Brasyl

 

Editeur : Bragelonne

Collection : Bragelonne SF

Auteur : Ian McDonald

Traducteur:  Cédric Perdereau

Date de sortie : 23 octobre 2009

Nbre de pages : 408

 

 

Notre Dame du Budget Illimité

17 au 19 mai 2006


Marcelina les regarda prendre la voiture rua Sacopã. C’était une Mercedes classe C, une voiture de dealer, tunée jusqu'à la gueule par l'équipe de Pimp My Ride : Brasileiro, avec les jantes, l'aileron, et les néons bleus sous les bas de caisse. Des caissons de basses gros comme des valises. Les designers avaient fait du bon boulot ; elle avait l'air bien plus chère que les quatre mille reis que Marcelina l'avait payée à la fourrière.

Ils passèrent devant une fois : trois types en short, casquette et blouson de basket. Une fois, pour regarder. Une deuxième fois, pour vérifier, comme s'ils admiraient la peinture, le rosaire, et le porte-clés en forme de flamant rose suspendu au rétroviseur (la petite attention). Comme s'ils se demandaient si c'était un chargeur CD ou un lecteur MP3.

Allez, mes petits, elle vous fait envie, tournez pas autour du pot, se dit Marcelina à l'arrière de la voiture de chasse dans une ruelle, deux cents mètres plus haut sur la colline. Elle est pour vous, je l'ai faite pour ça, vous ne pouvez quand même pas résister ?

La troisième fois, pour la prendre. Ils se laissèrent dix minutes, dix minutes de sécurité, dix minutes pendant lesquelles Marcelina resta assise devant son moniteur, craignant qu'ils ne reviennent pas ou que quelqu'un d'autre se décide avant eux. Mais non, ils étaient là, ils redescendaient la colline, des grands gosses bien foutus, longilignes et la foulée dansante, et ils étaient bons, très bons. Elle les vit à peine tester la portière, mais leur air de surprise en voyant qu'elle était ouverte, ça on ne pouvait pas le rater. Oui, elle est déverrouillée. Et oui, les clés sont dessus. Sans transition, ils étaient à l'intérieur. Porte fermée, moteur démarré, phares allumés.

- C'est parti ! cria Marcelina Hoffman à son conducteur.

Le démarrage en trombe du 4 x 4 la projeta contre le moniteur. Dieu et Marie, ils étaient déjà à fond, le moteur criait tandis qu'ils s'engageaient sur l'avenida Epitácio Pessoa.

- Attention, à toutes les voitures ! cria Marcelina dans son micro tandis que la Cherokee s'insérait dans la circulation. Ils l'ont prise, ils l'ont prise ! Cap au nord, vers le tunnel Rebouças. (Elle enfonça le doigt dans l'épaule du pilote, un assistant de production qui avait avoué un amour pour les rallyes automobiles.) Restez en contact visuel, mais ne leur faites pas peur. (Le moniteur était vierge. Elle le tapa sur le côté.) C'est quoi le souci avec ce machin ? (L'écran se remplit d'images des paluches de la Mercedes.) Il me faut un time-code en temps réel par-dessus.

Pourvu qu'ils ne trouvent pas les caméras, pria Marcelina à sa sainte patronne, Nossa Senhora de Valiosa Produção. Trois mecs, celui en noir et or au volant, celui avec la veste Nike, et celui avec pas de chemise du tout, et une petite touffe de poils entre les seins. Les sirènes les dépassèrent avec un gémissement doppler ; Marcelina leva les yeux de son moniteur et vit une voiture de police couper quatre voies de circulation pour tourner sur l'avenue du lagon et accélérer devant elle.

- Donne-moi du son.

João-Batista le monteur son secoua la tête comme un Indien, le geste rendu encore plus cartoon par son casque. Il trifouilla le mixeur pendu à son cou et leva les deux pouces avec hésitation. Marcelina avait répété la scène – répété la scène et répété la scène et répété la scène – et maintenant elle ne se rappelait plus un seul mot. João-Batista la regarda : Vas-y, c'est ton émission.

- Vous aimez cette voiture ? Elle vous plaît ?

Elle criait comme une présentatrice hystérique. João-Batista la regardait avec pitié. Sur les caméras de la voiture, les garçons la fixaient comme si une bombe avait explosé sous leurs LEDs façon K2000. Ne me laissez pas, ma Dame Dame Dame. Restez avec moi.

- Elle est à vous ! C'est votre gros lot ! Tout va bien, vous parti-cipez à un jeu télé !

- C'est une vieille Merco pourrie avec un tuning à deux balles, marmonna Souza le conducteur. Et ils le savent.

Marcelina coupa le micro.

- C'est toi qui réalises, là ? Hein ? Hein ? Pour un pilote, ça suffit bien.

Le 4 x 4 braqua brutalement, et Marcelina roula sur la banquette. Les pneus crissèrent. Bon Dieu qu'elle aimait ça.

- Ils n'ont pas pris le tunnel. Ils se font Jardim Botânico, à la place.

Marcelina jeta un œil au système de navigation par satellite. Les voitures de police étaient des drapeaux orange, leur formation nette sur la Zona Sul de Rio se morcelant pour suivre la voiture qui refusait de plonger dans leur piège. C'est ça ! dit Marcelina dans sa tête. C'est ça qui fait de la télé grand spectacle. Retour sur le micro.

- Vous êtes sur Poursuite. C'est une nouvelle émission de télé-----réalité sur Canal Quatro, et vous êtes les invités ! Eh, vous allez devenir des stars.

À ces mots, les garçons s'entre-regardèrent. La culture de l'attention. Ça séduisait toujours les Cariocas un peu grosse tête. Les meilleurs participants de télé réalité, ces Cariocas.

- Cette voiture est tout à fait à vous, sans réserve, légalement. Il suffit juste de ne pas se faire arrêter par les flics pendant une demi-heure, et on leur a dit que vous étiez là. Vous voulez jouer ?

Ça pourrait même leur servir d'accroche : Poursuite : vous voulez jouer ?

Le gamin en veste de survêt' Nike bougeait les lèvres.

- Il me faut le son ! cria Marcelina.

João-Batista régla un autre potar. De la baile funk secoua le 4 x 4.

- J'ai dit, pour un tas de boue pareil ? répéta la veste Nike par-dessus la boum-boum.

Souza prit un autre virage à en faire hurler les pneus. Les drapeaux orange des voitures de police se resserraient, barrant les itinéraires de fuite l'un après l'autre. Pour la première fois, Marcelina se dit qu'elle tenait peut-être vraiment une émission. Elle coupa son micro.

- Où on va ?

- Peut-être Rocinha, ou alors vers Tijuca sur l'estrada dona Castorina.

Le 4 x 4 prit une autre intersection en dérapant, éparpillant les jongleurs dans une averse de balles, et les laveurs de pare-brise avec raclette et seau.

- Non, c'est bien Rocinha, confirma le conducteur.

- On récupère des trucs utilisables ? demanda Marcelina à João-Batista.

Il secoua la tête. De sa vie, tous les ingés son qu'elle avait eus étaient des connards laconiques, que ce soient des hommes ou des femmes.

- Eh, eh, eh, vous pourriez baisser un peu la musique ?

La baile de DJ Furação baissa jusqu'à un niveau qui fit lever les deux pouces à João-Batista.

- Comment tu t'appelles ? cria Marcelina pour la veste Nike.

- Tu crois que je vais te le dire, dans une voiture volée, avec la moitié de la Zona Sul sur mon cul ? C'est un piège !

- Il faut bien qu'on te donne un nom pour te parler.

- Eh bien, Canal Quatro, appelle-moi Malhação, et voici América – le conducteur leva les mains du volant et la salua – et O Clono.

Celui avec les poils sur la poitrine tendit la bouche vers la minicam dans l'appuie-tête du conducteur – le portrait MTV classique.

- Ça va être comme Bus 174 ? demanda-t-il.

- Tu veux que ça se termine comme Bus 174 ? murmura Souza. S'ils essaient d'entrer dans Rocinha, Bus 174 ressemblera à une fête de première communion.

- Alors je vais devenir célèbre ? demanda O Clono sans cesser d'embrasser la caméra.

- Tu seras dans Contigo. On connaît des gens, là-bas, on peut t'arranger quelque chose.

- Je vais rencontrer Gisele Bundchen ?

- On peut te trouver un tournage avec Gisele Bundchen. Tous les trois, avec la voiture. Les stars et la voiture de Poursuite.

- Moi, j'aime bien Ana Beatriz Barros, là, dit América.

- T'entends ça ? Gisele Bundchen !

O Clono avait passé la tête entre les deux sièges avant, et criait dans l'oreille de Malhação.

- Mec, tu peux te brosser pour Gisele Bundchen, ou Ana Beatriz Barros, répondit ce dernier. On est à la télé ; ils sont prêts à dire n'importe quoi pour que l'émission continue. Eh, Canal Quatro, qu'est-ce qui se passe si on se fait arrêter ? On n'a pas demandé à être là, nous.

- Vous avez pris la voiture.

- Vous vouliez qu'on la prenne. Vous avez laissé les portières ouvertes et la clé à l'intérieur.

- L'éthique, c'est bon, ça, commenta João-Batista. On n'a pas beaucoup d'éthique, dans la téléréalité.

Des sirènes de toutes parts, de plus en plus proches, synchro-nisées. Des voitures de police les dépassèrent de chaque côté, avec un coup de vent, un éclair de gyros. Marcelina sentit son cœur s'accélérer, ce moment de beauté où tout s'intègre, parfait, autonome, divin. Souza accéléra à fond et dépassa les machines-outils qui érigeaient le mur de la nouvelle favela.

- Et c'est pas Rocinha, dit Souza en dépassant un camion-citerne. Il y a quoi d'autre, là-bas ? Vila Canoas, peut-être. Ouaouh.

Marcelina leva les yeux de son écran, où elle préparait déjà son montage. Il y avait quelque chose dans la voix de Souza.

- Tu me fais peur, petit.

- Ils viennent de faire un cent quatre-vingts sur la rue.

- Où ils sont ?

- Ils foncent droit sur nous.

- Eh, Canal Quatro. (Malhação souriait dans la caméra du pare-soleil. Il avait de bonnes dents, très blanches.) Je crois qu'il y a un défaut dans ton format. J'ai aucune motivation à aller en prison juste pour une Merco de merde. D'occase, en plus. Par contre, un truc un peu plus vendable…

La Mercedes déboula du terre-plein central, semant sa carros-serie tunée un peu partout sur la chaussée. Souza se leva sur les ABS. Le 4 x 4 s'arrêta à un cheveu de la Mercedes. Malhação, América et O Clono étaient déjà sortis, le pistolet braqué sur le côté, à la façon devenue à la mode depuis La Cité de Dieu.

- Dehors dehors dehors dehors dehors.

Marcelina et son équipe descendirent, au milieu de la circula-t--ion dense.

- Il me faut le disque dur. Si j'ai pas le disque dur j'ai pas d'émission, laissez-moi au moins ça.

América était déjà derrière le volant.

- C'est sympa, ce truc, déclara-t-il.

- D'accord, prends-le, dit Malhação en tendant le moniteur et le 1To LaCie à Marcelina.

- Vous savez, vos cheveux ressemblent un peu à ceux de Gisele Bundchen, lui lança O Clono depuis la banquette arrière. Mais plus frisés, et vous êtes beaucoup plus petite.

Le moteur cria, les pneus fumèrent, América fit un dérapage frein à main autour de Marcelina et déguerpit vers l'ouest. Quelques secondes plus tard, les voitures de police les dépassaient avec leurs gyrophares.

- Alors ça, dit João-Batista, c'est de la bonne télé.

 

 

A propos de ce livre :

 

- Site de l'éditeur :  http://www.bragelonne.fr/

 

 

Copyright © 2007 by Ian McDonald

© Bragelonne 2009, pour la présente traduction.