Serpent d'Angoisse

 

Editeur : ActuSF/Les trois souhaits

Auteur : Roland C. Wagner

Couverture: Philippe Caza

Date de sortie : Février 2010

Nbre de pages : 120

 

 

 

Le soir tombait sur Salmirande, teintant de sang et d'or coupoles et minarets. À l'horizon, le soleil disparaissait derrière les courbes douces de lointaines collines. L'azur du jour cédait la place au mauve du crépuscule ; bientôt apparaîtraient les premières étoiles, agencées en constellations bien différentes de celles visibles depuis la Terre.

Guthar allait et venait, les mains derrière le dos, ne cessant de consulter la clepsydre bien qu'il n'en eût pas besoin pour s'informer du retard des combattants. Sans doute Mareuil Dunbar avait-il quelque peine à revêtir son armure, à moins que la compagnie des deux odalisques fournies par Guthar ne lui eût ôté la conscience du temps.

Une demi-douzaine de silhouettes apparurent au sommet de la colline voisine, à l'instant précis où l'ultime fragment du soleil sanglant s'engloutissait au fond d'une vallée herbeuse. Guthar soupira. Il était temps ! Encore dix minutes et ce serait la nuit sans lune. Le combat ne pouvait en aucun cas avoir lieu à la clarté des étoiles.

Les silhouettes se précisèrent : un homme engoncé dans une armure chatoyante, deux femmes élancées que moulaient de longues robes fendues, trois hommes d'armes taillés en athlètes, dont le plus petit tenait la bride d'un robuste percheron.

Avisant Guthar, l'homme en armure se mit à courir. Il brandissait une longue épée à double tranchant. Guthar pouvait sentir sa colère. Arrivé à portée de voix, le chevalier s'arrêta et, à peine essoufflé, s'écria d'une voix d'orateur :

- Qu'est-ce que ça signifie ? Vous auriez pu m'attendre ! Un duel doit se dérouler au crépuscule. Je veux un second coucher de soleil - vous m'entendez ?

Guthar grimaça, résigné et un peu écœuré. Inutile de chercher à discuter. Mareuil Dunbar était habitué à une obéissance aveugle et instantanée.

Après tout, le client est roi, songea Guthar en matérialisant au bord de l'horizon la sphère torturée du soleil.

 

J'erre à travers ce monde dont les composantes ne cessent d'évoluer, tant par le jeu des infuences internes que par celui des modifications de cet autre univers qui les suscite.

Au début, j'étais comme un enfant hagard, effrayé par tout ce qu'il lui reste à découvrir. Je ne savais pas utiliser ces facultés neuves qui sont miennes depuis ma résurrection ; j'ai appris à le faire peu à peu, par tâtonnements, à la suite d'innombrables tentatives. Aujourd'hui, je connais les limites de mon pouvoir sur la pseudo-réalité.

Malheureusement, je ne peux contrôler ce pouvoir. Souvent j'éprouve la sensation de n'être qu'un pantin - aux mains de qui ? Certains de mes actes me sont dictés ; une volonté extérieure abolit parfois la mienne pour s'y substituer. L'identifier est impossible même d'une manière purement analogique. Cette volonté ne ressemble à rien de connu.

J'étais mort et l'on m'a rendu à la vie. Ailleurs. Pour quelle raison ?

 

Une ville noire, laide et adipeuse, dont les pseudopodes avaient depuis longtemps cessé de s'étendre. Telle une méduse de pierre échouée, elle reposait, affaissée, au milieu de la plaine sans limite, semblant menacer les prés à l'herbe desséchée.

- J'ai peur, souffla Patty.

Brian serra plus fort la petite main qui tremblait.

- Il ne faut pas. Oncle William va venir. Il vient toujours.

Les deux enfants, vêtus de pyjamas portant le sigle de la T.T.O. brodé à hauteur du cœur, marchaient le long d'une large avenue rectiligne que bordaient de noirs bâtiments. La ville entière avait été construite dans un matériau rappelant le basalte. Seules les rues apportaient une note claire dans ce décor sans couleur, toile d'araignée grise tendant ses fils entre les façades obscures au bord de la ruine.

sexes de métal érigés sur l'esplanade noircie par les flammes nucléaires de réacteurs désormais hors d'usage

- Qu'est-ce que c'est ? s'écria Patty.

Brian ferma les yeux, cherchant à préciser l'image mentale. Quelqu'un émettait, quelque part, et ce quelqu'un était perdu.

- Un astroport - mort. Cette ville est morte. Il n'y a plus personne pour piloter ces fusées.

L'avenue s'achevait sur ce qui avait été un grand port spatial au temps de la splendeur de la ville. Des dizaines de navires dressaient encore leurs coques rouillées, contemplant d'un air hautain ceux qui gisaient à leurs pieds, brisés et éventrés. Aucun d'eux ne reprendrait jamais le chemin des étoiles.

sexes oui sexes prêts à déflorer le ciel - myriades d'hommes et de machines les alimentant les rafistolant les apprêtant pour des noces célestes un coït stellaire

- Des images du passé, constata Brian. D'un passé très lointain. Personne n'est venu ici depuis longtemps.

- Nous sommes dans le futur ?

- Je sais pas. Je crois pas. Dans un futur, peutêtre...

- Brian…

Il crut que Patty se laissait impressionner par le gouffre de toutes ces années qu'ils avaient franchi. Il se pencha vers la fillette pour la serrer contre lui dans l'intention de la réconforter, mais elle le repoussa, le bras tendu vers le centre de la ville, hurlant d'une voix suraiguë :

- Brian... Les rats !

Le garçon fit volte-face. Le macadam disparaissait sous un troupeau grouillant. Museaux avides et queues reptiliennes. Un million de rats aux grands yeux bleus presque humains, aux dents tranchantes, faites pour mordre et déchiqueter, fonçaient droit sur les deux enfants !

- Faut changer de séquence.

- T'y arriveras pas.

- Oncle William m'a expliqué comment on s'y prend.

- Mais tu l'as jamais fait...

- Viens - vite !

S'emparant de la main de Brian, Patty l'entraîna en direction de l'astroport abandonné. Le ciel bleu nuit sans étoile ne dispensait aucune lumière ; pourtant, l'on y voyait comme en plein jour.

Les deux enfants dépassèrent la première carcasse vautrée dans la poussière, ossature métallique au pied de laquelle s'entassaient des squelettes animaux soigneusement nettoyés. Le créateur de cet univers avait le goût du Grand-Guignol.

Les rats gagnaient du terrain. Sans cesser de courir - à présent, c'était lui qui traînait la fillette -, Brian chercha à se situer. Qui avait bien pu créer cette séquence ? Il n'avait pas songé jusqu'ici à se le demander.

- Je veux me réveiller ! pleurnicha Patty.

Brian ne l'entendit même pas, occupé qu'il était à tenter d'identifier la structure de la séquence afin d'en désamorcer les pièges. Malgré son jeune âge, il possédait une certaine expérience des pseudo-réalités.

Et si ce monde n'avait pas de créateur ? Non, c'est stupide : la génération spontanée n'existe pas ici !

La route qui traversait l'astroport, délimitée par deux lignes blanches, se tordit soudain et s'arracha à la surface bétonnée avec laquelle elle ne faisait encore qu'une l'instant précédent. Un interminable serpent plat acéphale au corps de bitume flexible ondulait au-dessus du cimetière de nefs, menaçant tour à tour les enfants et les rats.

- Oncle William ? souffla Patty.

- Non. Un sauvage.

La route s'abattit sur les premiers rangs des rats.

Lorsqu'elle se redressa, le reste de la horde fuyait en piaillant. Brian pouvait sentir l'épouvante qui s'était emparée de leurs cerveaux minuscules. De nouveau, le ruban de bitume frappa, réduisant des centaines de corps tremblants en une bouillie sanglante.

Patty s'était laissée tomber à terre, hors d'haleine. Brian s'agenouilla à ses côtés, passa une main qui se voulait rassurante sur la joue humide baignée de larmes.

- Je vais essayer d'entrer en contact avec ce sauvage. C'est notre seule chance de revenir.

- Tu parles comme un grand !

Brian bomba le torse.

- Eh ! J'ai neuf ans !

 

Six heures trente du matin à Detroit. Ricky rabattit la manche du treillis sur sa montre. La fatigue pulsait dans ses membres tandis qu'il arpentait les allées séparant les cultures hydroponiques.

Il s'assit au bord d'un bac, considérant les pomates alignées. Depuis quatre ans en révolte ouverte contre le gouvernement fédéral, la Ville Libre de Detroit ne tarderait plus à fonctionner en autarcie grâce à de nombreuses astuces de ce genre - chez ce croisement de tomate et de pomme de terre, la totalité de la plante était comestible, sauf la tige. Seuls vêtements et armes étaient encore importés - d'autres communes analogues réparties sur tout le territoire des États-Unis. Les Frères libres avaient été les premiers à faire sécession, mais de nombreuses villes n'avaient pas tard à les imiter. Birmingham, Alabama, était aux mains d'une organisation noire dérivée des Black Panthers, les cajuns tenaient près du tiers de la Louisiane, Porto Rico, soutenue par Cuba, était redevenue indépendante... Partout, à travers le pays, les minorités ethniques ou idéologiques rejetaient le joug des conservateurs puritains au pouvoir depuis près de vingt ans.

À l'entrée du hangar se dressait une statue de Jack London. Le Frère aîné avait eu une idée de génie en choisissant l'écrivain socialiste comme symbole de la révolte. Du jour au lendemain, trois cents millions d'Américains avaient pris conscience que London n'était pas seulement l'auteur de Croc-Blanc, mais aussi celui de Yours for the Revolution et du Peuple de l'abîme. Quant à la statue, elle avait été retrouvée dans la remise d'un musée où elle gisait, oubliée, depuis les années 20.

London n'avait jamais été un héros américain, comme Daniel Boone ou Buffalo Bill.

Ricky se releva, les jambes lourdes. Plus qu'une heure à tenir. Non, encore une heure à tenir, rectifia-t-il intérieurement. Il fouilla dans sa poche, en tira un sachet soigneusement plié. Synthocaïne. Un laboratoire enterrré quelque part dans la ville en prduisait d'énormes quantités, tant pour alimenter la population de Detroit - qui n'avait guère le loisir de dormir - que pour l'exportation. Les trafiquants venaient de Chicago, de Cleveland et d'ailleurs pour se ravitailler, ayant recours à des ruses de Sioux pour tromper la surveillance des troupes massées autour de la Ville libre ; en échange, ils fournissaient celle-ci en armes et munitions.

Ricky versa une pincée d'excitant sur une petite glace de poche, en brisa les cristaux à l'aide d'une lame de rasoir et utilisa une paille de fast-food pour aspirer la poudre ainsi obtenue. Il ne tarda pas à sentir sa fatigue se dissiper.

Le gémissement des sirènes s'éleva dans le lointain.

Ricky redressa la tête, tous les sens en alerte. La synthocaïne décuplait ses perceptions. Avec des gestes de félin, il ramassa son fusil appuyé contre un bac à pomates et se rua en direction de l'unique issue du hangar. Les plantations hydroponiques couvraient toute la surface des anciennes usines Ford, dont les locaux avaient été transformés en serres. Les ateliers où les plus prestigieuses voitures de la Grande Amérique avaient vu le jour nourrissaient désormais la lie de cette même Amérique. Motor City n'était plus qu'un cadavre sur lequel poussaient pomates et pieds de chanvre indien.

- C'est au sud qu'ils attaquent ! glapit un haut-parleur.

Une voiture électrique s'arrêta devant Ricky. Une douzaine de Frères libres s'y entassaient déjà. Ricky sauta sur la plate-forme. La voiture repartit à toute allure à travers les couloirs mal éclairés. De tels souterrains reliaient entre eux tous les bâtiments de la Ville libre. Les voies de surface étaient en effet impraticables, tant à cause des gravats et carcasses de voitures qui s'y amoncelaient que de la surveillance incessante excercée par les forces gouvernementales.

- Y avait longtemps..., murmura un grand Noir portant un T-shirt à l'effigie de Sam Cooke.

- C'coup-là, ça risque d'être sérieux, dit un Portoricain.

- On les repoussera.

- S'ils veulent vraiment nous liquider...

- Nous sommes organisés, et Detroit est à nous !

- Tu crois qu'ils hésiteront avant de nous balancer une bombinette de cent mégatonnes sur le coin de la gueule ? Pour eux, on n'est que de la racaille, nous autres !

Ricky hocha la tête. Il se souvenait des rafles dans le ghetto, des bataillons du Ku-Klux-Klan ratonnant les taudis, des immeubles en flammes par les fenêtres desquels sautaient des torches vivantes dont les corps continuaient à flamber bien après s'être écrasés à terre... Le racisme maladif des Amérikkkains avait fini par tourner à la psychose. Trop de misérables dans les quartiers déshérités, trop de Noirs, trop de drogués, trop d'homosexuels... Beaucoup trop de révolutionnaires potentiels, et une violence omniprésente dont la montée semblait ne jamais vouloir finir. Les Wasps avaient pris peur, s'étaient mis à persécuter jusqu'aux catholiques. Nulle différence n'était plus admise. Les réactions hystériques face au sida, au début des années 1980, avaient été les prémices d'un mouvement plus vaste, qui avait commencé par l'interdiction des pratiques sexuelles incompatibles avec la procréation. Puis le "châtiment divin" dont avaient parlé certans fanatiques avait été identifié et vaincu, et ces mêmes fanatiques en étaient arrivés à la conclusion qu'il leur fallait se faire justice eux-mêmes et se substituer à une divinité curieusement absente pour libérer les États-Unis de ceux qu'on n'appelait plus que "les autres".

Mais toute répression appelle une réaction, et "les autres" s'étaient rebellés, s'emparant de villes entières pour y instituer des micro-sociétés résolument non-capitalistes, allant de l'utopie façon Fourrier à la dictature, qu'unissait un même slogan :

 

DESTROY THE AMERICAN DREAM !

 

 

A propos de cet extrait :

 

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(Copyright ActuSF / Roland C. Wagner, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)