n'avait rien été de plus que le tout jeune chef d'une horde de montagnards rustauds qui s'éloignaient rarement de leurs hautes terres au-delà des monts au nord et au nord-est. Pendant des siècles, les siens s'étaient battus entre eux, confinés dans les Razors, comme on appelait leurs immenses territoires. Une quinzaine d'années auparavant, ce tout jeune guerrier de dix-huit printemps à peine avait imposé par la force son autorité à toutes les tribus pour les unifier. Depuis des années, Fergys avait la conviction que ce n'était qu'une question de temps avant que Cailech se sente suffisamment fort pour tourner son regard au-delà des montagnes, en direction des plaines fertiles de Morgravia et de Briavel.

- Je vais poursuivre le renforcement de la légion au nord, dit le roi, comme s'il avait lu dans ses pensées.

- Cela m'aidera à reposer en paix.

Tous deux entendaient la respiration du mourant devenir saccadée.

Magnus devait produire un immense effort sur lui-même pour refouler l'émotion qui l'étreignait.

- Et pour toi, ô mon ami, que puis-je faire avant que nous soyons séparés ?

Pour la dernière fois, leurs mains se saisirent à la manière de la légion.

- Un pacte par le sang.

Le roi haussa un sourcil. Il se souvenait de la première fois qu'ils avaient mêlé leur sang. Alors qu'ils n'étaient encore que des enfants, on les avait autorisés à assister au rituel entre les anciens ducs de Felrawthy et d'Argorn, représentant les deux duchés les plus puissants du royaume. Les deux garçons avaient suivi la cérémonie les yeux écarquillés, impressionnés par la solennité et la profondeur du serment entre les participants. C'est Magnus qui avait suggéré qu'ils le fassent à leur tour. « Nous nous engageons l'un envers l'autre, avait-il dit à Fergys. Tu m'aimeras toujours comme ton roi et moi je t'aimerai comme mon général. Mais par-dessus tout, nous serons frères de sang. » Chacun avait ensuite trouvé le courage de s'entailler la main pour la plaquer contre celle de son ami, comme ils avaient vu les nobles le faire. Ils n'avaient pas dix ans alors.

Une nouvelle toux violente déchira la poitrine de Fergys. Son trépas n'était plus qu'une question de minutes.

- Dis-moi, Fergys ! demanda Magnus d'une voix pleine d'angoisse.

» Demande. Je ferai tout ce que tu voudras.

Fergys hocha la tête, épuisé.

- Les enfants. Mon fils, Wyl. Il doit quitter Argorn immédiatement. Il est général de la légion et il ne le sait pas encore. Il doit finir sa formation au palais.

Une toux encore. Ses narines se pinçaient.

- Que Gueryn l'accompagne. Qu'ils restent ensemble. Il n'y a pas meilleur professeur que lui, poursuivit le roi.

- Excepté celui qui le quitte aujourd'hui, souffla Magnus d'un ton sinistre. Et Ylena ?

- Veille à ce qu'elle fasse un mariage qui la rende heureuse. C'est tout ce que je souhaite.

Les yeux de Fergys se portèrent sur la table basse où une dague était posée.

Magnus alla la chercher, sans un mot. Il se rassit à côté de son ami, puis passa la lame à l'intérieur de sa main, avant de faire de même dans celle de Fergys. Ils joignirent leurs paumes, mêlant leur sang.

D'une voix douce qui n'était guère qu'un souffle, le roi fit sa promesse.

- Ylena ne manquera de rien et ton fils sera mon fils, Fergys.

- Un frère pour ton fils Celimus, coassa Fergys d'un filet de voix devenu sifflant.

- Ils seront frères de sang, tout comme nous le sommes, dit le roi en fermant les yeux pour que les larmes ne coulent pas.

Sa main serra encore plus fort celle de son ami, de son frère.

- Va, Fergys. Inutile de souffrir encore. Que ton âme voyage en paix.

La tête de Fergys partait sur le côté. Un voile descendait sur ses yeux.

- Frères de sang… murmura-t-il dans son dernier souffle.

Le roi Magnus de Morgravia sentit la pression de la main de son ami se relâcher ; la mort était venue le chercher.

- Nos fils ne feront qu'un, approuva-t-il solennellement.

 

 

A propos de ce livre :

 

- Site de l'Auteur : http://www.fionamcintosh.com/

- Site de l'éditeur : http://www.milady.fr/  

 

 

Copyright © Fiona McIntosh 2003

© Bragelonne 2006, pour la présente traduction.