Homo Vampiris

 

 

Editeur : Mnemos

Collection: Icares

Auteur: Fabien Clavel

Couverture: Yayashin

Date de sortie : 14 Novembre 2009

Nombre de pages: 300

Prix: 20 euros

 


Londres - 8 mai - 13 h 02



- Nina, wake up !

La Tamise était lente et planante comme du trip-hop, et la pluie avait des vibrations de charleston. Il ne manquait plus que les roulements de grosse caisse à la porte. Lorsque les sons se transformèrent en une chanson malade et désarticulée, Nina sut qu'elle se rendormait.

- Ta gueule ! cria-t-elle.

Les coups s'interrompirent immédiatement. Cette fois, l'étudiante ouvrit les yeux. Une lumière terne se glissait dans la pièce, comme à regret. Nina se redressa sur son lit, une vague nausée nichée dans les tréfonds de son ventre.

Glissant à terre, elle entama une série de pompes et d'abdominaux qu'elle arrêta rapidement. Son écœurement ne disparaîtrait pas ainsi. En slip et en débardeur, elle ouvrit la porte, interpellant le premier colocataire qui passait.

- Doug, pourquoi tu m'as réveillée ?

L'autre eut un regard apeuré. Elle répéta sa question en anglais.

- Tu nous as dit que tu allais à la conférence du gars de l'ONU, répondit le jeune homme. Ça commence à quatorze heures.

Nina soupira.

- Et c'est Kyle, pas Doug, ajouta rapidement le garçon avant de battre en retraite dans les profondeurs de l'appartement.

Elle retourna dans sa chambre et passa en hâte une jupe plissée et un chemisier auquel elle ajouta une cravate déjà nouée. Ainsi, la jeune femme ressemblait à une lycéenne japonaise. Une veste et des loose socks vinrent achever le déguisement. Ainsi, elle n'aurait pas à revenir à l'appartement pour se changer.

En quelques pas, Nina fut dehors. Ni Doug, ni Kyle n'osèrent lui demander à quelle heure elle rentrerait. L'escalier, le hall puis la rue. Le déluge entamé des semaines auparavant ne faisait toujours pas relâche. On aurait dit que les pluies cherchaient à dissoudre la ville sous des trombes d'eau. L'étudiante pouvait presque voir les fragments de pierre se détacher sous l'action corrosive des averses. Tout s'usait.

Elle monta dans le premier tramway qui se traînait comme une limace noire au milieu de la rue. Les quelques mètres qui séparaient l'immeuble de l'arrêt furent suffisants pour détremper l'uniforme. Elle s'en moquait, l'eau était tiède.

À l'intérieur du tram, la climatisation avait été éteinte et, comme on ne pouvait ouvrir les fenêtres, les passagers étouffaient telles des plantes sous serre. Une épaisse buée se collait aux vitres, rendant le paysage urbain plus triste encore.

Au dehors, quelques téméraires avaient opté pour le vélo malgré l'orage, mais l'essentiel de la circulation se composait des cabs noirs à moteur hybride et des bus rouges à impériale. Depuis peu, les voitures privées étaient totalement bannies du centre.

Le tramway obliqua et rejoignit le Strand, la large artère parallèle à la Tamise. On y apercevait des façades grises néoclassiques, à peine plus claires que le ciel nuageux. Les rares bâtiments vitrés ne faisaient que renvoyer ces camaïeux d'anthracite. C'était comme si la pluie avait définitivement délavé Londres et ôté ses couleurs.

La rame s'engagea dans Aldwych après Adam Street. La London School of Economics n'était plus très loin.

Nina pénétra dans Houghton Street, regarda à peine le St Clements building et le Old building, gagna Portugal Street. Ses longs cheveux noirs, mouillés, lui collaient au visage. Elle était en retard.

Enfin, Nina arriva dans l'immense atrium de la British Library of Political and Economic Science. Les ascenseurs futuristes aux reflets zingués montaient et descendaient le long d'une tour centrale, vers un puits de lumière sale. Pas un seul n'était disponible.

La jeune femme se dirigea vers les immenses escaliers en colimaçon, reçut une forte décharge électrique en attrapant la rampe, pesta et monta les marches. De part et d'autre, on apercevait les rangées de tables où planchaient les étudiants. Certains relevaient la tête en la voyant passer. Nina s'en moquait. Elle avait séché les cours de Social Historical Politics, mais il lui fallait assister à cette conférence. Elle débarqua dans la salle alors que le représentant de l'ONU, Ashanti Kumasi,venait à peine de commencer.

(...)


* * *


- J'aurais jamais cru pouvoir dire ça un jour, mais t'es en avance !

Le pub de Romilly Street, en plein milieu de Soho, n'était plus enfumé depuis longtemps mais Liam, le patron, avait conservé de cette époque une voix cassée et une odeur de tabac froid. De même, des années de cigarette s'étaient incrustées dans les meubles, le bois des boxes, les abat-jour en tissu, les photos de chevaux encadrés. L'air lui-même se souvenait du temps où il était si embrumé qu'on ne pouvait voir d'un bout à l'autre du bar.

Chaque soir, Nina retrouvait les mêmes clients : de vieux habitués soudés au comptoir, des jeunes branchés de passage qui se ressemblaient tous, des inconsolables qui pleuraient dans leur bière. C'était parmi ces derniers qu'elle choisissait ses victimes.

Un petit tablier venait mettre en valeur sa jupe plissée. Cela lui valait un certain succès auprès de la gent masculine.

- J'ai fini les cours plus tôt que prévu, éluda Nina en passant derrière les robinets à bière.

- Si tu redoubles, je devrai te garder...


(...)

Nina commença à servir les clients. En peu de temps, elle avait compris qu'il ne fallait faire fonctionner qu'une partie de son cerveau. Noter mentalement les commandes et les tables, hiérarchiser les déplacements dans la salle, laisser traîner le regard pour ne rien rater.

Cela lui laissait tout loisir pour repenser aux cours de la journée, les résumer et les classer. Elle ne prenait jamais de notes, préférant tout mémoriser. Les manuels venaient combler les lacunes éventuelles. Bien sûr, cela n'était pas du goût de tous les enseignants. Certains l'avaient interpellée, mais lorsqu'elle leur répétait presque mot pour mot le cours qu'ils venaient de donner, ils la laissaient tranquille, sans pouvoir cacher une forme de haine admirative et envieuse.

Ce soir-là, Nina ne songeait qu'à Ashanti Kumasi et ses yeux de vaudou.

Avant de se rendre à la conférence, elle avait effectué des recherches rapides sur Internet. Le représentant de l'ONU avait eu un parcours exemplaire, gravissant les échelons de l'organisation avec méthode et cohérence ; selon ses biographies, il était né au Ghana une cinquantaine d'années auparavant, quand le pays existait encore. Sur le papier, ce n'était qu'un fonctionnaire, certes modèle, mais banal.

Comment Kumasi pouvait-il posséder un tel regard ? Il était parti avant la guerre civile qui s'était déclenchée autour des forages offshore. L'exil donnait parfois des yeux lointains.

Par-dessus tout, Nina avait la sensation d'être percée à jour. L'homme avait lu en elle. Cela donnait l'impression d'être reniflé par un animal qui désormais retrouvera toujours votre trace, où que vous soyez.

La soirée passa ainsi sans qu'elle puisse trouver la moindre réponse. L'établissement s'était rempli puis vidé. On entendait de nouveau la musique, mélange de dub et de reggae, seule entorse à l'image d'Épinal du pub irlandais.

Même les habitués commençaient à rentrer chez eux d'un pas chancelant. Les dépressifs finissaient leur bière attiédie avec une grimace.

Il en restait un que le regard flottant de la serveuse avait repéré par habitude. Le client était un grand brun efflanqué que sa copine venait sans doute de quitter parce qu'il était un sale con égoïste et qu'il ne s'en était toujours pas rendu compte.

- Je vais ranger derrière. Tu fermes la boutique ? fit Liam avant de disparaître dans la réserve.

Le patron n'était pas dupe de ce qui se passait dans son pub. Simplement, sans rien interdire, il refusait de cautionner par sa présence les agissements de son employée.

Depuis des mois, c'était Nina qui faisait la fermeture.

Elle s'approcha du gars courbé sur le comptoir, oscillant sur son tabouret comme un navire à la dérive. Il jouait du doigt avec la mousse séchée sur les rebords de sa chope et sa nuque se redressa lorsqu'il l'aperçut.

- Tu es vraiment lycéenne ? s'enquit-il après un coup d'œil vertical.

- C'est toi qui vois...

L'homme la détailla. Nina savait qu'elle faisait plus jeune que ses vingt et un ans. Ironiquement, au temps du lycée, elle semblait plus vieille que les autres.

Le client ne parvenait pas à décider s'il avait affaire à une mineure ou non.

- Tu finis à quelle heure ?

- Je termine quand tu pars.

Le garçon était passablement éméché, sans quoi il n'aurait jamais osé la phrase qui suivit :

- Et tu partirais avec moi ?

Nina prit un air indifférent :

- Si tu m'aides à mettre les chaises sur les tables et à passer un coup de balai.

Elle avait découvert qu'en donnant quelque chose à faire au client, elle instituait une sorte de troc qui le rassurait. Ce n'était plus qu'un échange de bons procédés, un service, une vente.

Le grand brun s'exécuta maladroitement pendant qu'elle nettoyait le comptoir.

Lorsque tout fut en place, elle éteignit les lumières et descendit la grille.

Les rues étaient maintenant entièrement piétonnes dans Soho. En guise de passants, on ne croisait plus que des ivrognes, des toxicos, des putes et des fêtards. Les néons brillaient un peu moins qu'avant, mais tout restait très chatoyant et coloré sur les devantures des pubs, des marchés ouverts, des cinémas et des théâtres. Parfois, ils croisaient une foule sortant en flot d'une salle de concert.

- Tu sais d'où vient le nom de Soho ? demanda soudain le garçon qui conservait difficilement son équilibre.

Nina secoua la tête.

- C'était un cri de chasse. Pour rappeler les chiens après l'hallali.

La serveuse garda les lèvres closes. Il n'y avait rien à répondre à cela. La chasse continuait dans ces rues, à coups de meutes, de poursuites, de traques,de cors. Les choses ne changeaient guère avec le temps.

- Au fait, je m'appelle Brandon.

Le silence se poursuivit. Il pleuvait toujours, un léger crachin qui mouillait et refroidissait la nuit. Nina sentait ses vêtements lui coller de nouveau à la peau. Elle avait soif.

- Je n'habite plus très loin, acheva pitoyablement le dénommé Brandon.

Nina s'en moquait. Elle pouvait marcher toute la nuit encore sous les averses à regarder le monde en ruisselance.

Comme pour la contrarier, le garçon s'arrêta devant un petit immeuble malpropre.

Ils montèrent les escaliers en colimaçon, comme ceux de la librairie de la LSE, comme une réplique minable et désuète. Une fois le sixième étage atteint, Brandon sortit ses clés et ne parvint pas à les entrer dans la serrure. Nina dut s'en occuper.

Outre le renfermé, l'appartement sentait encore l'autre, l'amante en partance.

Elle avait dû oublier des sous-vêtements dans la commode et des crèmes dans la salle de bain. Rien n'avait été rangé ni nettoyé depuis longtemps, vivante image de l'abandon. Nina laissa Brandon s'affaler sur le lit et tourna dans le studio tandis que des ronflements irréguliers montaient dans l'air. La jeune femme finit par trouver une boîte métallique contenant plusieurs centaines d'euros.

Elle ponctionna six billets de cinquante avant de tout remettre en place.

Brandon dormait déjà.

Nina revint vers lui et s'agenouilla entre ses jambes écartées. Elle défit sa ceinture, ouvrit sa braguette et lui descendit le pantalon sur les chevilles. Le boxer subit le même sort, la laissant face à une verge recroquevillée. La jeune femme prit le membre entre ses doigts, le caressant doucement pour lui donner une taille raisonnable. Cela sentait la bière et l'urine mais le garçon était propre. Elle inspira longuement les relents organiques que libérait le gland décalotté. Comme d'habitude, Nina dut lutter contre la honte qui la prenait dans ces moments. Elle se faisait l'impression d'être un obèse qui se relève la nuit pour vider le frigo en cachette. Le sexe était en érection, elle le goûta, délicate. Le contact de cette viande fraîche et tiède avec sa bouche la faisait trembler d'envie. Une énorme veine roulait sous la peau tendue à l'extrême.

- T'es pas une lycéenne, marmonna Brandon dans son sommeil éthylique.

- Je suis même pas une fille, connard.

Elle acheva de sucer la verge jusqu'à ce que, dans un sursaut, le membre se cabre et éjacule. Une explosion de saveurs se fit dans sa bouche en jets chauds.

C'était sucré, amer, parfumé d'hormones, de calcium et de potassium. Elle mordit la grosse veine et ses canines percèrent l'épiderme sans difficulté. Le sang se mêla au sperme ; elle avala le tout à longs traits.


Il n'y a rien d'autre à dire sur cette journée


(...)



Paris - 17 juin - 22 h 45



Fedora évita la flaque noire de justesse.

La répétition s'était achevée avec un léger retard et la danseuse pressait le pas pour regagner son hôtel avant le couvre-feu. Elle n'appréciait guère de se retrouver seule la nuit, quand bien même le centre de la capitale française s'avérait relativement sûr.

Descendant les marches de l'Opéra Bastille, la jeune femme prit soin de ne pas glisser. Les averses continuelles de ces dernières semaines ne laissaient jamais sécher la pierre des escaliers qui devenaient une patinoire pour les spectateurs.

La place pavée était totalement déserte et la colonne qui se dressait au milieu ressemblait à ces monuments remerciant le ciel après les pestes du xviiie siècle.

Les nuages sombres dans le ciel noir déversaient sans interruption leurs eaux lourdes sur la ville. Fedora avait oublié son parapluie et sa robe risquait d'en pâtir. Elle portait en effet un fourreau blanc, fendu très haut, qui mettait en valeur sa silhouette de danseuse. On pouvait distinguer ses jambes interminables et belles, sa taille souple et ses seins menus. De l'échancrure jaillissait un

cou extrêmement fin, rendu plus long par le chignon qui enserrait ses cheveux noirs. Sa peau était d'une pâleur peu commune. Alliée à la blancheur de la robe, la ballerine figurait un spectre errant dans les rues mortes de Paris.

Elle tourna ses yeux bridés d'Eurasienne vers le bâtiment qu'elle venait de quitter, hésitant à y retourner quérir un parapluie, voire un collègue pour l'accompagner. L'allure massive et carrée du bâtiment la fit renoncer. Depuis longtemps, les plaques de marbre des façades tombaient malgré les grands filets tirés pour les retenir, si bien que le vénérable opéra évoquait désormais un gigantesque damier en péril.

Fedora revint sur la place aux pavés luisants. Plus loin, sur la gauche, les rails de métro apparaissaient dans un fossé. Les lignes étaient cependant interrompues en raison des intempéries qui avaient inondé les voies. La jeune femme n'était pas d'humeur non plus à prendre le bus de nuit, toujours rempli de fêtards ivres et de clochards braillards.

L'hôtel ne se trouvait qu'à quelques pâtés de maisons.

La danseuse partit sur le côté pour rejoindre l'avenue Daumesnil. Les dalles de la petite esplanade étaient couvertes d'une couche d'eau croupie que les gouttes piquetaient à chaque instant, comme si un miroir se brisait sans arrêt pour se réparer instantanément. Les flaques ruisselaient sur les marches menant au niveau inférieur. L'Opéra prenait ainsi des airs de château fort entouré de sesdouves. Le château à l'Échiquier.

(...)

Les talons claquant sur le macadam, l'Eurasienne s'engagea dans une ruelle perpendiculaire à l'avenue. Elle sentit dans son dos disparaître la Bastille et son ange protecteur.

La pluie était repartie de plus belle. Les gouttes roulaient sur sa gorge découverte et sur ses joues.

Le passage étroit n'était plus éclairé depuis que les lampadaires avaient cessé de fonctionner. La nuit, les bons citoyens en profitaient pour déposer leurs déchets en cachette. D'après ce que Fedora en avait compris, les éboueurs appartenaient à des sociétés privées qui faisaient payer à chaque immeuble l'enlèvement et le retraitement de ses déchets au poids, de sorte que les parisiens en étaient venus à jouer ce jeu étrange : dépouiller ses propres poubelles pour remplir celles des voisins. Certains, à ce qu'on lui avait raconté à son arrivée en France, passaient la nuit en sentinelle à proximité de leurs boîtes à ordures. La venelle était donc encombrée de sacs de détritus et de rebuts divers que les compagnies ne se préoccupaient pas d'enlever car personne n'aurait déboursé le moindre euro. Avec le déluge, les sacs avaient gonflé, fui, et l'on pataugeait dans un liquide saumâtre aux écœurants remugles.

Fedora hésita à poursuivre tant l'odeur était forte avec sa fadeur insinuante. Elle risquait de gâter irrémédiablement ses bottines de cuir, celles qui enserraient si bien sa cheville et la naissance du mollet.

Courageusement, elle alla de l'avant en se répétant que l'hôtel se trouvait juste à l'autre bout de la ruelle. Un sac plastique s'accrocha à son talon et se mit à la suivre en poussant des gémissements. La danseuse dut s'arrêter pour détacher le déchet. Au moment où elle se penchait, un bruit lui parvint. On aurait dit de grosses chaussures à la semelle sculptée qui asséchaient le sol à la manière des pneumatiques.

- Oh, non ! gémit-elle.

Sans prendre le temps de s'occuper du sac, Fedora s'élança aussi vite qu'elle le pouvait en direction de son hôtel. Malgré la fente de la robe, elle avait du mal à courir. Ses cuisses, gainées par le vêtement moulant, frottaient l'une contre l'autre. À plusieurs reprises, elle manqua trébucher.

Derrière elle, les pas se rapprochaient, plus précipités. On la suivait !

Serrant contre elle son sac à main, elle parcourut les derniers mètres qui la séparaient d'un boulevard mieux éclairé. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Les muscles de ses jambes, engourdis par l'entraînement, devenaient douloureux.

Elle y était presque. Encore quelques foulées et elle serait tirée d'affaire.

Soudain une énorme silhouette se dressa devant elle. La danseuse s'arrêta net avec l'impression que son cœur allait bondir hors de sa poitrine. Elle jeta un regard désespéré en arrière. Deux autres ombres immenses s'approchaient avec une démarche lente et assurée.

Étreignant son sac à main comme un trésor, la jeune femme se vit encerclée.

- T'as une petite pièce pour les pauvres ? fit une voix granuleuse.

- Je vous en prie, balbutia-t-elle en russe. Je vous en prie...

Un autre homme la considéra longuement. Elle ne distinguait pas ses traits dans le contre-jour.

- La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a, déclara-t-il.

Tout d'abord, elle ne saisit pas le sens de la phrase. Elle ne comprenait que les mots. Puis, tout se fit clair dans son esprit quand une main se referma sur son sein et le pinça.

Fedora se dégagea brutalement, ce qui eut l'air de mettre l'homme en joie. Il la gifla de toutes ses forces. La puissance du soufflet la projeta sur un amoncellement de poubelles qui se renversèrent sous elle.

- Oh, mon dieu ! reprit la ballerine.

Des liquides ignobles se déversaient sur elle, la souillant de leurs relents pestilentiels. Un sanglot de rage explosa dans sa poitrine. Elle entendait déjà la lourde ceinture d'un des trois hommes qui tintait dans les ténèbres.

D'un geste, on la saisit par le bras pour la remettre debout. Leurs haleines chaudes formaient des brumes évanescentes.

- C'est pas la peine de résister, reprit l'agresseur au timbre rocailleux.

Baissant la tête, Fedora répondit par un murmure que les autres ne comprirent pas. Son chignon s'était défait et sa chevelure noire étouffait ses paroles.

- Hein ? fit le troisième homme. Qu'est-ce qu'elle a dit ?

- C'était une robe Chanel, répéta la jeune femme, en français cette fois.

Il y eut un moment de stupeur parmi les trois rôdeurs. Le changement de langue, le détail de la robe en cet instant, tout les étonnait. Ce fut l'homme à la voix rude qui interrompit le silence.

- Bon, on va pas y passer la nuit. Maintenant, tu fermes ta gueule et tu nous laisses faire.

Il lança une seconde gifle à sa victime. Cette fois, pourtant, il eut la surprise de voir son geste arrêté par une petite main blanche. Ne trouvant pas à qui appartenait cette poigne de fer, il chercha du regard avant de se rendre compte que c'était la danseuse qui avait paré le coup.

- Sais-tu combien coûte une robe de créateur ? interrogea-t-elle sans aucune trace d'accent.

Dans le même temps, elle lui tordit violemment le poignet. L'homme hurla.

- Putain, mais butez-la !

Les deux agresseurs restants réagirent enfin, essayant de la frapper. Fedora, s'effaçant sur le côté, évita la première attaque. Elle saisit l'autre poing et tira brusquement. L'homme à la voix cassée, entraîné par l'élan, se fracassa le crâne sur celui de son complice. Sonnés, ils s'écroulèrent. Un seul demeura debout.

L'homme se précipita en hurlant pour oublier sa peur. D'une manchette, Fedora lui fit lâcher l'arme. Puis, d'une clé au bras, elle lui retourna le coude qui craqua avec un bruit sinistre. Sous le coup de la douleur, il s'évanouit.

- De toute façon, il n'aurait pas pu écrire, fit-elle en haussant les épaules.

L'un des deux agresseurs assommés se releva en titubant, dominant la jeune femme de toute sa hauteur. Fedora lui sourit.

- Tout n'est pas perdu. Tu vas pouvoir me dédommager en nature...

Son rictus s'élargit et sa lèvre supérieure, légèrement retroussée, laissa apparaître une paire de canines démesurées. La ballerine se glissa dans le dos de l'homme, se hissa sur la pointe des pieds pour planter ses crocs dans sa gorge, agissant si vite qu'il ne put se protéger. Elle se lova contre lui, telle une sangsue.

Étourdi, l'inconnu voulut s'arracher à son étreinte. Il hurla quand la pointe des dents pénétra le gras du cou, à la recherche de la jugulaire. Fedora sentit le sang se déverser dans sa bouche. Au même moment, son sexe se crispa dans un spasme de jouissance. Le plasma avait un goût de pauvre, chaos de cholestérol, de dopants musculaires et de mauvais alcool.

(...)

 

 

A propos de ce livre:

 

- Site de l'auteur : http://fabien.clavel.free.fr/

- Site de l'illustrateur : http://www.yayashin.com/

- Site de l'éditeur : http://www.mnemos.com/

- D'autres extraits de ce roman sont disponibles sur le blog de l'auteur : http://clavelus.blogspot.com/

 

(Copyright Mnemos / Fabien Clavel, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)