Manoir des immortels, Le

 

Editeur : Éditions du Petit Caveau

Collection : Sang d'Absinthe

Auteur : Ambre Dubois

Date de sortie : 19 octobre 2009

Nbre de pages : 266

 

 

Le Manoir. C'est ainsi que nous l'appelons. C'est à la fois le nom de notre demeure et le pseudonyme de notre petite communauté. Notre lieu de rendez-vous, notre point d'ancrage dans l'obscurité de ces nuits interminables.


En fait de manoir, il s'agit surtout d'une vieille bâtisse victorienne. De la rue, on aperçoit seulement quelques fenêtres perdues derrière de majestueux arbres. Une large et haute grille protège l'entrée. Juste derrière les barreaux rouillés se tient une étroite allée qui disparaît dans la végétation...


Vu de près, la maison est beaucoup moins impressionnante. Les murs sont défraîchis et veinés comme de vieux parchemin. Les volets sont constamment ouverts mais si vous faites attention, vous remarquerez que les vitres sont parfaitement opaques et ne permettent aucune intrusion de la lumière.


De la rue, le simple passant penserait au premier coup d'œil que le Manoir est abandonné, perdu parmi des arbres qui le dévorent peu à peu.


Alors que je m'avançais lentement dans l'allée sombre, je commençais à ressentir la présence d'une autre créature de la nuit à l'intérieur de la demeure.


De nombreux vampires possèdent cette capacité. En présence d'un autre immortel, l'air semble se remplir d'odeurs et de saveurs particulières, votre bouche se teinte d'un goût capiteux et acre. Pour ma part, cette sensation est davantage tactile, je ressens des frissons de pouvoir dans chaque parcelle de ma peau, comme un courant électrique me traversant le corps.


Pour l'instant, un seul vampire se trouvait dans le Manoir, un être que je connaissais depuis quelques années et que je n'appréciais guère.


Je pénétrai dans la bâtisse, ravie de me retrouver à sec quelque part.


Le rez-de-chaussée était vaste, surchargé de meubles poussiéreux. Des tas de livres et de journaux s'entassaient dans le salon et la salle à manger. Depuis combien de temps quelqu'un n'était-il pas venu s'asseoir ici, parmi ces cadavres de papier, en quête de savoir ou d'oubli ?


Je me dirigeai vers l'escalier. Malgré mes habitudes en ces lieux, j'avais toujours l'impression que ce salon ne m'appartenait pas, qu'un être solitaire l'avait abandonné des siècles plus tôt et reviendrait un jour hanter cet endroit pour y retrouver tous ses souvenirs.


L'escalier était large et menait sur un vaste hall. Trois portes s'offraient à ma vue. Machinalement, j'ouvris celle me faisant face pour me retrouver dans le boudoir.


Drake était là, assis, en train de lire un article de journal. Il avait jeté sa veste sur le grand divan, semblant ainsi s'approprier les lieux.


Il était d'une immobilité tendue. Une stature grande et robuste, de longs cheveux noirs lui tombant sur les épaules. Des gouttelettes de pluie brillaient dans sa chevelure, comme des étoiles sur un lac insondable. Des mèches humides étaient encore collées sur son front et sur sa mâchoire carrée. Il avait défait son col avec négligence, laissant paraître sa peau d'albâtre musculeuse.


Soudain, tel un fauve, il releva ses yeux et les fixa sur moi. Ses prunelles étaient d'un gris argenté glacial qui tranchait énormément avec la noirceur de ses cheveux.


- Alors, petite sorcière, on est déjà de retour ?


Drake me faisait toujours penser à une bête sauvage. Alors que je soutenais son regard d'acier, une intense chaleur envahit mon corps allant jusqu'à embrumer mon esprit. Pour moi, en cet instant, il ne restait au monde que ses yeux transperçants.


Son don pour l'hypnose était tout à fait exceptionnel et, à chaque fois, je me faisais avoir, bien que consciente de ce qu'il m'arrivait. Peu d'entre nous sont capables de dominer ainsi leurs semblables. Mais Drake est puissant, très puissant, bien plus qu'il ne désire le montrer.


- Vous êtes si influençable, Stella, si facile à manipuler. Et pourtant, je ne parviens toujours pas à pénétrer votre esprit. Dommage.


Ces quelques mots me ramenèrent à la réalité, brisant le charme. La soirée risquait d'être longue.


- Arrêtez donc vos petits tours de passe-passe, Drake, ils n'amusent que vous.


Il me regardait, la tête sur le coté, un sourire au coin des lèvres.


- D'accord. Alors dites-moi plutôt si vous en avez appris davantage sur notre « affaire », murmura-t-il.


Je soupirai.


- Je préfère attendre que Rodrigue soit présent avant de revenir sur le sujet.


- Eh bien voyons, vous ne pouvez donc pas agir sans l'aval du grand Prince ? Avouez que vous le craignez, lança-t-il méchamment.


Je l'étudiais un instant. Sa colère contenue avait fait disparaître toutes les traces d'enchantement sur ma personne. Malgré tout, il restait très séduisant.


- Je le crains, bien sûr, et vous de même : n'allez pas dire le contraire car il faudrait être un imbécile pour ne pas admettre sa supériorité sur nous tous.


- Fi ! Si vous vous imaginez que je me plie aux volontés de ce dandy glacial et...


Il s'arrêta soudain, ayant ressenti tout comme moi l'arrivée d'une autre créature nocturne auprès du Manoir.


- On dirait que je vais enfin savoir en quoi consistait « votre mission », charmante ingénue.


- Ce n'est pas lui, dis-je.


J'envoyais alors des ondes de mon aura vers la ruelle. Dans mon esprit, une lumière s'éclaira quand je compris qui approchait.


- C'est Corwin, annonçais-je


Mon interlocuteur me regarda et s'installa plus profondément dans son fauteuil de velours, attendant que le nouvel invité gravisse l'escalier du Manoir. Le bruit de pas des chaussures détrempées se faisaient entendre sur les marches de bois vermoulu. La porte s'ouvrit et une silhouette très maigre empêtrée dans une lourde cape noire fit son apparition. Sous un chapeau haut de forme luisant, des mèches d'un roux pale s'échappaient.


- On dirait que notre jeune ami s'est habillé pour rendre visite à sa Gracieuse Majesté en personne, persifla Drake en observant la scène depuis son canapé.


A ces paroles, Corwin releva la tête pour lui faire face. Avec son visage de jeune homme attendrissant et ses grands yeux verts d'eau, il semblait toujours si fragile que cela en était presque pitoyable. Il ouvrit la bouche pour répliquer à son arrogant interlocuteur mais s'abstint. Corwin apprend vite et bien, il survivra longtemps.


Il se tourna alors vers moi. Après avoir retiré son chapeau, il me salua d'un geste de la tête, un léger et tendre sourire sur les lèvres. Il ôta sa cape détrempée et l'accrocha à un porte-manteau aussi ancien que la bâtisse. Sous sa cape, ses vêtements étaient également fort élégants. Pantalon et jaquette noire sur une chemise d'un blanc immaculé. Mais, de toute évidence, le jeune homme se sentait très mal à l'aise dans cet accoutrement impeccable.


- Je suis venu à la demande du Prince, annonça-t-il rapidement comme pour justifier sa présence en ces lieux


- Pourquoi ? Il a besoin d'un cocher ? rétorqua Drake.


La mine de Corwin se décomposa à une vitesse phénoménale. Il avait encore beaucoup de choses à apprendre, comme de ne pas montrer ses émotions à Drake. Il était encore trop humain. Trop humain, comme si cela était une carence, une tare. Pour ma part, je préférais penser que c'était une chance de pouvoir préserver un peu de ce qui faisait de nous des créatures humaines. Tout le monde n'est pas de cet avis.


Malheureusement, je ne pouvais rien faire ou dire pour aider Corwin. Drake était plus âgé que nous deux réunis et il aurait été très malvenu de rentrer en conflit en cette période de crise. Surtout qu'il était du genre rancunier : toutes les qualités en quelque sorte!


- Drake, vous avez lu la presse aujourd'hui ? Le tueur a encore frappé. Une prostituée, comme d'habitude.


Il se tourna vers moi, conscient de ma diversion mais accepta de me répondre.


- Oui, j'ai entendu parler de cette histoire, je me suis même rendu sur les lieux du crime, sur un quai près de Whitechapel.


Il guetta un moment nos réactions.


- Bien sûr, les gens d'armes avaient déjà ôté le cadavre, quel dommage ! Mais l'odeur du sang et de la peur était encore forte. Nul doute qu'un humain est responsable de tous ces carnages. Un vampire, même enragé, ne gâcherait pas autant de sang. Le sol en était couvert.


Le bout de sa langue courut une seconde sur sa lèvre supérieure. Je savais qu'il avait dû prendre beaucoup de plaisir à se rendre sur le lieu du crime. Drake était un redoutable prédateur et ne manquait pas une occasion de le rappeler. Il poursuivit :


- Notre fieffé Prince Rodrigue souhaite que l'on s'intéresse à ce cas. Je pense, pour ma part, qu'il vaut mieux laisser faire les humains. On ne ferait qu'attirer l'attention sur nous en nous frottant de trop près à cette histoire d'éventreur.


Voilà qui était raisonnable et qui sonnait étrangement faux dans la bouche de notre arrogant vampire. Malgré sa brutalité animale, cet homme était donc capable d'un raisonnement cohérent. Chaque nuit chez les morts vous apporte sa découverte !


Corwin, pour sa part, n'avait pas bougé d'un iota. Il écoutait notre discussion, comme un petit garçon perdu au milieu d'adultes impressionnants.


- De toute façon, Drake, nous sommes suffisamment nombreux pour nous occuper de deux cas simultanément.


- Certes, fit-il en ricanant, mais la question est plutôt de savoir si vous êtes capable de résoudre seule le problème des Heartavy ?


Franchement, comment faisait-il pour toujours être aussi désagréable ? Facile : il avait des siècles d'entraînement et se trouvait sans doute bourré d'humour.


- Si vous croyez que je ne saurai pas me faire passer pour une humaine, vous vous trompez. Je crois vous avoir déjà prouvé le contraire.


- Je ne doute pas de vos capacités à berner ces ridicules humains par quelques stupides artifices, j'ai plutôt quelques inquiétudes concernant la maîtrise de votre appétit et votre résistance à la lumière du jour.


On aurait dit une phrase toute faite, longuement répétée. Préparait-il ses discours à l'avance ?


- Si les choses se passent mal, je me retirerai en toute discrétion de l'affaire, répliquai-je un peu trop vite à mon goût.


- Bien sûr et il ne nous restera plus qu'à faire « disparaître » tous les membres de cette charmante famille pour assurer notre tranquillité à tous.


Voilà donc où il souhaitait en venir. Me faire porter l'unique responsabilité d'un bain de sang injustifié. L'esprit de cet être était plus diabolique et pervers que celui d'un curé.


Que voulez vous répondre à ça ? Je me retrouvai dans la même situation embarrassante que Corwin quelques minutes auparavant. J'aurais pu lui rétorquer des centaines d'arguments en ma faveur mais de me chamailler avec cet être ne m'apporterait que le mépris. Je soupirai bruyamment et décidai de m'asseoir le plus calmement possible dans un fauteuil à oreilles.


Corwin m'imita et se laissa tomber dans le vieux canapé Louis XV, son regard braqué sur le sol. Drake, lui, me dévisageait toujours de ses prunelles pénétrantes, le sourire aux lèvres mais quelque peu contrarié par mon silence.


- Je me plierai aux ordres du Prince, quoiqu'il décide, fis-je.


Il passa ses doigts sur sa bouche et sur ses lèvres.


- Bonne petite servante docile, dit-il dans un soupir plein de sous-entendus.


Après cette réflexion, il accepta enfin de m'abandonner à ma solitude pour retourner à la lecture de ses journaux.


Il était encore tôt pour les créatures que nous sommes. L'hiver nous offre de longues nuits de liberté et les autres ne feraient pas leur apparition avant au moins une heure.


Mon regard se posa de nouveau sur Corwin et ses taches de rousseurs si attendrissantes. Il avait été un garçon simple et courageux. Jamais il n'aurait dû devenir vampire.


Originaire du Sussex, il était venu à Londres pour trouver du travail. Il voulait aider ses parents, intendants d'une petite ferme, en partant travailler dans la capitale. Comme il était volontaire et honnête, il s'était fait engager comme homme à tout faire pour une famille bourgeoise. Il remplissait à merveille les tâches les plus fatigantes. Il s'occupait des livraisons ou des chevaux et aimait son travail. Sans doute servait-il aussi de cocher à l'occasion. Tout allait pour le mieux jusqu'au jour où les ténèbres passèrent la porte de la maison.


Le propriétaire des lieux, un homme d'affaire arriviste, avait décidé de mander les services d'une prostituée pour se divertir lors d'une de ses soirées solitaires. Une jeune femme se présenta donc à la nuit tombée. Elle disait s'appeler Babette et ce fut Corwin qui la fit pénétrer dans la demeure.


Elle portait une magnifique robe pourpre. Sous son chapeau, de délicates boucles brunes n'aspiraient qu'à être emmêlées autour des doigts. Elle était majestueuse et irréelle. Elle possédait la beauté exceptionnelle d'une déesse grecque. De ses profonds yeux noirs, elle fascina aussitôt le jeune homme. Mais ce fut pour le paralyser et le vider entièrement de son sang.


Corwin n'eut aucun moyen de réagir tant l'emprise psychique était puissante. Il se releva des ténèbres, quelques nuits plus tard, caché sous une bâche dans les écuries.


Entre-temps, la prostituée avait disparu de la ville et aucun de nous n'eut jamais l'occasion de l'apercevoir.


Beaucoup de femmes de notre nature se font passer pour des filles de joie. Nous pouvons ainsi nous nourrir discrètement pendant l'acte sexuel. Le lendemain, notre amant se relève un peu plus fatigué que d'habitude avec quelques marques étranges sur le corps. Son souvenir de la nuit est souvent très flou à cause de la perte de sang, de l'alcool absorbé ou d'un petit sortilège.


Voilà ce que fit Babette, si c'était réellement là son nom. Elle s'était d'abord abreuvée ardemment aux veines de Corwin de manière à ne prendre aucun risque avec le riche patron. Rassasiée, elle était certaine de ne pas le tuer par inadvertance. Ce qu'elle souhaitait c'était d'empocher le magot sans être inquiétée pour le meurtre d'un notable.


Corwin fut sacrifié car nul ne se soucie jamais bien longtemps de la disparition d'un simple valet.


Mais Babette avait été clémente avec sa victime. Elle lui avait offert son sang avant de le cacher du regard des hommes et du soleil en attendant sa résurrection. Sans doute, avait-elle l'intention de le récupérer et de le prendre à son service mais elle avait disparu aussi vite que la peste noire.


Quand Eva avait découvert le jeune Corwin, vampire incompétent et maladroit, il errait dans les ruelles de Londres. Il était perdu et abasourdi par toutes les nouvelles sensations qu'il percevait mais surtout rendu fou par la faim.


- Stella, chuchota Corwin.


Je levai la tête vers lui. Ses pétillants yeux verts semblaient perdus, il triturait nerveusement le pan de sa veste. De toute évidence, il n'était pas encore habitué au silence des morts.


- Oui ? lui demandai-je en douceur.


Son visage parut se détendre. En présence des autres vampires, il semblait toujours mal à l'aise, prêt à bondir au moindre bruit. J'étais comme lui, il y a longtemps.


- Je... est ce qu'un autre de nos semblables est à Londres pour le moment ? Je veux dire quelqu'un que je ne connais pas ?


- Non, pas que je sache mais il faudrait demander à Rodrigue. Pourquoi cette question ?


- Il y a une heure, j'ai vu un homme bizarre, j'aurais juré que c'était l'un des nôtres mais je ne le connaissais pas.


- C'est impossible, lâcha Drake.


Corwin sursauta mais parvint à se maîtriser.


- Si un autre vampire se trouvait ici, je le saurais, continua notre aîné. Même si je ne suis pas le Prince !


A ces mots, des bruits de pas se firent entendre. Nous regardâmes la porte. Dès qu'elle commença à s'entrouvrir, Corwin et moi nous levâmes d'un geste vif.


Dans l'embrasure, se tenait le Prince de la vieille ville de Londres. Malgré la pluie battante, ses vêtements étaient parfaitement secs et propres.

 

 

A propos de ce roman :

 

- A noter que ce roman initialement publié aux éditions Nuit d'Avril a été finaliste du Prix Merlin en 2008

- Site de l'auteur : http://www.ambredubois.com/

- Site de l'éditeur :  http://www.editionsdupetitcaveau.com/

- Lire la chronique du roman Le manoir des Immortels

 

(Copyright éditions Le Petit Caveau / Ambre Dubois , extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)