Predator 2 - Valeurs Familiales

 

 

Editeur : Editions Kymera / Outworld

Auteur : Michael Jan Friedman, Robert Greenberger

Traduction: Thomas Bauduret

Date de sortie : mai 2010
Nbre de pages : 272.

 

 

 

Chapitre 1

 

 

 

— En fait, c’est plutôt marrant, remarqua Andar Ciejek.

Il fixait l’écran allumé suspendu à un bras articulé accroché au plafond du minuscule compartiment de communication.

L’image montrait le visage en forme de cœur entouré de longues boucles noires de Katarina. Ses yeux aussi étaient noirs, et grands. Et remplis d’inquiétude, bien qu’elle fasse de son mieux pour le cacher.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

Andar aimait cette voix douce et mélodieuse. Ça et tout le reste.

— Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de mon grand-père, lui dit-il.

Ils n’avaient jamais parlé de sa famille. Quoique, ils n’avaient jamais eu de bonnes raisons d’aborder le sujet.

Katarina pencha la tête sur le côté.

— Je croyais que tu vivais avec lui.

— On habitait le même camp. Il tenait à garder sa famille près de lui. Et pourtant, je le voyais rarement. Pour les vacances et les anniversaires. Et les enterrements, aussi. Il semblait toujours y en avoir un au programme.

— Ton grand-père était un homme très occupé, remarqua-t-elle avec juste une pointe d’ironie.

Andar fronça les sourcils. Oh, oui. Mais Andar dut attendre son adolescence pour comprendre à quel point il l’était et de quoi Karl Ciejek s’occupait exactement. Il en voulait toujours à son père, Gregor, de n’avoir pas jugé bon de discuter avec lui des affaires familiales — il l’avait laissé découvrir la vérité par lui-même, assemblant les bouts d’informations sinistres qu’il dénichait sur internet aux fragments qu’il grappillait à la table familiale ou autour de la piscine.

Il se souvenait trop bien de la dispute qui s’en était suivie avec son père, les mots secs qu’ils avaient échangés, son sentiment de trahison. Durant toute son enfance, il avait cru que ses parents étaient de braves gens affectueux, généreux, estimés aussi bien par leurs employés que par la nébuleuse qui gravitait autour d’eux. Or c’était loin d’être la vérité.

Les Ciejek étaient des charognards de la pire espèce qui se repaissaient de la carcasse gangrenée et surpeuplée qui restait de la Terre. Ils trafiquaient, volaient, imposaient et exploitaient jusqu’au trognon la misère humaine pour faire leur sale business. Et s’il le fallait, ils employaient la force brutale pour éliminer la concurrence — ou doucher l’enthousiasme d’un procureur cherchant à se faire un nom.

Andar s’était promis de quitter le camp familial à la première occasion et de ne jamais plus regarder en arrière, et dès son vingt et unième anniversaire, il avait réalisé son vœu. Incroyable mais vrai, il s’était installé sur Terre plutôt que de choisir une des myriades de colonies, et il avait trouvé un emploi dans une des cités sous dôme. Il travaillait pour une compagnie de restauration de la couche d’ozone, pleine de bonnes intentions, mais mal gérée.

C’est là qu’il avait rencontré Katarina, une pilote qui relâchait les paquets d’ozone dans la stratosphère. Andar ne tarda pas à tomber amoureux d’elle, et la compagnie tomba amoureuse de lui.

Sans Katarina, il serait probablement passé à une boîte plus efficace. Celles-ci ne manquaient pas, la stratosphère terrestre étant ce qu’elle était. Mais il était resté et continuait d’aider la boîte à survivre. Au bout d’un moment, il finit par apprécier ses collègues, trop pour envisager de partir — malgré les offres qui ne cessaient d’affluer.

Katarina et lui avaient un emploi peu contraignant et une certaine reconnaissance. Que pouvait-il demander de plus ? Certainement pas des avantages particuliers — mais il les avait néanmoins. C’était ainsi que ses employeurs lui témoignaient leur gratitude. L’envoyer à la conférence annuelle de terraformation à l’Atheneum de Mars était certainement le plus beau cadeau qu’ils lui aient fait.

Ses collègues auraient donné n’importe quoi pour y assister. Andar, lui, s’en serait bien passé, mais Katarina le poussa à accepter la proposition. D’après elle, cela lui ouvrirait des horizons.

Ainsi, il fit ses bagages et ses adieux dans l’espoir de la retrouver une quinzaine de jours plus tard. Ce serait pénible, mais il y survivrait. Puis il apprit la nouvelle de la mort de son grand-père.

Dans sa famille, personne ne s’attendait à ce qu’Andar assiste aux funérailles. Il lui faudrait bien trop de sauts pour arriver à temps. Mais sa présence était requise pour la lecture du testament.

Tout d’abord, il eut envie de renoncer à tout ce que son grand-père pouvait lui avoir légué. Le reste de la famille pouvait toujours se battre pour s’en emparer. Après tout, il avait eu de bonnes raisons de quitter le campement. Puis il se souvint de ceux qui travaillaient pour son père.

Lorsque Gregor Ciejek était mort trois ans plus tôt, c’était le grand-père d’Andar qui avait repris en mains les contrats de ses employés. C’était une solution honorable. Et si Karl et Gregor ne cessaient de se chamailler, le vieil homme aimait son fils aîné. Il n’abandonnerait jamais ses hommes.

De plus, ils en savaient trop. Il y avait des gens qui auraient donné une fortune — ou deux — pour connaître les tenants et aboutissants des affaires des Ciejek. Ainsi, Karl avait gardé les troupes de Gregor, leur avait trouvé du travail et les avait traitées comme ses propres employés.

Mais maintenant, Karl était aussi mort que son fils et les hommes de Gregor n’avaient plus personne pour s’occuper d’eux. En travaillant pour la famille, ils s’étaient fait pas mal d’ennemis, et plus encore en rejoignant Karl. Si Andar ne prenait pas leurs affaires en main, Dieu seul sait ce qui adviendrait d’eux.

Il s’en occuperait donc, le temps de s’assurer qu’ils aient de quoi se retourner. Puis il rentrerait chez lui.

Andar aurait bien voulu avoir un moyen de parcourir une telle distance en long-courrier. S’il était membre d’une autre famille, cela ne lui causerait pas de problèmes. Quoique, si c’était le cas, il n’aurait pas renié la sienne.

— Tu es toujours là ? demanda Katarina.

Il se tourna à nouveau vers elle. L’image commençait à s’affadir — l’effet de la distance croissante qui le séparait de la Terre. Il avait déjà franchi le dernier booster de signal du GovTerre. Il ne leur restait plus que quelques minutes, cinq au maximum, s’ils avaient de la chance.

— Oui, confirma-t-il, je suis toujours là.

— Combien de temps vas-tu mettre pour atteindre Félicité ?

Un monde de jungle chaude et puante que les Ciejek avaient criblé de mines de métaux précieux. En fait, il n’avait rigoureusement rien d’une félicité. Mais il est vrai que de nos jours, on avait tendance à donner des noms ironiques aux nouvelles planètes.

— Cinq jours. Cinq longs jours.

— Cela ne te semblerait pas si interminable si j’étais là avec toi. Mais tu n’as pas voulu que je vienne.

— Crois-moi, te laisser sur Terre était encore ce que je pouvais faire de mieux. Félicité est loin d’être un paradis. Et ma famille… Hum…

Lorsqu’il avait enfin eu le courage de lui dire la vérité sur ses parents, Katarina l’avait plutôt bien pris. Après tout, il les avait abandonnés. Il n’avait plus aucun rapports avec eux.

— Je sais. Mais j’aurais pu surveiller tes arrières — surtout si ton cousin Derek est dans le coin.

Son estomac se crispa à l’évocation du fils de son oncle, un gros dégueulasse de deux ans de plus qu’Andar. Lorsqu’il était gamin, Derek s’amusait à démembrer des insectes. Plus tard, il passa au viol de servantes. Et personne ne lui avait jamais fait rendre des comptes.

Sauf Andar : il avait surpris son cousin en train d’essayer de forcer la fille d’un des gardes du corps de Gregor. Au bout d’un moment, l’œil de Derek avait fini par désenfler.

Malheureusement, Derek était l’autre petit-fils de Karl Ciejek, celui qui était resté avec la famille et, donc, il recevrait la part du lion de l’héritage. Andar en était sûr. Mais en ce qui le concernait, ce gros lard pouvait tout garder. Andar voulait juste s’assurer qu’il n’arnaque personne.

Soudain, l’image de Katarina se brouilla.

— Je te perds, lui dit-il.

— Pas pour longtemps. Prends bien soin de toi, d’accord ? Je veux que tu me reviennes en un seul morceau.

— Je l’espère bien aussi !

Mais il n’était pas sûr qu’elle l’entende, parce que l’image était déformée par l’électricité statique. Cinq minutes ? Il était trop généreux. Ils en avaient à peine eu une.

— Katarina ? reprit-il.

Pas de réponse. Quelques instants plus tard, son image disparut au milieu des interférences. Andar désactiva à contrecœur l’unité de communication. L’écran juché au bout du bras articulé redevint noir, lui offrant un reflet de sa tête et ses épaules.

Il remarqua la barbe de deux jours qui mangeait ses traits taillés à coups de serpe. Ses cheveux étaient clairs, comme ceux de sa mère, qu’il avait perdue lorsqu’il n’était encore qu’un bébé. Un horrible accident de circulation terrestre — bien qu’étant donné l’historique de sa famille, ça pouvait être tout autre chose.

Le seul trait qu’il ait hérité de son père — et de son grand-père — était cette fente au milieu de son menton. Il avait déjà pensé à se la faire enlever chirurgicalement, mais n’avait pas pu s’y résoudre. Peut-être que le fait de revoir sa famille le dégoûterait au point de le décider à passer à l’acte.

Sauf que ce trait plaisait à Katarina. Donc, qui sait ?

— Andar ! lança une voix d’homme rendue frêle par le système de communication interne bon marché du vaisseau — bien qu’Owen Broadhurst n’ait pas une grosse voix à la base. Si tu as fini, tu peux sortir de là avant que ça te coûte une fortune.

Un vrai porte-monnaie à la place du cerveau, se dit-il. Comme le voulait son père.

Broadhust était l’avocat de Gregor et, maintenant, par défaut, celui d’Andar. Il lui avait annoncé la mort de Karl et avait également organisé son départ pour Félicité. Ils s’étaient donné rendez-vous sur Polyphème pour effectuer ensemble la fin du trajet. Et ce n’était pas uniquement pour revoir une vieille connaissance : ils avaient des choses à se dire avant qu’Andar ne retrouve sa famille.

Surtout mon cousin Derek. À cette idée, son estomac se souleva.

* * *

 

La lumière se refléta sur la lame d’acier luisante qui fendait l’air en tournoyant. Elle se ficha avec un choc sourd dans la cible de deux mètres installée à l’autre bout du compartiment de métal. Le chasseur Bet-Karh ne prit pas le temps d’apprécier la précision de son jet : le bruit de l’impact lui suffit pour savoir qu’il avait fait mouche. Avec l’aisance que donne une longue pratique, il fléchit ses jambes et, d’une détente puissante, bondit en l’air tout en jetant une autre lame — dans la direction opposée cette fois-ci. Le résultat — et le bruit — fut le même.

Il atterrit sur la pointe des pieds, s’accroupit — et écouta. Il n’entendit que l’air circulant dans les filtres, les relais claquant en réponse aux impulsions électriques et les plaques du pont craquant sous les rigueurs du voyage interstellaire. Mais il choisit de se concentrer sur le bruit régulier de sa respiration pour se calmer, se préparer…

Skang !

Il se tordit pour éviter le faisceau de lumière rouge qui coupa soudain la pièce en deux, puis ramena son bras droit contre son corps et ouvrit le feu à l’aide du canon-plasma monté sur son épaule. Cette fois, sa cible était plus petite, à peine un mètre de haut, mais large et trapue — simulant un habitant d’un monde à forte gravité.

Bet-Karh ne s’intéressait pas aux noms des différentes planètes, uniquement à leurs habitants… Ses proies. Il ne rata pas sa cible : elle disparut dans un jaillissement de flammes et un nuage de fumée. Il n’en resta que la tête, qui aurait trouvé sa place dans sa collection de trophées s’il avait affronté un véritable adversaire et non une vulgaire cible inanimée.

Un carillon sourd retentit, annonçant la fin de sa séance d’entraînement. Il inspira profondément et prit un moment pour examiner le terrain d’exercice. Des jeunes ne tarderaient pas à venir tout nettoyer : cela faisait partie de leurs corvées du jour. Ils étudieraient ses exploits, évalueraient sa rapidité et son efficacité, et l’envieraient.

À bord de ce vaisseau, personne ne s’entraînait aussi dur et aussi souvent que lui. Il ne vivait que pour la Chasse. Tout ce qu’il désirait de l’existence, c’était des défis à la hauteur des dons qu’il n’avait cessé de perfectionner. Les autres pouvaient toujours se chamailler pour leurs positions dans la hiérarchie du clan ; lui s’en moquait. Seule comptait la Chasse.

De plus, la dernière chose dont le clan avait besoin était bien une voix discordante de plus. Ses semblables ne cessaient de se disputer. À croire qu’ils adoraient ça. Cette situation durait depuis un certain temps déjà et n’avait pas l’air de devoir se calmer.

Dans la plupart des cas, une telle cacophonie se serait terminée par un combat à mort qui n’aurait laissé qu’une seule voix pour guider le clan. Mais pas cette fois. Ils ne pouvaient se permettre de s’entretuer, au risque d’affaiblir leur communauté.

Le chasseur émit un claquement de mandibules. Une expression de dégoût monta du plus profond de son estomac. Malheureusement, il ne pouvait l’exprimer que dans l’intimité de la salle d’entraînement.

Tenter de fonder un clan sur les restes de deux autres avait été un dernier recours. Mais avaient-ils vraiment le choix, tous autant qu’ils étaient ? Indépendamment, les deux clans comptaient trop peu de membres pour pouvoir se défendre seuls. Tous deux avaient regardé dans l’abîme et frôlé l’extinction. Ils avaient senti les regards furieux de leurs ancêtres respectifs, dont les noms se perdraient s’il n’y avait plus personne pour s’en rappeler.

Au moins, une fois réunis, ils avaient une chance. Bet-Karh ne ferait rien qui puisse la compromettre.

 

* * *

 

Célina Laban, chef d’opérations de feu Gregor Ciejek, était assise dans sa cabine du vaisseau de passagers Skidbladnir et portait à ses lèvres une tasse de café fumante. Elle interrompit son geste le temps d’inspirer l’arôme riche et foncé. C’était du vrai café à base de véritables grains, pas de l’ersatz tel qu’on en vendait dans les supermarchés d’un bout à l’autre de la galaxie. Comme ces huit dernières années, elle avait dirigé une bonne partie des opérations familiales des Ciejek, elle s’était habituée aux produits de luxe.

Elle avait été une enfant de l’armée : son père comme sa mère étaient officiers dans les bases du Système Intérieur. C’était une existence de Spartiate et, pour tout arranger, ses parents ne pensaient qu’à économiser leurs crédits — une habitude qui leur aurait assuré une bonne retraite si leur banque préférée n’avait pas coulé, vampirisée par un gérant un peu trop vorace. Célina s’était promis de connaître le luxe dont ses parents avaient été privés — de laver de sa gorge la poussière d’une douzaine de lunes avec quelque chose de vieux, de fin et de cher.

Elle avait tenu sa promesse.

Certains croyaient qu’elle n’aurait jamais la force de diriger les opérations de Gregor sans lui. Ils avaient vite changé d’avis. En fait, elle était encore plus dure que son ex-employeur — ou que n’importe qui.

Sauf peut-être Karl Ciejek, le patriarche de la famille. Mais il n’était plus dans la course.

Laban ferma les yeux pour mieux savourer l’arôme du café. Puis elle reposa la tasse et étudia l’ordinateur posé devant elle. L’image d’Andar Ciejek emplit l’écran, une photo prise lorsqu’il était encore adolescent, avant que le fossé ne se creuse entre lui et son père.

Il était bronzé, souriait et son menton s’ourlait des premières traces d’une barbe. Gregor se tenait derrière lui, son bras musculeux passé sur la poitrine du garçon, ses doigts croisés sur son épaule. Gregor aimait son fils — il n’y avait pas le moindre doute là-dessus. C’était même pour ça qu’il lui avait caché la vérité sur les affaires des Ciejek : pour le protéger. Pour le meilleur ou pour le pire.

Mais Andar n’était plus un gamin. Et à sa façon, il n’était plus un membre de la famille. Ce qui faisait de lui une énigme, et Laban n’aimait pas les énigmes.

Jusque-là, Andar avait refusé les crédits qu’elle lui envoyait régulièrement, d’abord sur ordre de Gregor, puis, après sa mort, conformément à une clause de son testament. Mais la fortune de Gregor n’était rien à côté de celle de Karl. Ce simple fait devrait suffire à lui faire changer d’avis.

Il ne serait pas le premier à refuser un appât modeste pour mordre dans un autre plus généreux. L’avidité était une question de degrés. Tout le monde avait un prix.

Et si Andar était en route pour Félicité afin de mordre à l’hameçon ? Que deviendrait-elle ? Aurait-elle plus ou moins de responsabilités ? Ou la virerait-elle sans autre forme de procès ?

Laban fut tirée de son introspection lorsqu’on sonna à la porte. Elle pianota sur son clavier, faisant apparaître un graphique gris et vert dans le coin de son écran. Il lui donna l’identité des trois hommes venus la voir.

Ils arrivaient plus tard que prévu. Et ils savaient à quel point elle était à cheval sur la ponctualité.

— Entrez, dit-elle de sa douce voix de gorge — celle qu’elle travaillait depuis qu’elle était une petite fille.

Puis elle fit pivoter son fauteuil pour voir entrer ses visiteurs. LeFleur, la brute chauve qui montait la garde devant sa porte, ne les salua pas. Quoique, à l’origine, c’était l’un des hommes de Gregor.

Laban avait fait venir les autres lorsqu’elle était arrivée à la résidence familiale sur Minos.

Pourtant, LeFleur ne lui avait jamais donné à croire qu’il puisse la trahir. Au contraire, se dit-elle. Mais elle préférait ses propres troupes.

— Qu’avez-vous trouvé ? demanda-t-elle sans préambule.

Le plus petit des trois, un type trapu à la peau pâle, aux cheveux roux et aux grandes mains constellées de taches de rousseur, prit un siège avant de répondre.

— Tu as passé une bonne matinée ? demanda-t-il d’une voix raffinée.

Laban ne répondit pas.

Le roux, qui s’appelait Mara, eut un petit rire.

— Ce qu’on a trouvé, c’est une jeune femme du nom de Katarina Santodonato. Vingt-six ans, son père est décédé, sa mère vit sur Prospérité, ni frère ni sœur. Andar et elle sont quasiment fiancés.

— Comment se sont-ils rencontrés ? demanda Laban.

— Sur Terre, ils travaillent dans la même boîte. Une compagnie de restauration de la couche d’ozone…

— Je me souviens, trancha Laban. Autre chose ?

— Pas encore.

— Continue tes recherches.

Cette fille pouvait être un bon instrument de pression. Laban n’avait pas l’intention de faire chanter Andar, mais s’il le fallait, elle n’hésiterait pas.

Elle se tourna vers un autre homme, un type longiligne au teint sombre, aux épaules voûtées, avec une petite barbe noire broussailleuse. Comme Mara, il s’était assis.

— Félicité ?

— Difficile à sécuriser, dit Sildar d’une voix râpeuse, fronçant les sourcils au-dessus de son nez aquilin, une veine pulsant sur son front lisse. Ne dis pas que je ne t’avais pas prévenue.

— On n’avait pas vraiment le choix, remarqua Laban. Le vieil homme a insisté pour que tout se passe là-bas.

Peut-être justement pour cette raison, parce que Félicité était difficile à sécuriser. Mais elle leur avait déjà fait part de cette observation.

— Je ne veux pas avoir à me soucier des gros bras de Derek.

— Je comprends, répondit Sildar. Je ferai de mon mieux.

— Il faudra faire plus que ça, lui conseilla-t-elle. Sinon, on risque d’avoir de bonnes raisons de le regretter l’un comme l’autre.

Elle se tourna vers le troisième homme, d’une beauté stupéfiante, à la peau couleur chocolat et aux yeux verts.

— Et toi, Emphalelo ? Que peux-tu me dire ?

Le Noir — qui avait choisi de rester debout — parut se concentrer un moment. Puis, d’une voix qui semblait bien grave et puissante pour une silhouette aussi frêle, il déclara :

— Il est bien tel qu’il paraît. Il n’y a pas de tromperie sur la marchandise, il n’a pas de mauvaises intentions. Mais il n’est pas naïf pour autant. Il a une bonne compréhension de l’environnement qu’il va devoir affronter.

Emphalelo était un sensitif — de ceux qui pouvaient observer quelqu’un pendant des heures, puis l’analyser sans jamais l’avoir rencontré en personne. De par le passé, il avait largement prouvé la valeur de ses interventions. Laban espérait qu’il en serait de même cette fois-ci.

— C’est normal qu’il le comprenne, répondit-elle. Après tout, il y a quelques années, il habitait dans cet environnement.

— Ceux qui y vivaient, reprit Emphalelo, y sont également morts. La familiarité ne signifie pas toujours la compréhension.

Laban dut admettre qu’il y avait du vrai dans cette observation — mais elle préféra ne pas le dire à voix haute. Ces trois-là étaient déjà un peu trop satisfaits d’eux-mêmes.

— Quelle est la meilleure façon de l’influencer ? demanda-t-elle à Emphalelo.

L’homme à la peau noire y réfléchit un instant.

— En s’en remettant à son sens de la justice. C’est la raison même pour laquelle il a entrepris ce voyage — pour s’assurer que des gens comme LeFleur ne souffriront pas du décès de M. Ciejek.

Laban aurait pu en arriver à cette conclusion toute seule. Néanmoins, l’entendre de la bouche d’Emphalelo la rassurait.

Avant qu’elle puisse lui poser une autre question, un petit bip retentit. Quelqu’un tentait de la joindre. Et elle avait une idée de qui cela pouvait être.

— Veux-tu qu’on parte ? demanda Mara.

— Non, répondit-elle. Restez.

Elle fit à nouveau tourner son fauteuil et revint à son ordinateur. D’un simple toucher, elle effaça la photo d’Andar. Celle d’Owen Broadhurst, l’avocat, vint la remplacer.

Cela faisait un certain temps déjà que Laban était en affaires avec Broadhurst. En fait, à son arrivée, il était l’employé de Gregor. Mais même avec l’aide d’Emphalelo, elle n’avait jamais eu l’impression de le connaître à fond.

En surface, Broadhurst était un type miteux, mal fagoté, tellement captivé par la loi et ses myriades de permutations qu’il n’avait plus de place pour s’occuper de sa forme ou de son hygiène. Il avait toujours l’air fatigué, même lorsqu’il se contentait de rester assis, et une pellicule de sueur ourlait constamment son front. Et pourtant, il n’était pas gros et n’avait aucun goût immodéré pour les bons petits plats.

Pour autant que sache Laban, l’avocat n’avait qu’une faiblesse. Et en suivant son regard plongé dans son décolleté, Laban eut la joie de constater qu’elle était toujours là.

Il pouvait la reluquer tant qu’il voulait. Elle était fière de son corps harmonieux, qu’elle entretenait en faisant régulièrement du sport et en suivant un régime équilibré. Le tout soigneusement contrôlé et planifié, comme tout ce qu’elle faisait.

— Broadhurst, dit-elle en guise de salut.

L’homme leva les yeux en s’épongeant le front avec un mouchoir.

— Laban, répondit-il.

Leur relation avait été cordiale tant qu’ils travaillaient pour le même homme — d’abord Gregor, puis Karl. Mais ils n’avaient jamais été ce qu’on peut appeler des alliés. Après tout, elle ne s’intéressait qu’au profit et Broadhurst se consacrait aux questions légales, deux matières qui, parfois, pouvaient s’opposer.

— Comment se porte la loi ? demanda-t-elle pour amorcer la pompe.

Il eut un petit rire dépourvu d’humour.

— De plus en plus compliquée, comme vous pouvez l’imaginer. En Asie du Nord, les questions frontalières commencent à peine à se résoudre. Les colonies en sentiront les répercussions — économiques et politiques — pendant les années à venir.

— Ça m’a l’air de devoir entraîner pas mal de boulot.

— En effet, acquiesça-t-il. Le système des tribunaux interplanétaires est assiégé de litiges. C’est encore pire que lors du procès des terroristes Chrétiens.

Laban s’en rappelait, bien qu’en ce temps-là, elle n’était qu’une enfant. Les tribunaux avaient conclu que les institutions religieuses qui enseignaient la haine et approuvaient la violence étaient responsables pénalement des meurtres commis en leur nom.

— Imaginez si un tel jugement avait été passé à l’époque des Croisades, remarqua Broadhurst.

Laban eut un sourire :

— Cela aurait pu épargner bien des souffrances.

— Cela aurait même changé le cours de l’humanité, convint Broadhurst.

— Et Andar ? demanda Laban, entrant enfin dans le vif de la conversation. Comment va-t-il ?

— Bien, répondit l’avocat sans entrer dans les détails.

Laban fronça les sourcils de façon à peine perceptible.

— Est-ce qu’il vous a dit quelque chose ? À propos de ses intentions, je veux dire ?

Broadhurst eut un petit sourire.

— Malheureusement, je ne suis pas habilité à en débattre. Question de confidentialité et tout ça. Mais vous devez savoir ce qu’il pense des affaires familiales.

— Maintenant, ce sont ses affaires, remarqua Laban, laissant ses mots planer dans l’air.

L’avocat pencha la tête sur le côté comme un chien.

— Vous semblez bien sûre qu’il va en hériter.

— Pourquoi, vous en doutez ?

— Je n’en sais rien, reprit Broadhurst en s’épongeant toujours le front. N’oubliez pas qu’Andar est parti, mais Derek, lui, est resté. Le vieil homme en a certainement tenu compte.

— J’ai du mal à imaginer Derek à la tête de la famille.

— Tout est possible, reprit Broadhurst en lorgnant à nouveau son décolleté. Quoi qu’il en soit, il faut que j’y aille. J’ai beaucoup à faire avant que tout ce beau monde débarque sur Félicité.

— Bien sûr, répondit-elle. Je vous y retrouverai.

Elle vit disparaître son image vite remplacée par celle d’Andar.

— Sale petit con, fit Mara derrière elle.

Un sentiment qu’il avait déjà exprimé.

— Peut-être, reprit Laban en se radossant à son fauteuil. Mais ne le sous-estime pas.

— Si vous le dites.

Il tira un jeu de cartes de sa poche et se mit à les manipuler distraitement, ce qu’il faisait à chaque fois qu’il voulait dire quelque chose, mais préférait s’abstenir.

Laban avait toujours été impressionnée par sa dextérité. Ses doigts étaient courts et épais, rien à voir avec ceux d’un joueur professionnel. Et pourtant, il avait un talent incomparable pour manier ces rectangles de carton.

Mais il n’était pas non plus un simple spécialiste du renseignement. Il était parfaitement capable de se défendre. Nombreux étaient ceux qui avaient pris son accent raffiné pour un signe de faiblesse — et avaient amèrement regretté leur erreur.

— Je me demande quel jeu il joue, dit Mara, parlant de Broadhurst. Sans doute quelque chose d’inoffensif, comme le bridge.

Mara étala ses cartes sur une table toute proche. Il les fit tenir debout, puis pencher à droite et à gauche comme s’il se demandait de quel côté les faire tomber.

— Andar ne voudra jamais s’occuper des affaires familiales, rauqua Sildar. Mais il peut accepter quand même son héritage.

Laban le regarda :

— Que veux-tu dire ?

— Pour le revendre, dit le grand échalas.

Laban ne l’avait jamais trouvé particulièrement beau, mais il semblait plaire aux femmes. Il aimait cacher des armes sur sa personne et les défier de les trouver — après quelques verres, bien sûr. D’après lui, cela marchait à tous les coups.

— Ce genre d’affaires n’est pas facile à écouler.

— Je sais, répondit Sildar. Mais Andar l’ignore peut-être.

Ce serait l’ultime rejet de tout ce que représentait la famille. Andar était-il capable de faire une chose pareille ? Laban devait bien admettre qu’elle n’en savait rien. Elle se tourna donc vers Emphalelo.

— Non, déclara-t-il comme s’il avait deviné sa question. Andar ne vendrait pas la compagnie de son grand-père. Il sait que cela n’entraînerait rien de bon — y compris pour lui-même.

— Et ceux qu’il aime, ajouta Mara en continuant de jouer avec ses cartes.

Soudain, Sildar claqua des mains.

— Maudits insectes, cracha-t-il. Je croyais les avoir laissés au campement.

— Il faut croire que non, répondit Mara sans quitter des yeux ses cartes. Hier soir, j’ai dû en tuer un dans ma cabine.

Sildar fronça les sourcils tout en cherchant des yeux l’insecte intrusif. Soudain, il abattit sa main sur l’arrière de son cou, puis étudia sa paume. Il la tendit, dévoilant les restes de quelque chose de noir et moche. Il y avait également du sang, ce qui voulait dire que l’insecte s’était déjà gorgé.

— Un moustique, fit Sildar sans chercher à dissimuler son dégoût. Mon cou va me démanger.

Emphalelo frissonna en regardant l’insecte écrasé.

— Qu’y a-t-il ? demanda Laban.

Le sensitif se tourna vers lui.

— Rien. Un courant d’air…

 

 

 

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(Copyright Editions Kymera / Outworld / Michael Jan Friedman / Robert Greenberger, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)