Cathédrales de Brume

 

Editeur : Rivière Blanche

Collection : Aucune

Auteur : Oksana et Gil Prou

Date de sortie : 2009

Nbre de pages : 492

 

 

"À présent, une nuit redoutable me plonge comme en un rêve, aveugle, sans damnation et sans salut"

Pedro Calderon de la Barca - Le Grand Théâtre du monde

 

 

"L'univers le plus inhumain devient humain par la force de l'habitude"

Yasunari Kawabata - Les belles endormies

 

 

Prologue

 

 

"Depuis quatre mille ans il tombait dans l'abîme"

Victor Hugo - La Fin de Satan

 

 

Long feulement étouffé par le vide, le vaisseau griffait l'espace, laissant derrière lui une lueur blafarde. Croisant à une vitesse proche de celle de la lumière, l'esquif de survie se dirigeait aveuglément vers la constellation du Toucan.

À l'intérieur régnait la nuit propre au vide interstellaire, sourde nébulosité qui englue et broie toutes les espérances. À l'exception des silhouettes spiralées des manettes directionnelles, les ombres crépusculaires dominaient sans partage. Nimbés d'une lueur d'un bleu intense, les instruments pulsaient docilement, respectant un rythme étrange dont la lenteur adoucissait ce chaos couleur de suie. Profond, l'antre ténébreux aux contours partiellement indiscernables révélait progressivement les séquelles d'une catastrophe récente.

Malgré la relative exiguïté du navire spatial frissonnant sous la caresse des vents solaires, l'espace intérieur était assez généreux. Discrètement fuselée, la navette s'enorgueillissait d'une certaine élégance. La proue était mince, effilée, soigneusement bardée de titane et d'oxylium mêlés.

Au fond de la cavité ovale trônait un sarcophage translucide. Un seul, en lieu et place des trois caveaux de survie généralement disposés en éventail. Incliné à dix degrés par rapport à l'horizontale, le bloc d'ilmium pur caricaturait une silhouette vaguement humaine, sa transparence permettant à son occupant de distinguer la zone confinée entre les parois luminescentes.

Encore fallait-il pour cela que le naufragé de l'espace ainsi engoncé soit vivant. Et conscient.

De part et d'autre du sobre mausolée, quelques blocs ornaient le sol. Leur utilité demeurait incertaine. Agglutinés le long des parois, des hérissons métalliques étaient solidement encastrés au sein de plusieurs petits blocs trapézoïdaux lumineux se découpant directement sur l'espace. L'ouverture la plus importante formait une immense baie rigidifiée par des entrecroisements d'oxylium brillant. Cristalline, cette voûte dégageait totalement la vue, donnant le sentiment inconfortable et majestueux d'une véritable plongée dans le cosmos.

Une chute sans fin.

Depuis soixante deux jours terrestres la navette Chrysaör 883 traçait son long sillon d'argent, solitaire ; sans contrôle apparent.

Dans la seconde suivant l'expulsion de la fragile chaloupe, les moniteurs de contrôle l'avaient immédiatement placé sur une trajectoire prudente, sécurisant ainsi la capsule de survie en la positionnant le plus loin possible du champ d'astéroïdes menaçant le vaisseau-amiral.

Long de plus de trois mille mètres, le Bellérophon II emmenait ses 35 000 passagers dans les meilleures conditions de confort.

Le périple du colossal astronef arrivait à son terme, lorsqu'un essaim d'aérolithes tueurs brisa les espérances des milliers de passagers embarqués. Quelques fractions de seconde avant les impacts fatals, seuls quelques Chrysaörs purent fuser des flancs du vaisseau géant, sifflant rageusement dans le vacarme assourdissant des messages d'évacuation immédiate.

En dépit d'une capacité d'accélération foudroyante les protégeant théoriquement de tout impact, fort peu évitèrent le titanesque maelström consécutif à l'explosion du paquebot des étoiles. Aussi agiles soient-elles, les navettes de survie ne purent éviter l'embrasement final du lourd fuseau d'oxylium et de titane.

Jaillissant le premier, le Chrysaör 883 fut le seul à sortir indemne de ce piège infernal.

Parfaitement protégé des agressions extérieures, l'habitacle demeurait silencieux. Seul un faible chuintement consécutif au lent travail des gyroscopes animait ce noir caveau propulsé dans l'abîme.

Depuis le fond de la salle centrale, la vue s'ouvrant à l'infini était majestueuse. Epousant les caprices du firmament, un bras entier de notre Galaxie dérivait à l'avant du vaisseau. Constellant le taffetas sombre de l'univers, ce foisonnement de gemmes multicolores auréolait la nuit sans fin.

Un sentiment de sérénité prévalait ici. Le carnage des corps et des métaux n'était plus qu'une sombre réminiscence désormais, seule demeurait l'émouvante beauté d'un spectacle immuable.

Plus loin encore, d'innombrables archipels de lumière poursuivaient inlassablement leur course vers l'inconnu.

 

 

Chapitre 1

 

"Ce qui s'enclôt dans l'immuable est déjà pétrifié"

Rainer Maria Rilke - Les sonnets à Orphée

 

 

Pétrifié dans son sarcophage de cristal, le naufragé sommeille toujours. Deux ronds rosissent ses joues, mais les lisières ténues de sa conscience s'estompent encore au creux de brumes lointaines. Il rêve sa vie en longues trames oniriques...

Nonchalamment nichées à la confluence de deux fleuves d'or et de feu mêlés, une horde de fulgurances océanes tapisse un horizon étrangement incurvé au sein duquel règnent impétuosité, violence et tourbillons.

Au zénith de toutes les espérances humaines, le firmament trône en majesté alors que des nuées diaphanes s'effrangent en volutes délicates. Les vents hyperboréens l'enserrent, l'étouffent, l'emprisonnent au plus profond d'un gouffre diapré de résilles rutilantes.

D'immenses rivières de gaz éclaboussent les lagunes argentées en y déposant un fin limon ocre et mercuriel. Tourbillonnantes, elles s'élèvent sans cesse vers de lourdes sphères de métal déambulant indolemment à quelques mètres d'un pilier gigantesque dont les tons indigo électrisent des millions de joyaux.

Cristallisés en arabesques naissantes que fossilisent des archipels d'onyx et de chrysoprase étrangement accouplés, des diadèmes cosmiques et des tiares chimériques s'enflent. S'enflent encore...

Le temps s'accélère. Tout bascule.

Brutalement l'orage gronde, éveillant au sein de l'être allongé des fleuves ascendants enluminés de reflets inquiétants. Le mouvement s'amplifie encore. Des sonorités inouïes emplissent l'univers. Un clavecin égrène quelques notes aigrelettes que l'ouragan immobile dissémine avidement. Béance cyclopéenne, un puits sans fond s'ouvre au nadir de l'espérance.

Immonde remugle né à l'origine du Chaos, il broie tout ce qui l'affleure.

L'air vibre électriquement, et cette vibration est lumière. Un volcan éructe au loin, et cette lumière est défi.

Des nuées crépusculaires obnubilent désormais le champ de vision de l'homme recroquevillé en son cercueil opalescent. La boule de feu tapie au fond de la gigantesque cavité aux parois palpitantes monte jusqu'à lui, l'embrase et le consume.

Le sang envahit sa bouche en flots incontrôlables.

Il crie, mais il n'a plus de bouche.

Il pleure, mais ses orbites sont infécondes et vides.


- "Où suis-je ?"


Les yeux exorbités, la peau couverte d'une sueur glacée, Amaranth Heliaktor s'extirpait brutalement d'un long coma de plus de soixante jours.


- "Que s'est-il passé ?"


Après quelques instants d'hébétude et plusieurs tentatives infructueuses, il reprit sa quête :


- "Mon Dieu... je ne peux plus bouger !"


Le flot incessant des questions sans réponse se bouscula immédiatement dans sa tête. Un premier constat était aveuglant : le jeune homme se retrouvait seul dans un vaisseau à la dérive, engoncé dans un hypogée de survie.

L'immense linceul de verre l'emprisonnait.


- "Pourquoi ?"


Cette seule question résuma toutes les autres, mais nul ne pouvait y répondre.

Formé depuis de longues années à subir sans broncher les épreuves physiques et morales les plus douloureuses, Amaranth Heliaktor parvint enfin à tempérer son angoisse. Puis il organisa ses pensées. Canalisant ainsi la peur insidieuse qui l'oppressait, il regroupa progressivement ses appréhensions en chapitres distincts.


- "Que s'est-il passé ? Où se trouvent mes compagnons ?"


- "Pourquoi suis-je seul dans un vaisseau prévu pour trois naufragés ?"


- "Pourquoi suis-je paralysé ?"


- "Comment communiquer avec l'Empirium central de la Ligue et avec le Grand Contrôleur de Junon Bêtakhoris ?"


L'ensemble de ces énigmes se résumant en une interrogation lapidaire :


- "Que puis-je faire ?"


Un engourdissement total du corps anéantissant toute organisation raisonnée susceptible de pallier l'horreur de la situation actuelle, seule l'espérance d'une amélioration de cet état pouvait tisser la trame d'une action constructive.

La confrontation régulière avec des situations délicates, conflictuelles et dangereuses, discipline l'esprit, conditionne les réflexes, permettant d'acquérir la sérénité nécessaire dans les conjonctures les plus effrayantes. Mais l'équation physique et mentale qu'Amaranth Heliaktor devait résoudre n'était pas seulement complexe, elle était incompréhensible et proprement affolante.

Cette fragile nuance bouscula ses certitudes passées.

Incoercibles, des flots d'angoisse le submergèrent immédiatement.

Il y mit provisoirement fin en s'astreignant à une observation attentive de son environnement. Quelques points rassurants alimentèrent un optimisme mitigé. Il reconnaissait sans difficulté l'intérieur du vaisseau de survie dont la fiabilité était légendaire. Les instruments de navigation et de contrôle scintillaient en rythme. La douce luminosité perlant le long des parois depuis la fin de son coma baignait agréablement l'habitacle.

Son éveil brutal avait apparemment remis en fonction certains processus vitaux permettant d'accéder à un minimum de confort.

La vue sur l'espace proche le rassura partiellement aussi. Etant toujours à quelques mois lumière du système d'Altaïr, il demeurait dans une aire galactique connue. Mais celle-ci était si vaste que plusieurs patrouilles pourraient passer relativement près de lui sans le voir, continuant à le rechercher ainsi pendant des siècles. Enfin, le vaisseau paraissait opérationnel, tant au niveau de sa progression dans l'espace qu'en ce qui concerne les fonctionnalités indispensables à la survie. En revanche, aucune communication n'était possible pour le moment. Normalement, la longue batterie de voyants incrustés face à lui devait s'illuminer, pulsant doucement en phases successives.

Mais elle demeurait opacifiée, muette, inutile.

Les points inquiétants, affolants même, n'étaient guère plus nombreux que les éléments positifs, mais leur importance était cruciale.

Le premier était perceptible au premier regard : le vaisseau comportait un seul caveau de survie au lieu des trois habituellement en usage à bord d'un Chrysaör.

Pourquoi ?

Amaranth Heliaktor n'avait aucun élément de réponse. Mais la conséquence était cruelle : il était seul, désespérément seul.

La seconde observation était plus effrayante encore : truffé de sondes et d'implants, il ne pouvait absolument pas bouger, hormis ciller et remuer les yeux tout en effectuant d'infimes mouvements du cou lui permettant d'accroître son champ de vision. Il voyait tout, mais ne pouvait même pas remuer l'extrémité des doigts. Sa voix portait haut et fort, son regard demeurait vif et perçant, mais toutes les autres fonctions physiologiques étaient totalement prises en relais par l'incroyable machinerie instrumentalisant son corps.

Prisonnier ! Il était prisonnier. Immobile otage de lui-même.

Afin de parfaire encore l'odieuse pétrification carcérale, son athlétique carrure était étroitement encastrée à l'intérieur de ce cercueil lumineux et froid. Un second cercle se refermait ainsi autour de lui, le confinant au sein de la plus odieuse des solitudes.

Seulement vêtus d'étroites bandes de tissus scintillants et moulants, ses jambes, ses bras et son cou étaient totalement dénudés.

Plissant un instant les paupières, il les ouvrit à nouveau, révélant alors l'onyx de ses yeux fulgurants.

Sa chevelure courte d'un noir de jais, ses sourcils prononcés, l'arrogance d'un menton carré et volontaire, tout évoquait indubitablement en lui l'homme d'action, le guerrier. Mais un guerrier fragile et nu face à l'absurdité de son cruel isolement, face au néant d'un espace prompt à engloutir celui qui s'égare en son sein.

Il eut de nouveau très peur.

Ses hurlements fusèrent jusqu'à ce que ses propres cris lui fassent mal.

Apprendre à vivre dans l'intimité de soi-même n'est jamais simple, surtout face à l'incompréhensible. Il en faisait l'amère expérience ici, et dans les pires conditions possibles : seul, loin de toute planète habitée, fossilisé dans un mausolée à l'esthétique sépulcrale.

Etant uniquement maître de son esprit, la cavalcade effrénée des idées les plus baroques reprit son cours. Effrayé et fasciné à la fois par l'absurdité de sa situation, il avait exclusivement pensé à lui en un premier réflexe égoïste.

Progressivement, il put enfin se remémorer le cataclysme démembrant la solide architecture de la nef argentée fusant dans l'ébène d'une nuit sans fin. Au prix d'une douloureuse ressouvenance, il songea alors à ses compagnons d'infortune, endiguant ainsi les exigences de sa propre affliction.

Où étaient-ils ? Avaient-ils tous survécus ? À l'inverse, avaient-ils tous péri lors du colossal embrasement du vaisseau mère percutant une meute d'astéroïdes géants ?


- "Comment tout cela a-t-il pu arriver ? Comment imaginer qu'un bâtiment aussi sûr et puissamment armé que le Bellérophon II puisse se faire ainsi surprendre par une horde de débris rocheux sillonnant l'espace ?"


Impuissant à découvrir une quelconque réponse à ses interrogations, il sombra rapidement dans une somnolence presque apaisée.

Il dodelinait désormais, uniquement bercé par la vision grandiloquente d'une rivière de diamants constellant la partie du ciel toujours visible depuis son caveau de survie.

Le spectacle était somptueux. La lente giration galactique était toujours la même depuis des millions de siècles, flexueuse, arrogante, mais il était impossible de s'en abstraire.

L'émerveillement fusait à chaque instant. Le naufragé imagina confusément qu'il allait peut-être profiter très longtemps encore de cette symphonie cosmique célébrée par tous les poètes depuis des millénaires. Il grimaça en se remémorant qu'aucun d'entre eux n'avait pu jouir de cette vision d'aussi près. Et aussi longtemps.


- "Quelle chance"murmura-t-il en s'assoupissant, sans réaliser que ses larmes disparaissaient aussitôt, vampirisées par les nanocapteurs placés sous sa peau.


À près de mille six cent milliards de kilomètres du Chrysaör 883, les débris d'un grand vaisseau disloqué tournoyaient toujours, pathétique sarabande éclairée par les reflets d'une étoile défunte.

Triste naine brune agonisant au loin, cet astre terne anecdotisait cyniquement les séquelles d'une tragédie vieille de plus de deux mois désormais.

Une éternité, ou un soupir...


- "Amaranth !"


- "...."


- "Amaranth Heliaktor ! Réveillez-vous..."


- "Quoi ?"


Toujours contraint par l'immobilité forcée de son corps engourdi, le jeune homme ne pouvait qu'écarquiller les yeux afin de discerner où se trouvait la femme qui lui parlait ainsi dans l'ombre.


- "Qui êtes-vous ? Pourquoi vous cachez-vous ? C'est ridicule. Montrez-vous enfin !"


- "Je ne me cache pas. Je suis là, en face de vous"


Interloqué, Amaranth réalisa rapidement l'absurdité de la situation. Paralysé, il dialoguait avec un fantôme à la voix suavement féminine.


- "Je me doutais bien que cet isolement finirait par m'adultérer les sens et l'esprit. Mais peut-être pas aussi rapidement..."


Inquiet et un peu las, il se renfrogna et tenta de refaire une fois de plus le point de la situation, tout en sachant parfaitement que ses conclusions se focaliseraient sempiternellement autour du même constat : sans intervention extérieure il sombrerait promptement dans la démence.

Ou bien encore il mourrait d'inanition lorsque les réserves d'énergie prodiguées par les innombrables réseaux sillonnant son corps seront totalement exsangues. Survivant squelettique, hâve et décharné, ou cavalier d'apocalypse, hébété et dément... voilà comment s'orchestrerait son avenir dans quelques mois !


- "Je peux vraiment vous aider. Il faut simplement que vous me fassiez confiance"


- "Mais enfin... Qui est là ?"


- "Je m'appelle Emmïgraphys. Mais mon nom a peu d'importance. Mon rôle est de vous protéger, de vous guider. De veiller sur vous"



- "Une sentinelle ! Tu es donc une sentinelle ?"


- "C'est effectivement ainsi que l'on nous appelle, même si nous préférons nous appeler les protectrices. Cela estompe partiellement l'image d'une guerrière empanachée portant au fourreau une arme rutilante"


- "Ce sentiment t'honore. Mais dans l'extravagante situation où le Destin me propulse, restons pragmatique. En conséquence je n'aurai que deux questions. Que fais-tu à bord de ce Chrysaör ? J'ignorais que des sentinelles doivent systématiquement se trouver à bord de tous les vaisseaux de survie. La seconde est encore plus importante pour moi. Comment pourrais-tu m'aider et que va-t-il se passer dans les jours à venir ?"


- "Ces deux questions sont pertinentes. Je vais donc y répondre. Mais cela risque de prendre un peu de temps, car je connais les réponses à toutes vos questions commençant par comment ?, mais aucune concernant les questions commençant par pourquoi ?"


- "Ce n'est pas très grave. J'ai le sentiment confus que nous séjournerons de longs moments ici tous les deux"


- "Vous n'imaginez pas encore jusqu'à quel point..."


- "Quoiqu'il en soit, commence ton récit. Cela me fera du bien d'entendre une voix humaine, même si elle est artificielle et totalement désincarnée. Au fait, pour quelle raison demeures-tu invisible ?"


- "Je ne suis pas invisible"


- "Comment cela ?"


- "Regardez en haut sur la gauche, près des trois blocs de lumière irisée de bleu. Plissez un peu les yeux"


Se démenant sur sa couche, Amaranth Heliaktor finit par entrapercevoir Emmïgraphys en raison de l'extrême ténuité de la lumière à cet endroit. Avec une attention soutenue et en accoutumant l'oeil aux ténèbres régnant encore dans cette partie du vaisseau, on pouvait effectivement constater la présence vacillante d'un réseau de lignes denses, soigneusement spiralées, se regroupant en une tissure légèrement galbée d'environ trente centimètres sur vingt. Constellée de fines couleurs chatoyantes et mordorées, cette structure électronique et photonique orchestrait un nuage multicolore s'enflant et rapetissant sans cesse.

Une merveille elfique, impalpable, presque invisible, qui concentrait en un faible volume toute l'intelligence humaine au service des navigateurs en détresse.

Une sentinelle...


- "En effet. Mais ce n'est pas simple car ce carcan me bloque le cou"


- "Maintenant que vous pouvez me voir, je vais répondre à vos principales interrogations. Il faut que vous sachiez en préambule que vous êtes resté évanoui pendant soixante trois jours terrestres avant de reprendre conscience. Ceci était imposé par les microchirurgiens du vaisseau"


- "Des microchirurgiens sur un Chrysaör ! Mais pourquoi ?"


- "Je vous propose de me laisser parler. Si vous m'interrompez sans cesse, il sera très difficile de vous expliquer tout ce qui se passe ici"



- "D'accord, je me tais"concéda le naufragé, vexé par l'ombrageuse remarque de la créature électronique affectée à sa survie.


Mais dans la précarité de sa situation actuelle, un échange verbal pérenne valait bien quelques sacrifices au niveau de l'amour-propre.

La petite sylphide demeura un instant silencieuse, souhaitant probablement prendre une ultime respiration avant de décrire l'indicible.


- "En ce qui concerne votre première question, il est aisé d'y répondre. Depuis les menaces accrues liées aux hordes d'astéroïdes tueurs lancés sur nos vaisseaux par les Tonaxares, la Ligue a mis en oeuvre un vaste programme de clonage de sentinelles afin de pouvoir en installer le plus possible dans les vaisseaux de survie. Plus le risque est grand, plus les moyens pour y pallier doivent être appropriés. En conséquence, toutes les nefs de sauvetage sont équipées d'une sentinelle prête à intervenir. Il est donc normal que je sois à bord du Chrysaör 883 afin de vous aider et pourvoir à vos besoins"


- "Je t'en remercie par avance. Mais ceci n'explique nullement la raison pour laquelle je suis engoncé dans ce cercueil de verre sans pouvoir bouger. Cela ne corrobore pas non plus le fait que nous ne puissions communiquer avec la Ligue ou avec les autres vaisseaux survivants ?"


- "Les réponses à ces interrogations sont nombreuses. Certaines vous feront plaisir. D'autres moins"


- "Parle sans crainte"


Après un bref silence, la petite ondine phosphorescente reprit :


- "Lorsque les comètes assassines se profilèrent brutalement à quelques minutes lumière du croiseur galactique, plusieurs faits anormaux s'enchaînèrent. Premier constat alarmant : le risque semble avoir été dramatiquement sous-évalué par le commandant du vaisseau. L'ordre de quitter le Bellérophon II ne fut donné que trente six secondes avant l'impact. Cette tragique tergiversation condamna ainsi la majorité des passagers à une mort inéluctable"


- "Triste épitaphe répondant en écho à la fin du Titanic"soupira Amaranth.


- "En quelque sorte. La deuxième anormalité se situe au niveau même de ce Chrysaör. Conçu pour trois survivants, il vous fut attribué à vous seul. C'est ainsi que nous sommes seulement deux à bord pour entamer cette errance sans fin"


- "Sans fin !"


- "Vous ne deviez point m'interrompre"maugréa Emmïgraphys.


- "Mais comment sais-tu que ce voyage ne finira jamais ? Tu sais des choses que l'on me cache ! Dans quel but ?"


- "Restez calme. La première singularité est effectivement que ce vaisseau soit totalement vide, excepté vous et moi. La seconde est bien plus étrange encore. Je dirais même... hallucinante !"


Ce dernier mot flua longuement avant qu'elle reprenne :

- "Les Chrysaörs contiennent chacun trois doses d'une substance presque magique, l'omphalium, dont les effets permettent une survie de près de trois cent ans en totale autarcie. Ceci s'effectue grâce à un renouvellement complet des cellules du corps en plusieurs cycles effectués par des nanodiffuseurs oeuvrant sous la houlette

des microchirurgiens disséminés en vous. Cet élixir diffuse cycliquement des cellules issues d'une nurserie de cytoplasmes et de noyaux clonés, ainsi que des neurones et synapses qui amplifient encore un processus conduisant à une totale insénescence"


- "Je connais les effets de ces chimies perverses. Sous contrôle du moniteur central, l'ensemble des fluides du corps est renouvelé. Les produits régulièrement instillés dans le corps, nourrissent, apurent les déchets et les toxines, amoindrissent les pulsions, émasculant ainsi nos passions pendant que ce poison bénéfique nous inonde"


- "Exactement. Dans notre cas, il y a toutefois une grosse différence par rapport au schéma habituel. Une très grosse différence"


- "Parle enfin au lieu de tourner autour du sujet ! Tu demandes à ne pas être interrompue, mais tu distilles tes informations avec une lenteur qui confine à la préciosité. Que se passe-t-il dans ce satané vaisseau ?"


- "C'est fort simple. Toutes les doses nécessaires à la sauvegarde de l'ensemble des occupants du Bellérophon II sont concentrées sur ce fragile esquif de survie"


- "Qu'est-ce que cela veut dire ?"


La sentinelle parue prendre sa respiration.


- "Cela veut dire que les autres Chrysaörs n'ont aucune dose d'omphalium dans leurs soutes et que celui-ci n'en comporte pas trois, mais..."


- "Mais ?"souffla Heliaktor en une respiration presque inaudible.


- "35 000 !"


Un pesant silence tomba brutalement à bord. La sentinelle se taisait, claquemurée dans une catalepsie étonnante pour un être purement électronique. Amaranth ne pouvait plus parler, comme si sa langue avait doublé de volume et son gosier diminué de moitié.

Après quelques secondes qui parurent durer des mois, le prisonnier réussit à balbutier :


- "Mais, mais... Qu'est-ce que cela signifie ?"


- "Cela signifie tout simplement que vous avez potentiellement en vous une dose globale de survie correspondant à 35 000 doses d'omphalium. Celles-ci vont progressivement s'instiller dans votre organisme au fur et à mesure des besoins de votre corps et des nécessités de remplacement des cellules agonisantes"


- "Peux-tu clarifier les conséquences de cette phrase ?" blêmit Heliaktor.


- "Absolument. Votre espérance de vie vient de passer ainsi de trois cents ans à... un peu plus de dix millions d'années !"


- "Dix millions d'années ! s'étouffa le gisant d'Eternité en s'empourprant. Mais c'est dément ! C'est impossible... Qui est responsable de cela ?"


- "Comme je vous l'ai précisé en préambule, je peux répondre à toutes vos questions commençant par comment ?, mais nullement à celles commençant par pourquoi ?. Je n'ai aucun moyen d'investiguer les raisons d'une telle aberration. Si ceci est réellement une erreur"


- "Te rends-tu compte de ce que tu viens de dire ?"


- "Parfaitement. D'autant plus que les sentinelles de l'espace sont programmées pour vivre seulement 5 000 ans, c'est à dire le cumul des espérances de vie d'une quinzaine de passagers d'un Chrysaör. Je réalise donc pleinement ce que



représentent dix millions d'années. Il convient toutefois de tempérer ce calcul théorique qui ne tient aucunement compte des contraintes de structure liées au Temps. Le vaisseau, par exemple, peut ne pas tenir aussi longtemps dans un milieu fondamentalement hostile. Bien que les capacités de résistance de l'oxylium et son absence totale de corrosion lui autorisent une possibilité de maintenance dans l'espace excédant les cent mille siècles, cette simulation demeure totalement hypothétique"


- "Tu oublies de préciser que la meilleure issue possible à ce cauchemar serait quand même que nous arrivions quelque part dans quelques semaines. Et que tout ceci ne soit plus alors qu'une horrible chimère. Car nous allons rapidement croiser nos sauveteurs n'est-ce pas ?"


Tout en parlant, le jeune homme constatait avec rage que sa voix chevrotait soudain. Il s'en voulut de craquer ainsi devant une créature électronique.


- "En fait, je ne vous ai pas encore tout dit"


- "Quoi encore ? s'emporta-t-il. J'espère que ce sont enfin de bonnes nouvelles ?"


- "Pas vraiment"


Le silence d'Emmïgraphys, et son étrange propension à dilater par moments les fibres luminescentes texturant sa silhouette, l'angoissèrent un peu plus encore.

Un spasme l'envahit soudain.

Pendant quelques minutes le vaisseau s'embua du vacarme sourd de ses larmes silencieuses. Les dernières révélations à venir lui faisaient peur, atrocement peur.

 

 

A propos de ce livre :

 

- Blog des auteurs : http://oksanaetgil.skyrock.com/

- Site de l'éditeur : http://www.riviereblanche.com/

 

(Copyright Rivière Blanche / Oksana et Gil Prou, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)