Angoisses 1

Editeur : Rivière Blanche

Collection : Noire

Auteur : Kurt Steiner

Date de sortie : 2009

Nbre de pages : 376

 

 

LE SEUIL DU VIDE

 

CHAPITRE PREMIER

 

Cette journée du 9 avril s'est traînée mortellement depuis les premières lueurs de l'aube où j'étais déjà éveillée. Je n'avais envie de rien, à peine d'appétit - c'était heureux - et proprement incapable de faire une gouache correcte. Je me demande même si j'en ai réussi une seule dans ma vie. Oh ! j'en ai vendu... même des toiles. Et une fois, les maquettes d'un décor pour un petit théâtre qui a tenu un mois. Tout cela est si ridicule :pas l'ombre d'un démarrage.

Pourtant, j'ai l'impression d'avoir quelque chose de personnel... Mais les autres mettent beaucoup de tempsà s'en apercevoir. Le résultat ? À vingt-q uatre ans, Wanda Leibowitz, habituée du Dôme, se retrouve un certain jour d'avril sous la pluie fine d'un arrière hiver au goût d'échec. Plus d'atelier, plus de lit, et 2 00 0 francs en poche.

À travers la fumée de ma cigarette, je regarde les habitués traverser la terrasse encore couverte, les garçons s'empresser en glissant légèrement entre les tables, et verser des jus de fruits qui tentent de hâter le printemps. Un petit salut ici et là... Mais c'est à croire qu'ils sont tous pressés, ce soir. On dirait q ue les hommes ne s'intéressent plus à mes cheveux blonds, à ma bouche que je sais bien dessinée, à mes yeux verts en amandes. Seul un individu d'une cinquantaine d'années au visage de satyre m'examine les genoux.

Je pense avec mélancolie à Franck, l'étudiant américain qui vivait chez moi depuis quatre mois. Je n'ai jamais accepté de lui d'autre argent que le loyer de mon atelier. En partant, avant-hier, il m'a assuré qu'il me procurerait des commandes à Philadelphie... Je ne me fais aucune illusion : combien de peintres d'avant-garde croupissent en Amérique comme en France ? Non, je préfère ne garder d ans mon souvenir que ses discours enfantins et la gentillesse de ses baisers malhabiles.

Faiblement reflété par la vitre, je distingue le visage flou d'une très vieille femme assise derrière moi. L'homme entre deux âges s'est levé, las sans doute de sa contemplation. Il a dû se rendre compte que je n'étais pas disponible pour n'importe qui. Je reporte mon regard vers la vitre, un peu désorientée par l'accoutrement de la vieille femme qui s'y reflète. Est-ce la déformation due au verre ?... Elle me semble un peu bizarre.

- Wanda ! jette une voix à côté de mon oreille.

Je tourne la tête : c'est Alain. Le seul garçon q ue je connaisse réellement, depuis le début de la soirée. Et il faut que ce soit précisément Alain. Ce jeune vaniteux qui rôde toujours en quête d'une fille sans logis pour pouvoir lui offrir le sien. Il est visqueux. Déjà assis à ma table.

- Bonsoir..., lui dis-je d'une voix morne. Je suis sur le trottoir.

- Allez, répond-il avec vulgarité, te vante pas.

- Je veux d ire, expliqué-je patiemment, que je suis expulsée de mo n atelier.

- Ah oui ? Ma pauvre ! gémit-il, les yeux brillants.

Je termine alors mon effet :

- En vérité. Mais ne compte p as sur toi pour me dépanner...

Il s'est levé. Il sourit faussement en me tendant une main molle :

- Désolé... Bonne chance quand même, hein ?

Alain a quitté le Dôme. Il se dirige vers la Rotonde. Pourquoi faut-il que ce soit le garçon le plus

antipathique q ue l'on rencontre dans ces circonstances-là ?

J'abandonne ma chaise pour aller lancer quelques S.O.S. téléphoniques. Une petite voix s'élève dans mon dos :

- Mademoiselle !

Je me retourne : la vieille femme est penchée en avant, et me fait un signe. Dans sa tasse, le thé refroidi évoque de petits salons obscurs où papotent des fossiles. Ses vêtements sont en effet assez bizarres : une sorte de souquenille rapiécée totalement dénuée de forme et de couleur et, sur sa tête ridée comme une pomme, quelque chose qui rappelle l'abat-jour d'étoffe perlée dont on agrémentait les lampes à pétrole.

- Madame ? dis-je avec urbanité.

- Venez donc vous asseoir près de moi un instant..., chevrote-t-elle.

Je lui souris avec pitié. Elle est plus à plaindre que moi.

- Juste un instant..., précisé-je en m'asseyant.

Elle dodeline de la tête :

- Allons, allons, gronde-t-elle. Ne me faites pas croire que vous êtes pressée... Il se trouve que je ne suis pas encore assez sourde pour n'avoir pas entendu les propos que vous teniez à ce jeune homme...

- Justement, dis-je, pressentant un radotage indéfini... Il faut que je téléphone à quelques amis avant qu 'il soit trop tard.

- Mais non, mais non ! Ne vous affolez pas ainsi ! Vous me plaisez : j'aime la jeunesse.

Elle marque un temps d'arrêt, branle la tête, me lance un regard de ses petits yeux clignotants :

- Je pourrai peut-être vous loger, si vous êtes une jeune fille sérieuse... et si vous ne faites pas de bruit la nuit. Pas de réunions, pas de garçons. Dame, vous ne travaillerez pas chez moi comme dans votre atelier : il n'y a qu'une fenêtre ordinaire... Mais enfin, vous aurez un lit.

J'ai ouvert de grands yeux. Je réponds très vite :

- Vous pourriez me louer une chambre ? Je vous en suis très reconnaissante... Mais je do is vous avouer que je n'ai guère d'argent d'avance...

Elle rit, d'un rire fêlé :

- L'argent q ue l'on a d'avance, on l'a mis de côté pour en avoir derrière soi..., grince-t-elle. Comment voulez-vous qu'on le retrouve ?

Curieuse vieille, en vérité !

- Nenni ! poursuit-elle. Je ne vous demanderai rien d'avance. Seulement tous les trois mois.

Elle cite un chiffre très bas.

- C'est dans un immeuble qui m'appartient, achève-t-elle. Rue Saint-Séverin. Au numéro 10, deuxième étage. Cette chambre est vide depuis plusieurs mois : je la gardais pour une sœur qui demeurait en province, afin qu'elle eût un gîte lorsqu'elle venait à Paris. Ma pauvre sœur n'en aura plus jamais besoin...

Elle écrase une larme au coin de sa paupière parcheminée.

- Je suis vraiment désolée... bafouillé-je.

Je ne suis pas désolée du tout. Que m'importe la mort d'une vieille femme inconnue qui me laisse son lit ?

- Quel est votre nom, jeune fille ? demande-t-elle.

Je me nomme.

- Moi, je suis Léonie Gallois. Il n'y a pas de concierge dans ma maison. Voulez-vous dès ce soir la clé de la grande porte et celle de la chambre ?

Je ne sais que répondre :

- Mais... pour le loyer...

- Dans trois mois, dans trois mois... je viendrai le chercher moi-même. Je n'habite pas bien loin, dans une autre maison qui m'appartient aussi.

Elle tire d'un sac de lamé noir deux clés et me les tend. Je les agrippe avec une suite de protestations de reconnaissance. Elle se lève en geignant.

- Et gardez un de vos tableaux pour moi. Je vous l'achèterai. Allons, il est tard, pour les vieilles gens. Je vous dis bonsoir, et à bientôt, jeune Wanda Leibowitz.


Elle est partie. Je la vois à travers la vitre de la terrasse, qui trottine vers le carrefour et se perd dans la pluie. Étrange chose que l'existence... J'aurais p u vagabonder nuit après nuit, tantôt chez un garçon trop empressé que j'aurais été obligée de fuir, tantôt chez une amie qui m'aurait mal supportée... Et le jour même où je perds un toit, j'en trouve un autre sans avoir levé un doigt.

Cette chance extraordinaire me donne du courage. Je vais immédiatement aller faire connaissance avec ma nouvelle chambre. Aussi mauvais que soit le lit, il me paraîtra délicieux. Aussi obscure que soit la pièce, j'y travaillerai d'arrache-pied. Me voici à l'abri pour trois longs mois. Et assurée de trouver à l'échéance la somme ridicule qui représente mon loyer.

Je me lève, règle ma consommation, et descends au sous-sol où j'ai laissé à la consigne ma valise, mes boîtes de peinture, cartons, dessins et chevalet. Je remonte chargée comme un âne pour sortir et redescendre dans le métro.

Le voyage est court jusqu'à Saint-Michel, et c'est heureux, car mes colis m'épuisent et les hommes ne sont décidément pas galants. Pourtant j'ai encore au moins trente-cinq toiles à récupérer dans l'atelier. J'ai vingt-quatre heures pour en prendre possession. J'irai demain matin, avec deux ou trois amis... ou avec Marc, qui possède une voiture de 1926 dont le moteur ne flanchera sans doute jamais.

Dehors, il pleut toujours. Les Arabes du quartier sont dans les cafés. Sous un réverbère, un Chinois me croise et me fait un sourire en fermant ses yeux bridés. Voici le porche, qui s'ouvre en grinçant avec la plus grosse des deux clés.

Je dépose tous mes fardeaux dans le couloir, et je cherche la minuterie. Il n'y a pas le mo indre interrupteur sur le mur. Je gratte une allumette. Non, la muraille est lisse. Je monte à la lueur de l'allumette, et j'en enflamme une autre. Autour de mo i règne un complet silence. Les locataires sont des plus calmes. Il est vrai que l'heure est avancée.

Au second étage, une seule porte : je ne risque pas de me tromper. La plus petite des deux clés l'ouvre facilement. Je la laisse grande ouverte et je redescends chercher mon bien épars dans les ténèbres. Sans lumière, l'escalier se révèle plus fourbe. Mais comme je l'ai vue une fois déjà, je parviens sans encombre jusque dans ma chambre. « Ma » chambre ! Là, mon allumette m'éclaire une merveille : un interrupteur. J'ai l'électricité !

L'ampoule s'allume. Je recule, un peu désarçonnée : la chambre est triangulaire.


L'expression « entre quatre murs » n 'a pas de signification pour moi. Je suis « entre trois murs ». La porte par laquelle je suis entrée se trouve percée dans l'un d'eux, tout près de l'angle droit qu'il fait avec un autre, lequel possède une fenêtre. Le troisième joint les deux autres pour former la base d'un triangle à première vue isocèle. C'est contre ce dernier que s'étend un divan avec cosy du plus hideux effet. Sur le parquet, une grande descente de lit râpée recouvre presque toute la surface de la chambre. Une petite table trône sous la fenêtre, avec sa chaise et, contre le mur où s'ouvre la porte, une armoire flanquée de colonnes torsadées exhibe sa glace au biseau impeccable. Il me restera, au centre de la chambre, juste la place pour poser mon chevalet.

Mais quel architecte dément a pu p révoir dans cette maison une pièce triangulaire ? Ah, je n'avais pas tout vu : au pied du lit, une deuxième porte interrompt le mur le plus long. Je m'approche. Cette porte semble condamnée. Une petite étiquette est collée dessus, qui porte en caractères appliqués dont l'encre a jauni :

"Prière de ne pas ouvrir".


Qu'est-ce que cela signifie encore ? Pourquoi cette étiquette, puisque la porte est visiblement condamnée, dépourvue de bouton, de clenche ou de poignée ? C'est-à-dire... Il y a un trou de serrure... Peut-être la clé de la chambre l'ouvrirait-elle ?

Allons, qu'ai-je à faire de cette porte ? J'ai à peine posé mes colis sur le parquet que me voici prête à essayer d'en freindre une interdiction ! Au diable cette porte stupide... Je pose ma valise sur la table, l'ouvre et en tire mes vêtements que je range dans l'armoire. Voilà mes boîtes de couleur dans le fond du meuble, ainsi que mon chevalet. Quel ordre, soudain ! Je crois que l'espace utile, ici, est assez restreint pour expliquer cet étrange comportement.

Le lit est fait. Je sens que je vais m'y blottir avec la pleine conscience de son caractère providentiel. Un point noir : il n'y a pas d'eau courante. Ni même stagnante, d'ailleurs. Et comme je fais cette désolante constatation, je me heurte, près de la table, à quelq ue chose de dur qui saillit derrière les doubles rideaux grenat. Miracle ! Le rideau soulevé démasque, creusé dans le mur, une espèce de minuscule abreuvoir avec un trou d'écoulement et un robinet de laiton. De joie, j'éparpille le conten u de mon sac à main sur la table, froisse le couvre-lit et allume une cigarette. Me voici environnée d'objets qui m'appartiennent et la chambre prend aussitôt un air d'intimité comme si je l'habitais depuis huit jours. Enfin, je tente de m'en persuader.

En me déshabillant, je comprends soudain pourquoi cette pièce est triangulaire. À l'origine, elle était carrée. Et po ur je ne sais quelle raison, on a fait construire un mur qui l'a partagée en deux par une diagonale.

La porte condamnée donnerait accès à la partie de la pièce inutilisée.

Il est 10 heures du matin. J'ai dormi comme une bête : les événements de la veille joints à la souplesse du matelas. Une lame de lumière grise pénètre dans la chambre entre les rideaux et tombe en oblique sur la glace de l'armoire entr'ouverte qui me la renvoie directement sur le visage. Elle m'arrive ainsi de deux directions presque opposées, bizarrement. Cela, jo int à la forme aiguë de la pièce, donne à l'ensemble l'allure d'un univers d'angles enchevêtrés qu'on croirait en mouvement. Mais, bien entendu, tout reste immobile. C'est une impression indéfinissable, jamais éprouvée, que je compte bien tenter de rendre dans une toile abstraite. Abstraite, elle le sera pour ceux qui la verront... En fait, je n'aurai rien fait que de figuratif, puisque le tableau sera directement l'image de la réalité...

Ce n'est pas encore l'heure du travail. Il faut que je me lève, que je me lave, m'habille, et que je file à Montparnasse après avoir téléphoné à Marc. Je ne sais pas ce que peuvent valoir mes toiles, mais je ne tiens pas à perdre le travail de deux ans. J'espère de toute manière que le choix fait, il en restera bien cinq ou six intéressantes pour prendre place dans une future exposition.

Levée, je tire les doubles rideaux. Entre eux et les vitres, il n'y a pas d'autre écran, et je me trouve soudain en face du visage hilare que tend vers moi un gros homme chauve penché à la fenêtre d'en face, à quatre ou cinq mètres. Je suis nue.

Je masque de nouveau la fenêtre, furieusement. Je me moque bien de cette baleine, mais je ne tiens pas à ce qu'elle me poursuive partout, ou qu'elle vienne frapper à ma porte. Il me faut une bonne demi-heure pour être enfin prête à sortir. En partant, je démasque la fenêtre. Le gros ho mme a quitté la sienne, et je peux voir, comme si j'y étais, l'intérieur de sa bauge. Cela défie toute description et je préfère détourner mon attention vers la porte condamnée.

Je vais m'offrir un petit geste de curiosité. Je me penche et regarde par le trou de la serrure. J'en suis pour mes frais : on ne voit absolument rien, comme si de l'autre côté régnait une obscurité complète, à moins que la serrure soit obstruée par un bouchon de mastic ou d'autre chose.

Quand je me relève, mon vis-à-vis m'examine de loin en se curant les dents. Je lui tourne le dos et je sors : il va être indispensable de tendre des rideaux devant cette fenêtre.

 

Dehors, j'entre dans la brasserie qui se trouve près de la station de métro, et je commande un café crème et des croissants. Je vais téléphoner.

- Allô, Marc ?

- …

- Oui, ça va à peu près. J'ai changé de coin. Je suis au Quartier latin. Je peux te demander un service ?

- …

- Tu es un ange. Je vois ton auréole d'ici. Il s'agit de me déménager mes croûtes de l'atelier, avec ton engin.

- …

- D'accord. Rendez-vous devant, dans une heure.

Un excellent garçon. Mais naturellement, il est très laid. Je n'ai plus qu'à déjeuner tranquillement. À la terrasse, ma tasse m'attend et cette fois, le soleil se mo ntre. J'espère que mes affaires vont s'arranger.


Tout est terminé. Marc est venu, dans sa voiture cubique o ù l'on pourrait entasser le mobilier d'un salon. Nous avons procédé ensemble au déménagement et il m'a monté la plus grande partie des toiles et des châssis. La forme de la chambre l'a éberlué :

- Quand tu es debout chez toi, m'a-t-il demandé, tu te tiens sur un pied ?

Il a parfois de ces plaisanteries énigmatiques, qui répondent pour lui seul à quelque correspondance cachée.

Je l'ai accompagné à la poste, où il avait une lettre à envoyer. J'avais moi-même quelque chose de très important à faire, à la poste : toucher les 15 000 francs mensuels qui constituent le revenu de ce que mes parents m'ont légué. Ce n'est pas une rente très élevée, mais avec le loyer ridicule que je vais avoir désormais, la vie sera plus facile.

Maintenant, Marc est reparti. Il s'occupe de théâtres d'amateurs et il a des tournées à faire. Lui, gagne pas mal d'argent : 30… 40 000 francs par mois peut-être. Je n'ai jamais su exactement de quelle manière.


J'ai travaillé avec acharnement tout l'après-midi. Une composition aux lignes barbelées, avec des taches pointues qui se précisent à peine sur un treillis d'ombres grises. Ça et là, un éclatement de couleurs dures, et le se replie dans les gris teintés. Cela s'avance et j'avoue que l'ensemble ne me déplaît pas.

On frappe.

Ce doit être Marc. Personne d'autre que lui n'est au courant de mon changement d'adresse. Je reste un instant mon pinceau en l'air, m'essuie la main à ma blouse déchirée, et dis :

- Entre !

La porte s'ouvre sur un petit tas noirâtre et boitillant. Je reconnais la propriétaire. Je pose mon pinceau maladroitement en m'excusant :

- Oh, je croyais que...

Elle s'arrête et me regarde de ses petits yeux qui sont comme des diamants noirs. Dans cette lumière jaune de fin de journée avec, à l'arrière-plan de mes sensations, une conversation volubile en arabe sous ma fenêtre, la petite très vieille Léonie Gallois rappelle une sorte de bestiole mal équilibrée à qui on aurait coupé les ailes.

- Bonjour, Wanda ! dit-elle en refermant la porte.

Et le bruit des go nds se mêle au grincement de sa voix dans un duo grêle et désaccordé.

- Bonsoir... madame Gallois...

J'ai rattrapé mon pinceau, qui roulait lentement tout le long de la boîte et menaçait de tomber sur la

descente d e lit, avec ses poils enduits de cadmium :

Elle pose sur la table son sac d'un autre âge, et s'assied en s'appu yant à cette même table.

- Eh bien, dit-elle en tendant vers moi son petit visage où l'ossature se mêle aux rides et aux replis de peau desséchée... Eh bien, je vois que vous êtes déjà à l'ouvrage ! C'est bien, ma belle. Avez-vous dormi, au moins ?

- Parfaitement ! Ce lit est excellent ! Je ne sais vraiment pas ce que j'aurais fait si vous ne m'aviez pas loué cette chambre...

- Ce n'est rien. Croyez-moi, ce n'est pas pure philanthropie... Je n'ai pour vivre que les loyers de mes deux petites maisons, et je ne puis me permettre d e ne les louer qu'à moitié... Mais ce n'est pas pour parler de cela que je suis venue vous voir.

Elle se tait un instant, clignote vers la fenêtre. Je reste debout, indécise, épiant d'oblique sa silhouette carrée et cette allure d'enfant pensif qu'on trouve souvent chez les vieillards. Elle a certainement plus de quatre-vingts ans.

- Vous avez vu sans doute cette petite étiquette sur la porte, là, près de vous...

- Je... oui, bien sûr... Mais j'avoue que je n'ai pas très bien compris...

- Et pourquoi donc ?

- Eh bien, c'est que cette porte semble condamnée... Alors, il me semble que...

- Détrompez-vous. Cette porte n'est pas réellement condamnée. Mais je tiens à ce que p ersonne n'essaie de l'ouvrir... Je ne vous en ai pas parlé hier au soir ; cela m'était sorti de l'esprit. Sachez que c'est mon arrière grand -mère qui a écrit cette petite étiquette. En fait, je ne sais pas pourquoi : si je vous demande de vous conformer à cette prière, c'est seulement par respect pour elle. Ma grand-mère, qui a toujours obéi à ce que sa propre mère désirait, a transmis pieusement cette consigne à ma mère, et ma sœur et moi n'avons pas agi autrement. Pour quelle raison ? Je n'en ai aucune idée... On a dû l'oublier entre deux générations. Mais j'y tiens, ma petite Wanda.

- Mais certainement, madame. Soyez sûre que je ne toucherai pas à cette porte, qui ne m'intéresse

nullement. La chambre m'importe autrement plus... Désirez-vous que je vous règle dès maintenant le montant...

- Non, non... Je vous ai dit dans trois mois. Aujourd'hui, je ne suis venue que pour insister sur cette

étiquette... Allons, je ne vais pas interrompre votre travail plus longtemp s.

Elle se lève en s'accrochant à la table, et s'approche de mon chevalet.

- Hum ! dit-elle en parcourant la toile des yeux... Je ne suis point au fait de ces peintures modernes. Je n'y comprends goutte ! Enfin, vous y mettez de jolies couleurs ! Au revoir, au revoir, Wanda.

Elle a son sac sous le b ras et se dirige vers la porte.

- Je suis désolée, dis-je en l'accompagnant - c'est-à-dire en faisant deux pas auprès d'elle. Je n'ai rien à vous offrir... Et je ne puis rien chauffer, pas de thé, pas de...

- Non, non, je sais bien ! Ne vous mettez p as en peine. Au revoir... Et continuez de bien travailler !

Elle est sortie.

Je m'assieds sur le divan, et j'allume une cigarette. J'allume toujours une cigarette, quand je suis

désorientée ou oisive. Ce qui m'a le plus frappée et que je n'avais pas ressenti hier d'une manière aussi intense,c'est son apparence d'extrême vieillesse. Et elle me parlait de son arrière grand-mère ! À quelle époque avait-elle pu vivre ? Sous Clovis ?

Je plaisante, mais je crois q ue c'est un peu p ar réaction, par self-défense. Je ne puis m'empêcher de penser qu'un jour, moi aussi, je serai vieille et laide. Plus que laide : horrible. Enfin, ne nous y arrêtons pas : c'est si loin ! Pour le présent, j'ai une chose à faire, qui ne souffre pas d'être remise. J'ai un appétit féroce, et j'ai pris la décision d'avaler un repas complet, avec hors-d'œuvre, fromage et dessert, et non un seul plat, comme d'habitude.

Je laisse tout dans le même état. Il faudra que je dorme la fenêtre ouverte si je ne veux pas être à demi asphyxiée par l'odeur de la térébenthine. Dans mon atelier, j'avais u ne petite chambre avec une loggia... Tant pis ! De toute manière, je ne pouvais le garder qu'en mourant de faim, en achetant des tub es au rabais et de la toile infâme.


Je suis devenue complètement folle : mon dîner m'a coûté près de 800 francs. Je suis retournée ensuite au Dôme où j'ai offert deux cognacs à un garçon déguenillé qui essayait de me vendre des aquarelles atroces. Je lui ai aussi donné des conseils, ce qui risque d'abaisser encore le niveau de ce qu'il fait. Naturellement, j'ai eu ensuite toutes les peines du monde à m'en débarrasser.

Me voici chez moi de nouveau, dans le parfum terrible de la térébenthine... La fenêtre ouverte, je tire les doubles rideaux devant le nez de l'homme chauve qui crache dans la rue, du haut de sa barre d'appui. À la lumière électrique, ma toile a perdu toute signification. Ce n'est plus qu'un lacis de gribouillages aux couleurs mornes et criardes. Écœurée, je me déshabille et je me couche.

Le sommeil ne vient pas. J'ai quelque chose d 'amer qui me tient au bord des larmes. Je devrais pourtant être joyeuse d'avoir un lit... Je crois que je doute par trop de mes possibilités. Et puis, il y a plus grave : très souvent, je n'ai plus envie de peindre. De plus en plus souvent, depuis six mois.

Au début de ma liaison avec Franck, il m'est venu un grand nombre d'idées et j'ai réussi quelques belles harmonies de couleurs. Maintenant qu'il est reparti pour Philadelphie... Oh, je ne l'ai jamais vraiment aimé. Pourtant, j'éprouve une très douloureuse sensation de solitude.

Pourquoi cette vieille folle vient-elle m'empoiso nner à domicile avec son histoire d e porte interdite ? Je m'en moque bien, de cette porte. Je n'ai plus huit ans, pour me laisser dévorer par une curiosité maladive. Juste trois fois plus. Vingt-quatre. Vingt-quatre ans de n'importe quoi, avec un grand vide partout. Le vide que je trouverais si je l'ouvrais, cette porte.

Le vide ? Ah, c'est irritant, à la fin ! A-t-on idée de couper une pièce en deux par un mur, d'y mettre une porte, et d'interdire à ses arrière petits-enfants de l'ouvrir ! Dormons. Essayons de compter jusqu'à mille

Foutaise ! C'est le meilleur moyen de rester éveillée - et de m'énerver furieusement, par surcroît. Je vais me lever, boire un verre d'eau, fumer une cigarette... essayer de dessiner. Bien agréable, d'avoir une chambre... mais les "commodités" sont dehors, sur le palier. Et pas de réchaud... Si ce n'était pas si cher, je me serais acheté l'un de ces petits Butagaz de camping. Avec une casserole, je pourrais me faire du thé. Ce serait bien agréable. Tant pis. Je suis perpétuellement contrainte de ponctuer mes pensées par ces deux mots : " Tant pis !"

Je me lève, j'allume l'ampoule. Devant moi, ma toile grimace, plus affreuse que jamais. Je la décroche du chevalet et je la pose sur l'armoire. Immobile au centre de la chambre, j'écoute les Arabes qui palabrent sans fin sous ma fenêtre. Quand je suis rentrée chez m i tout à l'heure, l'un d'eux m'a interpellée. Il m'a adressé une courte phrase dans sa langue inextricable et ses camarades ont éclaté de rire. La prochaine fois, il me coincera contre le mur et essaiera dem'embrasser. Et la fois suivante...

Il vaut mieux que je ne rentre pas trop tard. Après tout, qu'ai-je à faire au Dôme maintenant que les soirées de discussions fiévreuses d'il y a quatre ans sont remplacées par d'ennuyeuses stations devant une tasse vide...où je m'annihile en silence - ou bien par des conversations futiles avec des gens sans intérêt, touristes en quête d'une bohème qu'ils ne découvrent pas ?...

Je suis devant la porte et j'examine l'étiquette. Le papier a dû se décoller plusieurs fo is au cours des années. Il est maintenant fixé par quatre punaises rouillées. "Prière de ne pas ouvrir". La phrase n 'a pas changé - comment aurait-elle changé ? Elle reste là, interdiction immobile et silencieuse, présence muette qui surveille la chambre triangulaire.

Je saisis une paire de ciseaux dans ma valise et j'introduis l'une des pointes dans la serrure. Elle ne rencontre rien : je l'enfonce de dix centimètres. La serrure n'est pas bouchée. Il est évident que c'est la clé de la porte du palier qui ouvre celle-ci.

Stupéfaite, je considère ma main droite. Mécaniquement, j'ai pris la clé sur la serrure, et je la tiens entre deux doigts. Ma curiosité enfantine serait-elle revenue ? Ou bien n'aurait-elle jamais d isparu ? Je remets la clé à sa place, non que j'aie d es scrupules trop violents pour passer outre à l'interdiction, mais parce que je tiens à me contrôler. Cette porte n'a aucun intérêt. J'emplis d'eau mon verre dentifrice et je le vide d'un trait. Une cigarette et tout va rentrer d ans l'ordre. J'allume la cigarette. Je tire une bouffée, deux, trois. Rien ne rentre dans l'ordre. Je m'assieds sur le lit, et je fonds en larmes.


Quelle crise stupide ! À quoi cela me mène-t-il ? Pleurnicher misérablement... et pourquoi ? Mes yeux sont secs, maintenant, et je parviens à jeter autour de moi un regard sans espoir. Belle victoire, en vérité, que d'avoir un lit et un lavabo, quand on n'est p as capable de traduire fidèlement les images qui vous emplissent l'esprit - et quand on est invariablement peule avec ses propres cheveux, ses propres lèvres... et un miroir glacé pour vous renvoyer votre image toujours désespérément identique à elle-même.

Une idée saugrenue m'est venue je ne sais d'où. Je rallume ma cigarette éteinte, que j'avais écrasée dans le porte-savon. Supposons que cette porte fermée soit là, non par hasard , mais comme l'intersection d'une ligne de chance inconnue, avec ma propre ligne de vie... Supposons que, de tous temps, j'aie su intérieurement que cette pièce triangulaire recelait mon seul moyen d'évasion hors de moi-même... Et que cette vieille Léonie Gallois soit une déconcertante personnification de mon ange gardien ? Rien ne coûte d'échafauder des suppositions qui soient en mesure de vous servir de rampe, quand on gravit les marches sans fin de la solitude et de la médiocrité...

Il me reste, hélas, un gros bon sens quotidien, acquis au contact des obstacles. Si je me trompe - et il y a gros à parier que je me berce d'illusions - j'aurais ouvert cette damnée porte pour reconnaître derrière elle le néant que je trouve en moi. Et cette vieille chipie de propriétaire, qui doit posséder un moyen pour vérifier si je me suis conduite en vile curieuse, se rendra compte à sa prochaine visite que j'ai enfreint la consigne séculaire. Le résultat, ce sera un retour au vagabondage car elle me mettra vraisemblablement à la porte sans pitié. Et cette conclusion-là, je la connais. Je crois qu'il est ridicule de perdre le peu que j'ai acquis en cherchant à obtenir quelque chose d'illusoire...


J'ai réfléchi pendant une demi-heure à des sottises. Je me demande comment, à vingt-quatre ans, j'en arrive à des superstitions aussi primitives - et aussi à des craintes tellement démesurées ! Ou bien j'ouvre cette porte, ou bien je ne l'ouvre pas. Il n'est pas nécessaire de légitimer mon acte ou de l'infirmer. La seule chose importante, c'est de faire ce dont j'ai envie.

Je me lève, prends la clé, l'introduis dans la serrure de la mystérieuse porte. Je la tourne... Rien. Elle bute sur quelque chose. Elle ne fait qu'un demi-tour. Je m'acharne. Peine perdue. Les boniments de cette vieille ne signifiaient rien : la porte est bel et bien condamnée. Je laisse la clé dans cette nouvelle serrure qui ne lui convient pas, par défi.

Je me couche, et cette fois le sommeil m'emporte.


La première chose qui me frappe en m'éveillant, c'est la lumière. Cette lumière issue de deux directions à la fois et qui donne à la chambre un faux air de puzzle. La seconde, c'est la clé. Cette clé enfoncée jusqu'à l'anneau dans une serrure qui lui est étrangère. Tout cela me donne, d ès ma prise de contact avec le réel, une bizarre sensation de choses factices, d 'insuffisance permanente, comme cette sculpture de Giacometti qui représente un quartier d'orange suspendu au-dessus de l'orange qui lui a donné naissance, presque imbriqué dans la loge qu'il a creusée en se détachant d'elle - mais presque . C'est à crier d'énervement. Il y a deux manières d 'échapper à ce singulier envoûtement. Je me lève d 'un bond, et j'essaie d'arracher la clé.

Elle résiste. Est-ce qu'il s'agit d'une clé d u genre de celle de Barbe Bleue ? Je la tourne dans tous les sens, avec rage.

La porte s'est ouverte, doucement, d ans un bruit qui me fait hérisser les cheveux sur la tête. Elle reste entrebâillée de dix centimètres. Je recule, saisie d'une crainte incompréhensible.

Je crois bien que c'est en tournant à l'envers du sens normal, que je l'ai ouverte. Et maintenant, je n'ai plus envie de savoir ce qu'il y a derrière. Je n'aspire plus qu'à la refermer. C'est idiot. Ce ne sont pas les légers scrupules que je connaissais encore hier qui m'épouvantent. C'est autre chose. Un sentiment de danger jamais côtoyé que mon intuition dresse devant moi comme un avertissement. J'ai peur. Franchement, cette misérable porte qui m'intriguait jusqu'à présent me terrorise, maintenant qu'elle est ouverte.

Je m'avance. Un pas... J'ai une envie terrible de l'ouvrir complètement. Mais ce qui se trouve derrière m'épouvante trop pour que ma curiosité prenne le dessus. En tremblant légèrement je saisis la clé, tire vers moi..et je referme. Je retire lentement la clé, et je retourne l'enfoncer dans la serrure qu'elle n'aurait jamais dû quitter.

Je m'assied s sur le lit. De ma place, je vois entre mes doubles rideaux une étroite bande découpée sur la maison d'en face. Dans cette bande, la main de l'homme chauve bat une charge sur son éternelle barre d'appui.

Cet homme est-il rivé à sa fenêtre ? Que fait-il de ses journées ?

Peu importe. Je ne me fais ces réflexions que pour échapper à moi-même... échapper à l'emprise de la porte que j'ai stupidement refermée sans chercher ce qu'elle cache. Et maintenant, je ne me sens plus le courage de l'ouvrir.

Ce qui est grave dans cette curiosité, c'est qu'elle est mêlée d'une terreur san s objet. Une terreur qui repose sur une intuition des plus nébuleuses. Une sensation de danger absolument nouveau

et impossible à concevoir. L'impression d'être guettée par une chose sans visage qui se tapit dans les ténèbres et qui attend, immobile et muette depuis d es siècles, qu'une main imprudente la libère... Est-ce que les contes de fées me reviennent à la mémoire pour me ramener vers l'infantilisme, ou bien s'agit-il des vieux mythes comme celui de la Boîte de Pandore ?...

Il est tellement simple d'effacer tout cela de mon esprit... de ne plus penser à cette odieuse porte et de reprendre ma toile inachevée pour en faire quelque chose d'intéressant. C'est là que se trouve la vie, la solution de mes problèmes. En fait, j'ai besoin de m'exprimer d'une manière ou d 'une autre et, par la même occasion, d'en tirer de l'argent pour me nourrir un peu mieux - et m'habiller. Quand on n'a sur le dos que des vêtements râpés et incolores, on ne peu t pas p rendre l'existence à la gorge pour la forcer à se plier à vos exigences. On est diminué au départ. On cherche des solutions saugrenues comme celle que j'ai évoquée tout à l'heure et qui comparait la propriétaire à un ange gardien... L'inverse est tout aussi inepte. La vraie façon de réagir, c'est de se placer sur un plan bien concret.

Je me lève avec la ferme intention de prendre ma toile sur l'armoire et de la poser sur mon chevalet, mais...

Mais je change de nouveau la clé de serrure, je la tourne à l'envers, et d'un coup de pied, j'ouvre toute grande la mystérieuse se porte.

 

 

 

A propos de ce livre :

 

- Kurt Steiner est un pseudonyme de l'auteur André Ruellan.

- Cette ouvrage regroupe 3 ouvrages autrefois publiés dans la collection Angoisses de Fleuve Noir : "Le seuil du vide" (No. 25, 1956), "Les rivages de la nuit" (No. 27, 1957), "Le village de la foudre" (No. 47, 1958).

- Site de l'éditeur : http://www.riviereblanche.com/

- Lire la chronique d'"Angoisses 1"

 

 

(Copyright Rivière Blanche / Kurt Steiner, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)