Âge des dragons 1, L' - Bitterwood

 

 

Editeur : Le Pré aux Clercs

Auteur : James Maxey

Date de sortie : Avril 2010

 Nombre de pages : 492

 

 

Chapitre 1


La foudre



1099 E.D. (ère des dragons), 68e année du règne d'Albekizan


Le chasseur se tenait accroupi devant les flammes de son maigre feu de camp, qui l'enfumait plus qu'il ne le réchauffait. Il surveillait la cuisson d'une pièce de viande mouchetée de cendres, posée sur un galet faisant office de chauffe-plat. La fumée, plus dense à chaque fois qu'il remuait la pierre sur le charbon, le faisait tousser, et la suie l'aveuglait. Engourdi par le froid, il étendit au-dessus des braises ses mains noueuses, aux longs doigts osseux. Maigre, cheveux gris aux épaules, il présentait un visage buriné et marqué par le temps qui lui donnait en permanence l'air renfrogné. Il s'emmitoufla de son mieux dans les pans épais de son manteau.

Dans l'arbre qui le surplombait, le corps inerte d'un dragon, gueule ouverte, dégouttait de son sang.

C'était un dragon céleste, des deux espèces de dragons ailés la plus petite. Privé de ses ailes de trois mètres d'envergure et de sa queue reptilienne, un dragon céleste ne dépassait pas la taille d'un homme, en pesant moitié moins. Ces créatures devaient leur nom autant à leurs prouesses aériennes qu'à la couleur de leur peau, un bleu pur de ciel d'été. Les dragons célestes étaient peu dangereux, et l'homme avait déjà un beau tableau de chasse à son actif. Ils se targuaient d'être civilisés, malgré leurs serres pourvues de griffes longues de cinq centimètres et leurs rangées de dents pointues qui tenaient de celles du crocodile. Des artistes, des poètes, des érudits ; voilà comment ils se définissaient, et ils ne s'abaissaient jamais à une activité aussi subalterne que la chasse.

Une seule flèche, transperçant sans bavures la mâchoire inférieure pour aller se ficher en plein dans la cervelle, avait suffi au chasseur pour venir à bout de celui-ci. Comme foudroyée en plein vol, la bête était partie en chute libre, rapidement entravée par des branchages. Le chasseur avait escaladé l'arbre et s'était approprié la sacoche en cuir que le dragon portait sur le dos. Le corps, enferré dans sa cage végétale, n'avait pas bougé d'un millimètre. Puis l'homme s'était approché de la tête et avait fixé ses yeux vitreux de félin. Le faciès d'une chèvre, mais avec des écailles lisses et irisées au lieu de poils… c'était ce que leur tête lui évoquait toujours. Il sectionna la langue de la bête en grommelant.

C'est ainsi qu'il s'était retrouvé, quelques instants plus tard, devant le feu où la langue rôtissait sur la pierre plate. Une surprenante odeur de graisse et de poisson se mêlait à présent à celle de la fumée. En attendant son dîner, le chasseur fit l'inventaire des possessions du reptile. Il y avait là de la nourriture, évidemment : une bouteille de vin dans de la toile, une miche enfarinée et dure comme du bois, deux pommes, de l'anguille séchée… et un pot en terre cuite de la taille d'un poing, que recouvrait une feuille de parchemin huileuse, maintenue par un bout de ficelle. L'homme afficha une moue dégoûtée à peine le couvercle de fortune éventré. Le pot était rempli d'une substance qui faisait plisser le nez, de toute évidence de la marmélasse : une pâte de sardines, d'olives et de piments broyés, mise à fermenter sous terre, dont les dragons étaient friands. De toute la force de son bras, le chasseur jeta le pot au loin, dans la forêt.

Revenant au sac, le chasseur découvrit une carte, une couverture de soie verte roulée et un godet d'encre. À en juger par l'odeur, elle devait être à base de vinaigre et de brou de noix. Il y avait aussi plusieurs plumes, que le dragon avait dû tailler de ses propres écailles bordées de pennes. Dotées d'autant d'attributs, rien d'étonnant à ce que ces créatures s'enorgueillissent du statut d'intellectuels.

En particulier, un livre retint l'attention du chasseur, avec sa reliure de cuir et ses pages d'un blanc immaculé, au fil desquelles s'entrelaçaient d'innombrables croquis de fleurs, soignés dans leurs moindres détails et complétés de légendes succinctes. Délicatement ciselées au brou de noix, les fleurs prenaient vie, leurs corolles faisaient une jungle luxuriante sur le papier, en un trompe-l'œil si réussi qu'il eût dérouté même une abeille.

Le chasseur arracha sans pitié les feuillets pour en alimenter le feu vorace. Comme s'il souffrait de la combustion, le papier se recroquevilla, puis les fleurs d'encre se métamorphosèrent en fleurs de cendre, portées vers le ciel par la fumée.

L'homme embrocha la langue rôtie sur son couteau puis s'adossa à l'arbre, sans se soucier du sang dont le tronc était imprégné. Alors qu'il mâchait, les yeux rivés sur la bouteille d'encre, il fut assailli par quelque chose qui ne signifiait jamais rien de bon pour lui : des souvenirs.

Sitôt la langue engloutie, il s'essuya les doigts sur son manteau déjà en piteux état, ramassa le livre et contempla les pages vierges. Pris d'inspiration, il ouvrit la bouteille d'encre, y trempa la plume et, non sans quelques soubresauts maladroits, la fit courir sur l'un des feuillets. Puis, d'une main plus assurée, il s'essaya à dessiner un cercle, et esquissa en en-tête les premières lettres de l'alphabet ; un déclic se produisit.

Il retrempa sa plume et, sur une nouvelle page, traça avec application des lettres régulières pour former les mots suivants : « Au commencement ». Il se reprit et raya l'ébauche de phrase. De nouveau la page blanche, éblouissante. Étrangement familière, comme un bourgeon de fleur de pommier, comme la peau d'une jeune mariée. Il y laissa couler l'encre.


Ma chère Récanna,

J'ai souvent pensé à toi ; à tout ce que je te dirais si je pouvais te revoir ; à tout ce que j'aurais dû te dire il y a bien longtemps.

Cela fait vingt ans. Vingt ans que je n'ai pas entendu ta voix. Vingt ans que je suis en guerre, et que je marche seul.

Si seulement.


Une pause. Si seulement. Des mots pétris de faiblesse et de regrets, qui n'avaient aucune place dans son cœur. Il ne pouvait pas se permettre de se noyer dans les souvenirs et la mélancolie, pas cette nuit-là, car depuis longtemps il se préparait aux événements du jour à venir. Le rituel le plus sacré des dragons, auquel il n'était pas convié, mais où il allait jouer un rôle de premier ordre.

Si seulement.

Le chasseur referma le livre sur ces mots maudits avant de le jeter en pâture aux flammes, qui le pourléchèrent jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que les spectres.


Les chants des dragons célestes emplissaient la salle immense d'une musique éthérée au rythme des tambours, pour le plus grand bonheur de Jandra. C'était la première fois que Vendevorex cédait aux maintes tentatives de persuasion de l'adolescente de seize ans et l'autorisait à venir. Elle contenait mal son excitation à l'ouverture de la cérémonie, et pour cause : ce rituel séculaire des dragons solaires était la pierre de touche indispensable au couronnement d'un nouveau monarque, et aucun être humain avant elle n'avait eu le privilège d'y assister.

Rectification. Pour être tout à fait exact, aucun être humain n'avait eu le privilège d'y assister et de vivre assez longtemps pour s'en vanter. Elle pensait aux deux esclaves humains en cage, de l'autre côté de la salle, pour lesquels elle aurait dû éprouver de la compassion. Mais, parée de sa robe de satin bleu et d'une riche coiffe en plumes de paon, si bien assortie à la magnificence des dragons qui l'entouraient, elle avait du mal à se sentir proche de ces hommes rustres, au regard enfiévré.

Elle était assise à côté de son mentor, Vendevorex, dragon céleste de son état et sorcier au service du roi. On le désignait à l'unanimité comme le dragon le plus brillant du royaume, qualité qui compensait sa personnalité quelque peu excentrique. Jandra elle-même était une preuve vivante de ce trait de caractère : il l'avait prise sous son aile alors qu'elle n'était qu'un nourrisson et en avait fait son apprentie.

Jandra balaya l'amphithéâtre du regard, croisant ceux des dragons assemblés en cercle. Tous, les dragons terrestres de basse extraction, aux muscles saillants, jusqu'aux prestigieux dragons célestes campés fièrement sur leurs coussins de soie, lui lançaient des œillades où le mépris se lisait clairement.

Seul lui était épargné le dédain des dragons solaires, qui ne lui manifestaient de toute façon qu'une indifférence totale.

Deux fois plus grands que les dragons célestes, les dragons solaires représentaient la noblesse ; ils régnaient sur le monde la tête haute, en privilégiés qui goûtaient tout naturellement l'air le plus pur. Leurs écailles étaient un dégradé de couleurs chaudes, rouges puis orange aux extrémités, et de la fumée semblait s'échapper de leurs naseaux bordés de plumes blanches vaporeuses.

Tirant Jandra de ses observations, les roulements de tambour et les chants atteignirent leur paroxysme : deux silhouettes se découpaient sur le ciel menaçant, celles du roi Albekizan et de la reine Tanthia. Contraste saisissant des nuages noirs et du vermeil de leurs écailles, accentué par le soleil couchant. La salle de cérémonie formait un cercle colossal de plusieurs centaines de mètres de diamètre, dont une moitié était coiffée d'un dôme et l'autre ouverte sur le ciel. Lorsque Albekizan se posa en son centre, le battement de ses ailes dans l'air fit vaciller la flamme des torches sacrées alignées contre les murs. La reine descendit à sa suite, dans une vague de patchouli et de lavande, ses parfums préférés. Le roi traversa l'assemblée, sans autre bruit que le cliquetis de ses griffes, aiguisées comme des poignards, contre le marbre du sol. Il dépassa Vendevorex et Jandra, et prit place sur la monumentale pile de coussins que surplombait le dais de son trône sans leur accorder un regard. À peine la reine se fut-elle installée à ses côtés sur une pile un peu moins haute que deux dragons terrestres se précipitèrent pour l'éventer avec des feuilles de palmier tressées. Interlude des tambours et de la chorale.

Au fond de la salle, les portes dorées titanesques qui menaient aux entrailles de la terre s'ouvrirent lentement sur Métron, un dragon céleste voûté aux plumes bleues grisonnantes. Une écharpe verte, l'insigne de son rang de Biologiste suprême, gardien des secrets ancestraux, pendait à son cou. Il avançait péniblement et devait s'appuyer sur un bâton noueux, mais l'assemblée entière baissa les yeux en signe de révérence car, tout mal en point et décrépi qu'il fût, Métron inspirait le respect.

Jandra suivit la progression chancelante du vieux dragon jusqu'au trône d'Albekizan et se demanda un instant s'il allait s'effondrer. Ses craintes se dissipèrent lorsqu'elle s'avisa de son regard assuré. À l'exception du tonnerre au loin et du grésillement des torches malmenées par le vent qui se levait, aucun bruit ne troublait la scène, et le Biologiste suprême se tourna pour contempler le coucher de soleil, dos au roi.

Les minutes s'égrenaient, lorsqu'un claquement de voile contre le vent brisa le silence et des ombres se mirent à jouer sur les murs. L'instant d'après, les fils d'Albekizan descendaient du ciel en spirale, ailes déployées, et se posaient avec une grâce tout aérienne au centre de l'amphithéâtre. Bodiel, le cadet, menait la danse, éclipsant presque son frère Shandrazel derrière son port triomphal.

Il rayonnait, ses ailes vermillon fondues dans le couchant comme s'il ne faisait qu'un avec le ciel. On eût dit que les écailles duveteuses de son cou serpentin s'embrasaient sous la caresse du vent. Les anneaux d'or qui décoraient ses ailes accrochaient la lumière. Il étira les serres puissantes à la jointure centrale de chacune de ses membranes, exhibant des griffes poudrées d'émeraude. La foule recueillie se délectait du spectacle, y compris Jandra dont le cœur s'emballait devant la beauté du jeune dragon.

Seul Shandrazel, les yeux rivés au sol, semblait désapprouver la parade, et il n'emboîta pas le pas à son frère. Même si la face de ces créatures reptiliennes ne pouvait exprimer autant d'émotions que le visage d'un être humain, Jandra n'eut aucun mal à identifier le ressentiment qui l'animait.

Métron ramena sur lui les regards de l'auditoire alors qu'il entamait le discours d'ouverture.

- Ô Albekizan, nous nous inclinons devant votre toute-puissance ! déclama Métron en étendant ses ailes pour souligner l'emphase de ses mots. La terre est votre royaume, et les êtres qui l'arpentent comme ceux qui la survolent sont vos sujets. Nous vivons dans l'ombre de votre glorieuse incandescence ! Grande est votre clémence.

Métron s'inclina respectueusement, aussitôt imité par les dragons assemblés dont les têtes touchèrent le sol. Jandra courba la nuque autant qu'elle le put, non sans regretter de ne pas avoir le cou plus long.

- Mais rien ne saurait surpasser votre générosité, poursuivit Métron. Les fruits abondants et magnifiques de la semence que vous avez plantée il y a bien longtemps en sont la preuve. Voyez vos fils, eux seuls égalent votre grandeur : leurs ailes frôlent le firmament, et le souffle brûlant de leur volonté ne peut être éteint, ni par la pluie, ni par les fleuves, ni par la mer. Ils sont votre fierté, votre bénédiction, et si le destin le veut, l'un d'eux sera votre mort!

Des hourras fusèrent dans la salle et Métron replia ses ailes. Ce n'était pas la première fois que ce rituel prenait place à la vue de tous sous le règne d'Albekizan ; par deux fois déjà ses fils aînés s'étaient affrontés pour l'honneur d'être banni du royaume, dans l'espoir ensuite de surpasser la force de leur père et de s'emparer de la couronne à leur retour. C'est parce qu'elle suivait à la lettre ce rituel de succession que la famille d'Albekizan avait la mainmise sur le pouvoir depuis des temps immémoriaux, chaque nouveau souverain étant plus puissant que son prédécesseur. Jusqu'ici, les fils bannis n'étaient pas parvenus à renverser Albekizan, qui les avait terrassés un par un.

Le fils cadet du roi, Bodiel, avait atteint l'âge requis pour tenter sa chance et remportait tous les suffrages. Sa force, sa vivacité, son charisme et son excellence en matière de stratégie politique comme d'habileté au combat étaient des qualités indéniables qui faisaient de lui le successeur idéal. Bien que Shandrazel fût plus imposant et qu'on admettait qu'il était plus intelligent, peu pariaient sur son succès. Bodiel était prêt à payer le prix fort pour gagner, il avait l'ambition dans le sang au moins autant que son père.

Cette certitude, partagée par la majorité des dragons, se renforça encore à la nuit tombée. Avant l'aube, la victoire reviendrait à Bodiel, et son frère serait condamné à être castré et à passer le restant de ses jours cloîtré dans les bibliothèques royales, au service de Métron. Quant à Bodiel, un jour de répit lui serait accordé avant qu'il ne soit contraint à prendre la fuite, loin du royaume de son père, car à compter de cet instant tous seraient tenus de le mettre à mort s'il croisait leur chemin.

Pour Jandra, ce consensus semblait être dans l'ordre des choses. Elle était persuadée qu'un jour Bodiel reviendrait et qu'il prendrait la place de son père à la tête du royaume. Elle espérait seulement qu'il serait un roi juste et sage.

- Faites venir les proies ! s'écria Métron, sa crosse pointée vers la partie découverte de l'amphithéâtre, où une douzaine de dragons terrestres montaient la garde autour des cages de fer qui retenaient les esclaves humains prisonniers.

Le corps mince et bronzé, les muscles lustrés et brillants comme du cuivre, ils étaient tous deux des esclaves rebelles, passés maîtres dans l'art de l'évasion. De toute évidence, ce talent était encore perfectible puisqu'ils se trouvaient de nouveau en cage.

Cron, le plus jeune, revenait à Bodiel, ce qui laissait à Shandrazel l'avantage avec Tulk qui, bien que fort, était plus âgé et prétendument myope. Jandra se permit de douter de ce handicap car elle sentait sur elle le regard du vieil homme qui excita de nouveau son sentiment de culpabilité. La magnificence de cette cérémonie la transportait et l'émerveillait à un tel point qu'elle en oubliait d'avoir de la compassion pour ces esclaves condamnés à mort. Compassion qui aurait dû être naturelle. Elle n'arrivait pas à regarder Tulk en face, et se concentra à la place sur les broderies de fil bleu métallique, simulacres d'écailles de dragon céleste, qui ornaient les manches de sa robe.


Avec force grognements, les dragons terrestres trapus firent pivoter les cages de fer de sorte qu'elles s'ouvrent face à de petites trappes percées dans le mur. Au-delà de ces portes, un labyrinthe, et au-delà du labyrinthe, la forêt.

- Libérez les proies, ordonna Métron en martelant le sol d'un coup sec avec son bâton, aussitôt répercuté dans la nuit par le rythme lourd des tambours et le grincement des cages que l'on ouvrait.

Tulk trébucha en s'élançant hors de sa cage, au grand dam de la foule. Jandra eut tout juste le temps de le voir se relever tel un ressort et disparaître dans le tunnel sombre, non sans lui avoir jeté un dernier regard par-dessus l'épaule. Qu'un esclave trébuche ainsi avant la chasse était de mauvais augure, et les chuchotements allaient bon train dans l'assemblée.

- Les humains ne valent plus rien de nos jours, déclara Albekizan à l'intention du Biologiste suprême. Lorsque j'étais jeune, ils étaient plus hargneux, ils cherchaient à se défendre avec des silex, ou se cachaient dans des renfoncements. Un en particulier nous a donné du fil à retordre en rebroussant chemin et en restant terré deux jours dans le palais à notre insu. Mais les esclaves de cette génération-ci courent droit devant eux sans réfléchir et sont invariablement trahis par la traînée d'excréments qu'ils laissent derrière eux. Métron, où sont donc passées toutes les bonnes proies ?

- Les lois de la nature sont strictes, sire, répondit l'érudit. Pendant des siècles nous avons décimé des villages, les privant de leurs meilleurs éléments uniquement pour les besoins de la chasse. Fatalement, les lignées de qualité s'éteignent.

Jandra sursauta lorsque Vendevorex s'interposa dans la conversation entre les deux dragons. Il s'adressa au roi :

- Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée, sire, d'amender les règles de ce passe-temps. Il suffirait d'interdire la chasse à l'homme pendant un siècle pour que les lignées se renouvellent. Ils se reproduisent à un rythme bien plus rapide que le nôtre.

- Bah ! répliqua Albekizan, moqueur, évinçant la proposition d'un geste de sa serre droite rutilante de bagues. Tu n'es pas objectif, tu as un faible pour les humains, et tu les laisserais se multiplier comme des lapins. Ils sont tout juste bon à servir d'animaux domestiques ou de gibier, et la puanteur de leurs villages pollue déjà bien assez l'air de mon royaume.

- C'est grâce à eux que vos greniers sont remplis de victuailles et vos coffres-forts d'or. Ils ne se complaisent pas dans l'insalubrité, mais y sont contraints par vos lois ; si vous leur permettiez de garder davantage de leurs richesses, ils amélioreraient d'autant leurs conditions de vie.

- Silence, sorcier, gronda Albekizan. Il t'est interdit de t'adresser à moi de la sorte.

- Vous m'avez demandé mon avis, sire.

- Vraiment ?

- Mais oui, sire. Rappelez-vous qu'il y a plus de dix ans vous m'avez intimé de parler sans retenue devant vous. Un ordre qui émane de vous est incontestable, et celui-ci tient toujours, n'est-ce pas ?

Albekizan serra les dents et se détourna du sorcier. À chaque joute verbale de cet acabit, Jandra tremblait pour la vie de son maître. Elle admirait sa force de caractère, mais redoutait les limites de la tolérance du roi.

- Sire, il est temps. Vous pouvez annoncer le départ, hasarda Métron pour rompre la tension.

Aussitôt, Albekizan se redressa, ailes déployées, et déclara d'une voix tonitruante :

- La chasse est ouverte !

Bodiel s'élança à l'assaut du ciel étoilé, pesant contre le souffle du vent, porté par les vivats des dragons. Mais en quelques secondes à peine, la liesse céda le pas à des murmures de confusion. Shandrazel n'avait pas bougé.

Le roi gronda :

- Peut-être le bruit du tonnerre a-t-il couvert ma voix ? La chasse a commencé, pars !

- Père, commença Shandrazel.

Il se reprit, et inspira calmement avant d'affronter le regard du roi. Son ton était ferme mais respectueux lorsqu'il s'adressa à lui.

- Vous connaissez le fond de ma pensée. Le trône ne m'intéresse pas, et je ne souhaite pas traquer Tulk. Inutile de poursuivre cette cérémonie archaïque et cruelle et de verser du sang gratuitement. Il vous suffit de choisir Bodiel puisque votre parole fait loi.

- Et c'est cette loi que tu violes en ce moment même !

Albekizan s'étrangla de colère, aspergeant le sol de postillons.

- Va chasser, c'est un ordre !

Apeurée, Jandra se blottit dans le creux de l'aile de son mentor.

En revanche, la colère de son père laissait Shandrazel de marbre, et, haussant les épaules, il répondit :

- Vous avez raison, je viole la loi. Vous pouvez donner l'ordre à vos soldats de m'arrêter, je ne résisterai pas.

À ces mots, Albekizan bondit de son piédestal et, en quelques foulées tempétueuses, il se retrouva nez à nez avec son fils. La fureur tendait les muscles sous sa peau, et il fusilla Shandrazel du regard, mais celui-ci n'eut pas un geste de recul.

Comme personne dans l'assemblée ne voulait être témoin de la scène déshonorante entre le roi et son fils de peur de susciter la colère de leur souverain, les dragons détournèrent leurs regards vers l'extérieur. L'orage grondait au-dessus de leurs têtes et les premières gouttes de pluie s'écrasaient déjà sur le marbre, tandis que, dans le sillage d'un éclair à l'horizon, ils distinguaient tout juste la silhouette de Bodiel qui volait en rase-mottes au-dessus des arbres, attentif au moindre mouvement qui trahirait sa proie.

C'est alors que Bodiel replia ses ailes et plongea dans la forêt telle une flèche filant droit vers sa cible. La foudre se rapprochait de plus en plus, des éclairs déchirèrent le ciel encore et encore. Jandra sursautait sans cesse, aveuglée, et Vendevorex resserra son étreinte autour d'elle. Lorsqu'elle put de nouveau scruter l'horizon, Bodiel avait disparu.

- Oh ! s'écria la reine Tanthia. Oh non !

- Qu'y a-t-il, mon amour ? demanda Albekizan. C'est notre fils rebelle qui te brise le cœur ?

- Les ombres, répondit Tanthia, frissonnante. Les ombres dans cette pièce sont si noires, tout d'un coup, que je sens leur froid envahir mon âme.

Albekizan se tourna calmement vers Tanthia :

- Il n'y a rien à craindre.

Comme sous l'effet immédiat de ses paroles, la nuit redevint silencieuse ; le grondement du tonnerre s'estompa et le vent tourna, couvrant un instant le crépitement de la pluie. Mais de la forêt, un cri d'angoisse déchirant anéantit le semblant d'accalmie, et la tempête reprit le dessus. Vicieusement, le vent chargé de pluie s'engouffra dans la salle et la flamme des torches se mit à danser. Tanthia étouffa un cri lorsque l'une d'elles s'éteignit, emportant une âme avec elle.

- Il est mort ! hurla t-elle. Mon fils est mort !

- Non, nia Albekizan, fouillant le paysage tourmenté du regard. Impossible. Aucun homme…

Il s'interrompit abruptement, fit volte-face et dépassa en trombe son fils rebelle. Il s'élança dans le ciel, faisant corps avec le vent, toujours plus haut. Shandrazel, indécis, suivit son père du regard, puis se tourna vers sa mère.

- Trouve-le, je t'en prie, l'implora Tanthia. Trouve-le.

Il lui adressa un bref hochement de tête et se dirigea vers l'extrémité découverte de l'amphithéâtre, avant d'étendre ses ailes et de plonger dans la nuit.

Vendevorex prit Jandra par les épaules et lui chuchota des instructions :

- Nous devons partir. Le roi pourrait avoir besoin de mes services, et toi, il vaut mieux que tu m'attendes dans nos appartements. Je vais t'y accompagner.

À peine Jandra eut-elle hoché la tête que Vendevorex saupoudra une pincée de poudre argentée dans l'air. La foule se mit à jaser, signe qu'ils étaient dorénavant invisibles. Tandis qu'ils s'éclipsaient discrètement, Jandra regarda en arrière, à peine le temps de voir Shandrazel englouti par le rideau de pluie.


Shandrazel détestait voler sous la pluie ; rien ne lui était plus insupportable que les gouttelettes qui s'immisçaient sous ses paupières, et les vents changeants qui tantôt le portaient, tantôt ne lui laissaient aucune prise. Seul le sens du devoir l'aiguillonnait. L'amour aussi. Ils étaient différents à bien des égards, mais il aimait son père et chérissait son frère au caractère si fougueux. Il espérait les trouver sains et saufs, bien qu'il n'imaginât pas Bodiel gravement blessé : dans le pire des cas, il avait perdu l'équilibre et s'était écrasé au sol, sans que la chute ait pu lui être fatale d'une si faible hauteur. Quant à l'hypothèse que Cron l'ait attaqué de quelque manière que ce soit, elle lui paraissait risible. Certes, son père attachait un grand prestige à la tradition de la chasse à l'homme, mais pour Shandrazel cette activité ne présentait aucun défi, car aucun risque. Un péché mignon en somme, peu différent de celui de sa mère qui dévorait des chatons blancs par paniers entiers. Après tout, qu'était-ce qu'un humain désarmé ? Une créature sans griffes, avec des dents ridicules… Non, son frère n'avait pas pu courir le moindre danger.

Il avait été trop absorbé lors de la confrontation avec son père pour voir quelle direction son frère avait prise, et il n'avait pas la moindre idée de la façon dont il devait orienter ses recherches. Scrutant les arbres tant bien que mal à travers la pluie, il tentait de trouver un indice au milieu du fouillis de branches lorsqu'il remarqua que certaines étaient brisées : il y avait bien une trouée, là, dans la mer de feuillage. Shandrazel se posa dans une petite clairière ; son père s'y tenait déjà.

Un dragon mort, accroché à un arbre qui semblait l'étreindre. Ce n'était pas Bodiel… un dragon céleste. Shandrazel s'approcha et distingua à peine, à la lumière de la lune, des insectes qui grouillaient sur le corps du dragon, preuve qu'il était là depuis des heures. Des boyaux s'étaient répandus sur le sol, sans doute après la mort, et le corps empestait, mais il flottait aussi dans l'air une délicieuse odeur, celle de la marmélasse, aussi incongrue que fût cette association.

Shandrazel s'avisa qu'une seule et unique flèche transperçait la mâchoire du dragon : une rémige rouge de l'aile d'un dragon solaire, emboîtée à l'extrémité d'une fine hampe en bois de frêne et maintenue par de la ficelle noire. Puis, s'attardant plus longuement sur le corps, il étouffa un cri. Les traits du mort lui étaient familiers.

- Dacorn, un biologiste. Il m'a enseigné la botanique, l'été que j'ai passé sur l'île des Chevaux. Il était doux et placide. Il n'avait pas d'ennemis… Qui a pu faire une chose pareille ?

Albekizan ne lui prêta aucune attention, ne se souciant que de la flèche qu'il arracha du corps pour l'examiner de plus près. Entre les serres du roi, le morceau de bois paraissait ridiculement petit, et se brisa sans la moindre résistance.

Shandrazel se campa sur ses pattes arrière et cria à pleins poumons le nom de son frère.

- Je doute qu'il réponde, dit Albekizan.

Il prit son envol, bousculant sans ménagement les branches sur son passage, et se remit à chercher sous la pluie diluvienne. Shandrazel tenta de le rattraper, mais l'averse le désorientait et il perdit rapidement du terrain. Ils tournaient en cercles de plus en plus larges au-dessus des arbres, et bien vite Shandrazel se retrouva de nouveau seul. Livré à lui-même, il ressassa la découverte macabre qu'ils venaient de faire, priant pour qu'elle ne fût qu'une coïncidence de mauvais goût.

Enfin, il repéra son père sur la berge. Le roi serrait la tête de Bodiel contre sa poitrine. Le corps de Bodiel… Il était criblé de flèches, sans vie, à demi immergé dans l'eau. Peut-être avait-il dérivé jusqu'ici après avoir trouvé la mort en amont. En touchant terre, Shandrazel sentit son cœur se briser, comme transpercé lui aussi par une flèche. La mort d'un être aussi intrépide et débordant de vie que Bodiel était tout simplement inconcevable.

Shandrazel fit le geste d'étendre ses ailes pour protéger son père de la pluie, mais le regard de ce dernier le pétrifia sur place. Ils restèrent ainsi, à s'observer en chien de faïence. La rage bouillonnait comme de la lave en fusion dans les yeux d'Albekizan, mais il y avait aussi là une autre émotion, que Shandrazel n'y avait pas vue depuis des années. De la passion. Albekizan tenait Bodiel mort dans ses bras, et pourtant il avait l'air plus vivant que jamais, animé d'une détermination presque effrayante.

Shandrazel, éberlué, fit un pas en arrière et glissa dans la boue. Dans l'air, l'électricité était palpable.

Le roi abandonna le corps de Bodiel sur la rive et se dressa de toute sa hauteur. Il se saisit d'une des flèches et en fixa intensément la penne rouge feu comme s'il s'agissait de sa propre âme dont il sondait les tréfonds. Les éclairs redoublaient de violence, faisaient trembler le sol, embrasaient plusieurs arbres centenaires, sans qu'Albekizan ne se détourne de son objet, ni que Shandrazel ne trouve la force de bouger. Petit à petit, le tonnerre qui bourdonnait à leurs oreilles s'éloigna, et Albekizan brandit la flèche vers le ciel en hurlant un seul mot, à glacer le sang :

- Bitterwood !

 

 

A propos de ce livre:

 

- Site de l'éditeur: http://www.lepreauxclercs.com/

 

 

 (Copyright Le Pré aux clercs / James Maxey, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)