Futurs Mystères de Paris 6, Les - Toons

 

Editeur : L'Atalante

Auteur : Roland C. Wagner

Collection: La Dentelle du Cygne

Date de sortie : 23 octobre 2009

 

CHAPITRE X

 

 

"UNE CHOUETTE IDÉE"

 

 

Certains individus présentent la particularité de

posséder une appréhension décalée de la réalité.

 

Edgar Zyviec - L'Hypothèse du Psycataclysme.

 

 

Le récit de Ramirez :

 

 

Le paysage changeait sans arrêt - mais toujours quand j'avais le dos tourné. Au bout d'un moment, j'ai fini par admettre que c'était normal : dans les cartoons, ce type d'événement ou de correction se déroule toujours hors champ, ou pendant que l'attention du spectateur est focalisée ailleurs.

L'effet du zamal était en train de se dissiper et je commençais à me rendre compte de l'immense connerie que j'avais faite. Pourquoi n'étais-je pas allé chercher Tem, au lieu de me jeter tête baissée dans la gueule du loup ? Lui, au moins, il avait déjà mis les pieds dans la psychosphère ; il aurait été moins perdu que moi en face de cet univers échappé d'un dessin animé.

C'était flippant.

Je ne ressentais ni faim, ni soif mais je commençais à avoir des tiraillements de fatigue dans les jambes et les épaules. Après avoir parcouru genre plusieurs kilomètres dans une succession de décors pas trop bien dessinés, j'ai choisi un petit coin d'herbe au bord d'une rivière à l'eau trop bleue pour y faire un petit somme. À peine avais-je fermé les yeux que je me suis endormi.

 

Je découvre à mon réveil que je suis attaché. Un véritable réseau de fils aussi fins que des cheveux fixés à des piquets pas plus gros que des aiguilles tisse une toile qui immobilise mon corps. J'essaye de me libérer mais ces liens presque invisibles sont sacrément résistants pour leur taille.

Mon impression de jouer les Gulliver à Lilliput est accentuée par les centaines de toons minuscules qui bondissent en tout sens autour de moi. Il me faut un certain temps avant de reconnaître des puces caricaturales.

J'espère qu'elles vont pas me piquer.

Du moins, pas toutes à la fois.

L'une d'elles me saute sur le bout du nez. Croisant ses deux paires de bras, elle me fixe dans l'œil gauche et s'adresse à moi d'une voix tonitruante qui me fait tressaillir.

- Que fais-tu sur notre territoire, étranger ?

Voilà un toon qui n'a pas peur des clichés.

- J'aimerais bien le savoir.

- Assez de palabres ! rugit une voix perçante. Suçons-lui le sang !

- À boire ! À boire ! se mit aussitôt à scander la foule des puces.

- Suffit ! coupa celle qui se tenait au bout de mon nez en levant une main impérieuse. Nous boirons quand je l'aurai décidé !

- Pourquoi ?

- Parce que je suis votre chef !

- Pas une bonne raison, dit une puce plus massive que les autres.

Et, sortant de nulle part un énorme maillet, elle l'abat sur mon nez.

Une douleur fulgurante m'aveugle un instant comme une vague brûlante, puis reflue aussi vite qu'elle est apparue. Quand je recouvre mes sens, je découvre que mon appendice nasal a triplé de volume et qu'il palpite en émettant une lumière rouge.

Ça commence à bien faire.

Les puces dessinent à présent un cercle autour de deux d'entre elles très occupées à se battre. Je suppose qu'il s'agit du chef et de la grande gueule de tout à l'heure. Ils ont entrepris de s'esquinter à l'aide d'objets tous plus contondants les uns que les autres : marteaux, scies, couteaux,

haches, lances, tronçonneuses... Ça va si vite que j'arrive pas vraiment à suivre le combat, mais j'ai pas l'impression qu'un des deux puisse avoir le dessus.

C'est une bagarre de toons, et les bagarres de toons n'ont par définition pas de vainqueur.

Autant profiter du répit qui m'est accordé pour essayer de me libérer. La toile qui me maintient au sol a l'air un peu moins tendue aux abords de ma hanche, et surtout de ma main gauche. Après plusieurs essais, je réussis à dégager deux doigts, puis trois, puis la totalité du bras en un effort surhumain dont j'aurais sans doute été incapable dans le monde réel.

Mais je n'y aurais pas non plus été attaché par des puces bavardes et querelleuses.

J'achève de me libérer sans qu'elles s'en rendent compte, fascinées qu'elles sont par la bagarre qui prend des dimensions inattendues : après avoir eu recours à la marine et à l'aviation, les belligérants en sont venus à se bombarder à l'aide de minuscules missiles qui suscitent en explosant un champignon nucléaire en réduction entouré d'un bouquet de têtes de mort noires.

Je prends sans hésiter mes jambes à mon cou, et pas seulement parce que j'ai la trouille des radiations. Le sol de la forêt clairsemée que je traverse est tapissé d'une mousse souple où je rebondis comme un habitant d'une colonie sélénite. Au bout d'une minute, après avoir dû parcourir l'équivalent de plusieurs kilomètres, je vérifie qu'aucune puce ne s'est lancée à ma poursuite, avant de faire une pause en haletant au pied d'un arbre si gigantesque qu'en levant les yeux je n'en distingue pas le sommet, ni même l'inscription tracée en lettres noires sur le panneau planté dans le tronc à plusieurs centaines de mètres de hauteur.

- Bonjour, monsieur.

Un faon qui s'est approché sans que je m'en aperçoive me regarde de ses grands yeux bleus pleins d'une innocence désarmante. Ce toon-là n'a pas l'air bien méchant, mais sait-on jamais ? L'écureuil paraissait lui aussi tout à fait inoffensif à première vue.

- Bonjour, dis-je, sur mes gardes.

- Je n'ai jamais vu quelqu'un comme vous.

- Ça ne m'étonne pas. Les gens comme moi ne doivent pas courir les rues dans le coin.

Je m'attend à ce qu'il me demande pourquoi, mais il se contente de rester à m'observer, grattant de temps à autre la terre de Sienne avec l'un de ses sabots antérieurs.

- C'est sûr, il n'est pas d'ici, dit une voix gouailleuse.

Elle provient d'un lapin qui vient de sauter sur un tronc couché. À peine mes yeux se sont-ils posés sur lui qu'il est rejoint par une lapine de Pâques au crâne couronné d'un nœud rose bonbon.

- D'où vient-il, alors ? interroge-t-elle en se lissant les oreilles avec des gestes de femme coquette qui rectifie sa coiffure. D'où venez-vous ? insiste-t-elle en tournant vers moi son regard frangé de longs cils recourbés.

Je demeure muet. Incapable de répondre à cette question. D'où est-ce que je viens ? Je ne me vois pas dire « de la réalité » car, selon les critères de ces créatures, la psychosphère est la réalité. Est-ce que ça veut dire que, pour elles, le monde où je suis né fait figure d'illusion ? On retombe dans le vieux truc du papillon chinois qui rêve qu'il est un homme qui rêve qu'il est un papillon, etc. Tem adore ce genre de prise de tête ; moi, ça me flanque mal au crâne.

- D'une autre partie de l'univers, dis-je au bout de quelques instants. D'un endroit où les gens sont des gens, et non des toons.

Je n'ai pas dû quitter le couple de lapins du regard pendant plus d'une fraction de seconde, mais une demi-douzaine de lapereaux aussi blancs que leurs parents en ont profité pour apparaître sur le tronc à terre...

Pour venir au monde ?

- Alors vous êtes un Humain, dit le faon en se mettant à faire des bonds de joie en tout sens. Un Humain ! Un Humain !

- Un Humain ! Un Humain ! répètent les lapereaux en se mettant à danser autour de moi.

Je tente de les compter mais ils s'agitent trop. Cela dit, il me paraît évident qu'ils sont désormais beaucoup plus de six.

- Nous pensions que les Humains étaient une légende inventée par les Insys pour dissimuler leur vraie nature, commente le lapin avec le sérieux de celui qui délivre une information capitale.

- Et moi, je croyais que les toons n'existaient que sur la pellicule des dessins animés.

Le faon se fige au milieu d'un bond, suspendu dans les airs. Il tourne lentement la tête dans ma direction, le désarroi étincelant dans ses yeux immenses... Puis il retombe comme une masse, à la verticale, et son corps s'éparpille en mille morceaux sur le sol dans un fracas de verre brisé.

Je tourne la tête pour m'adresser au couple de lapins.

- Qu'est-ce qui lui prend ?

- Oh, ce n'est rien, répond le mâle. Juste l'effet de la surprise.

- Il va déjà mieux, renchérit la femelle.

Quand je tourne le regard dans la direction du faon, m'attendant à le trouver reconstitué et tout frétillant, j'ai droit à une nouvelle tarte à la crème et je tombe sur les fesses, un peu groggy, au milieu des rires cristallins des lapereaux et de leurs parents.

Le faon ne rit pas. Je parierais que c'est lui qui avait lancé ce fichu gâteau. Ou alors l'écureuil roux vient de repointer le bout de sa truffe.

Je me dépêche de me débarrasser de la crème qui me dégoulinait sur le visage. Cette fois, elle est parfumée à la cardamome, ça rend les choses à peine moins désagréables.

D'autres toons sont arrivés pendant que j'en avais plein les yeux.

Surtout des oiseaux de toutes les couleurs et quelques animaux de la forêt, comme des hérissons, des blaireaux ou des taupes au nez chaussé de grosses lunettes.

- Alors c'est ça un Humain ? fait l'une des taupes en me dévisageant de son regard myope derrière les verres en cul de bouteille.

- Je ne les voyais pas si grands, observe un hérisson.

- Ni avec un air aussi bête, commente une chouette en se dissimulant derrière son aile pour pouffer.

- Est-ce qu'ils sont résistants ? demande un écureuil brun qui vient de sortir la tête d'un tronc creux.

- C'est ce qu'on va voir ! s'écrie un ours en surgissant d'entre deux arbres.

 

J'ai l'impression que mes veines se mettent à charrier des glaçons qui s'entrechoquent sur le beat d'une boucle speed trance. Au bas mot, ce toon-là mesure au moins deux mètres cinquante et doit peser un demi-quintal, si ces mesures ont un sens ici.

S'il me touche, il va me broyer.

Il n'y a plus qu'à espérer qu'il soit sensible à la persuasion. Les ours de dessin animé ne sont jamais très intelligents ; ça peut constituer un avantage ou un inconvénient - au choix.

- Un instant. Qu'est-ce que tu as l'intention de me faire ?

Il me regarde d'un air ahuri. Je ne suis peut-être pas censé poser cette question à ce stade de l'action. En tout cas, ça permet de gagner un précieux répit, que je vais essayer de mettre à profit.

- Ben, je vais un peu te taper dessus et te sauter dessus et te serrer pour voir si tu tiens le choc.

- N'est-ce pas un peu agressif comme attitude ? Je suis un Humain, ne l'oublie pas.

Il se gratte la tête embarrassé. La discussion n'a pas l'air d'être son fort. Je sens que je vais n'en faire qu'une bouchée métaphorique.

- Justement ! glapit derrière moi une voix que je ne reconnais pas. Vas-y, l'ours, fais-lui sa fête ! Banzaï ! Go ! Nique-le !

J'aurais pas dû tourner la tête pour essayer de voir qui vient de parler. L'ours me heurte de plein fouet pendant que je le regarde pas, me projetant à terre. Puis il commence à me tabasser méthodiquement, sur un rythme régulier. Douloureux au début, ses coups deviennent très vite insensibles. Je continue à mimer la souffrance, tout en cherchant du regard un moyen de renverser la situation à mon avantage.

Avisant une boîte d'allumettes qui a dû tomber d'une poche dans la fourrure de mon tortionnaire, ou de nulle part, d'ailleurs on s'en fout, je la ramasse et j'en craque une près de son mollet. Le poil prend aussitôt feu, mais l'ours ne donne pas l'impression de s'en apercevoir. Le moment est venu de lui taper sur l'épaule et de lui montrer sa patte en train de brûler. Poussant un hurlement effrayant, il décolle soudain comme une fusée en soufflant sur les flammes. Il ne tarde pas à ne plus être qu'un point dans le ciel d'un bleu trop uniforme pour être honnête.

Les toons assemblés se fendent d'une salve d'applaudissements qui me réchauffe le cœur. je lève mes mains réunies au-dessus de ma tête en signe de victoire. Un arbitre se matérialise et me passe autour de la taille une de ces ceintures clinquantes de champion de catch comme on n'en voit plus depuis la chute des États-Unis. Des filles d'encre et de peinture aux seins comme des obus m'entourent et me couvrent de baisers.

Quand elles s'écartent pour laisser le photographe prendre le cliché du vainqueur, j'ai le temps de penser que je dos être couvert de rouge à lèvres avant d'être aveuglé par le flash...

Non. C'est une tarte à la crème.

Une fois à peu près débarbouillé, je découvre que le photographe n'est autre que l'écureuil roux, déguisé pour la circonstance. J'évite de justesse la nouvelle tarte qu'il vient de m'expédier et je me rue à sa poursuite. Ce coup-là, j'étais furieux. Fou de rage. Mais pas au point de ne pas remarquer la tache sombre qui grossissait autour de moi à mesure que je courais.

Pas besoin de lever les yeux pour deviner que l'ours est en train de me tomber dessus. Vu que fuir sert à rien, l'ombre du toon en chute libre paraissant s'accrocher à mes basques, je m'arrête pour fouiller dans mes souvenirs, à la recherche d'une solution.

L'écureuil roux retourne sur ses pas pour me narguer avec un rictus qui dévoilait ses dents proéminentes. Selon la logique absurde des cartoons, il vient de commettre une erreur. Mais pourquoi ?

Parce qu'il se désigne ainsi comme point de chute final de l'ours.

Bien sûr !

Je m'accroupis et, saisissant l'ombre qui grossit entre le pouce et l'index, je la fais glisser sur le sol jusque sous les pattes de l'écureuil. Il lance un coup d'œil affolé à l'ours avant de se mettre à courir en zigzag en poussant des lamentations et des imprécations qui seraient plus à leur place dans la bouche d'un Argotique flamboyant.

La terre trembla si violemment lorsque le plantigrade reprit contact avec elle que les arbres perdirent leurs feuilles, les oiseaux leurs plumes, les mammifères leurs poils et moi mes vêtements. Mais tout redevint normal dès que j'eus tourné le regard vers l'ours qui se redressait, un peu sonné, les babines retroussées en une expression d'incommensurable férocité. Il piétina un instant l'écureuil aplati sur le sol sans paraître remarquer sa présence - puis, ouvrant tout grand une gueule immense dont les mâchoires me parurent tapissées de milliers de crocs, il se rua sur moi avec un hurlement de pure démence ursine.

Pas le temps de réfléchir. J'escaladai à toute allure l'arbre le plus proche, qui se trouvait être le géant dont la cime disparaissait dans le ciel, me hissant sans effort le long de son tronc lisse malgré l'absence totale de prises. J'avais l'impression d'être une araignée, ou un lézard, enfin une de ces bestioles capables de courir sur des parois verticales comme si la gravité n'a aucune action sur elle. C'était plutôt grisant, mais je n'étais pas dans les bonnes dispositions pour l'apprécier avec ce plantigrade furibond à mes trousses.

Le tronc n'en finissait pas. J'aurais juré que j'avais grimpé pendant trois ou quatre kilomètres lorsque j'ai atteint le panneau, qui ne m'avait pas paru si éloigné vu d'en bas :

 

LONG, ISN'T IT ?

 

 

Je suis peut-être pas très bon en anglais, mais ça, j'avais pas besoin de dictionnaire pour le comprendre. J'aurais même pu  m'attendre à ce gag, si le toon déchaîné sur mes talons m'empêchait pas un chouïa de penser correctement.

Je me demandai ce qui se passerait quand nous arriverions au sommet de l'arbre. Logiquement, on aurait dû tomber tous les deux. L'ours venait de prouver qu'il pouvait survivre à une chute aussi vertigineuse, mais je craignais qu'il en aille autrement pour moi, et je n'avais vraiment pas envie de le vérifier.

L'écureuil roux m'attendait un peu plus haut. Il me tendit un parachute en me conseillant de l'enfiler. Ayant appris la méfiance, je vérifiai le contenu du paquetage.

Bien m'en prit : en fait de parachute, cette sale bestiole essayait de me refiler un bête sac à dos lesté avec des haltères. J'en voyais au moins une vingtaine, longues d'un bon mètre et pesant chacune plus de cent kilos, à en croire les chiffres qui y étaient peints.

On aurait bien dit que ce sac était plus grand à l'intérieur qu'à l'extérieur.

- Tu trouves ça malin ? lançai-je au toon hilare.

- Dans un instant, c'est toi qui vas te trouver malin, répliqua-t-il.

Et, m'arrachant le faux parachute des mains, il a dévalé le tronc à la rencontre de l'ours écumant. Je ne sais pas ce qu'il lui a dit, parce que j'étais trop loin pour entendre, mais il lui a finalement échangé le leurre contre une liasse de billets verts.

Après avoir enfilé le sac à dos, l'ours a repris la poursuite là où il l'avait interrompue. La maigre avance que l'intervention de l'écureuil m'avait permis de prendre n'a pas tardé à fondre. Le tronc, quant à lui, se rétrécissait dangereusement.

Presque arrivé au sommet, je me suis engagé sur une branche, au bout de laquelle se me suis recroquevillé d'un air apeuré. Même si je ne simulais pas exactement, car j'avais une trouille de tous les diables, j'en rajoutais quand même un peu, façon personnage de dessin animé.

L'ours a voulu s'avancer sur la branche, mais elle était trop mince pour supporter notre poids à tous les deux ; c'était d'ailleurs pour cette raison que je l'avais choisie. Le plantigrade dessiné a reculé avec précipitation, lançant d'inutiles coups de griffe dans ma direction avec des rugissements de colère effrayants.

Il s'est soudain calmé, tandis qu'une ampoule brillant de mille feux apparaissait au-desus de son crâne. Plongeant une patte dans un repli de sa fourrure, il en a tiré une scie et l'a employée sans attendre pour couper la branche à laquelle je me cramponnais.

Le cœur battant la chamade, j'attendais de savoir si la logique du cartoon allait une fois de plus jouer en ma faveur. Le bruit grinçant de la lame qui mordait le pseudo-bois et la musique stridente, façon jazz latino remixé par un didgé tchétchène, commençaient à me faire mal aux dents lorsque l'ours a donné l'ultime coup de scie.

Il se redresse et me regarde, triomphant.

Nous demeurons un instant les yeux dans les yeux.

Puis il commence à basculer lentement en arrière, entraîné par l'arbre dans sa chute.

Prenant conscience de la situation, il saute sans hésiter dans le vide, mais aucun parachute ne s'ouvre - et pour cause - lorsqu'il tire sur la poignée du sac à dos. M'est avis qu'à la vitesse où il tombe, il atteindra le sol avant l'arbre qui, avec un peu de chance, l'aplatira comme une galette.

Un point de réglé. Enfin, j'espère.

Maintenant, il faut que je trouve un moyen de descendre de mon perchoir. J'ai l'air de quoi, moi, sur ce stupide morceau de bois suspendu dans les cieux ?

- Je peux vous aider ?

Un canard noir bat des ailes à quelques mètres de moi, ouvrant et refermant son bec jaune comme s'il avait des problèmes d'asthme.

- À ton avis ? répondis-je d'un ton sec.

Il incline la tête sur le côté, perplexe.

- Sans ailes, je ne vois pas comment vous pourriez regagner le plancher des vaches sans vous écrabouiller.

- Ça me paraît une bonne analyse de la situation. Tu as un remède à me proposer ?

- Accrochez-vous à mes pattes, je vais vous déposer.

Je me demande quelle mauvaise plaisanterie il peut bien me préparer, mais comme je ne vois vraiment pas ce que je risquerai tant que je le tiendrai par les pattes, j'accepte sa proposition. D'ailleurs, ai-je le choix ?

- Vous êtes un Humain, c'est ça ? me demande-t-il tandis que nous descendions en vol plané.

- C'est ça.

- On dit que votre monde est très... intéressant.

- Ça dépend de ce que tu entends par là.

Il claque du bec. Ça ne lui donne pas l'air très intelligent, au contraire.

- J'aurais peut-être dû dire amusant...

Pour un toon, c'est certain.

- C'est possible.

- Vous n'avez pas l'air convaincu.

- Vu que j'y vis depuis ma naissance, j'aurais plutôt tendance à le trouver banal.

- Comme celui-ci ? s'exclama le canard.

Je regarde autour de moi. Le ciel barbouillé à l'acrylique n'a aucun relief au-dessus d'un sol fait de taches de peinture vagues et floues, où l'on distingue parfois quelques traces de pinceau. Il fait grand jour bien qu'il n'y ait pas de soleil - ni d'ailleurs de lune. Je suis en train de regagner le sol suspendu aux pattes d'un canard noir de trois mètres d'envergure au regard stupide et à la voix criarde. Très loin au-dessus de nous, la branche solitaire que je viens de quitter flotte toujours dans les airs...

Non, elle n'est plus là. Je n'aurais pas dû la quitter des yeux.

- Oui, répondis-je. Comme celui-ci.

- Et qu'est-ce que vous venez faire chez nous ?

- Je cherche un toon.

Le canard ricane.

- Ce n'est pas ce qui manque dans le coin. À quoi ressemble-t-il ?

C'est en ouvrant la bouche pour satisfaire sa curiosité que je me rends compte que Tem a négligé de me décrire le toon en question. Parce qu'il était convaincu que je ne le trouverais pas ?

- Je... je n'en ai pas la moindre idée.

- Alors permettez-moi de vous dire que vous êtes mal parti.

- Ça, je m'en doutais.

- Pourquoi le cherchez-vous ?

- Parce qu'il est possible qu'il ait volé un livre, ou qu'il ait été témoin de son vol.

Nous continuons à descendre en silence pendant quelques secondes. J'ai pas l'impression que le sol se rapproche des masses.

Bizarre...

- Et ça serait arrivé où ?

- Chez moi.

Le canard interdit en oublie de battre des ailes. Mais au lieu de tomber, nous demeurons immobiles dans les airs.

Ça me rappelle le faon figé au milieu d'un bond. La surprise aurait-elle donc ici le pouvoir de supprimer temporairement la gravité ou son équivalent local ?

- Vous voulez dire qu'un des nôtres est allé là-bas ?

- Ça m'en a tout l'air, en effet.

- Vous savez par où il est passé ?

- Par la même issue que moi, je suppose.

- Vous m'y emmèneriez ? Je trouve ça chouette comme idée d'aller faire un tour chez vous !

- Je le voudrais bien, mentis-je, mais je serais incapable de retrouver l'endroit. Tout change si vite, ici...

- À qui le dites-vous ? Mais il y a des points de repère... Quelle est la première chose qui s'est produite lorsque vous avez débarqué chez nous ?

- J'ai reçu une tarte à la crème.

J'aurais dû tourner ma langue sept fois - voire sept mille fois - dans ma bouche avant de répondre.

- Merci, dit le canard.

Et il s'éloigne à tire-d'aile, abandonnant ses pattes entre mes mains. Je demeure un instant suspendu - par la surprise ? - puis la pesanteur reprend ses droits et je me mets à dégringoler en chute libre vers le sol qui se rapproche bien trop vite à mon goût .

Je ne vais pas tarder à découvrir si je suis aussi résistant qu'un toon. Mais je crains que la réponse ne soit inéluctablement non.

 

 

A propos de ce livre :

 

- Site de l'auteur : http://www.noosfere.com/heberg/rcw/

- Site de l'éditeur : http://www.l-atalante.com/

 

- Lire "L'Esprit de la Commune", l'une des nouvelles accompagnant "Toons".

 

(Copyright L'Atalante / Roland C. Wagner, extrait diffusé avec l'autorisation de l'auteur)