Changelins 1 : Evolutions

 

 

Editeur : Black Book

Collection : A dé couvert

Auteur : Sophie Dabat

Date de sortie : 30 septembre 2010

Nombre de pages: 458

 

Chapitre 3

 

 

Elle s'était enfuie sous le coup de la colère, une montée de colère aussi irrépressible qu'un orage et totalement imprévue, qui l'avait laissée pantelante et ahurie dans la rue. Elle n'avait jamais été le genre à piquer des crises ou à dire leurs quatre vérités aux gens. Cela aussi faisait partie des changements, en elle, qui lui faisaient peur. Ces paroxysmes lui semblaient dictés par une autre personne, une entité à l'intérieur d'elle, qui la poussait à exprimer tous les sentiments qu'elle aurait refoulés en temps normal. Une entité qui la poussait à devenir un monstre, qui la poussait vers la folie. Et c'était autant pour se fuir elle-même que pour s'éloigner de cette famille qui ne la comprenait pas qu'elle s'était sauvée.

Cette colère qui l'étreignait, cette rage brûlante, bouleversante qui lui faisait montrer des crocs aiguisés et mordre à pleines dents dans les sentiments de sa famille, était-ce une conséquence de sa maladie, un nouveau symptôme, ou simplement l'accumulation d'émotions trop fortes qui cherchait un exutoire ? Ces ailes noires qui l'aveuglaient à chaque « dérapage » étaient-elles une émanation de son esprit ou, supposition qui la faisait également s'interroger sur sa santé mentale, une créature surnaturelle échappée de son passé, de l'histoire de sa famille, qui la poursuivait pour ressurgir au monde ? La djenneya voulait-elle s'emparer de son corps ? Était-elle en train de se transformer ou son cerveau avait-il trouvé cette échappatoire pour fuir la folie qui s'était emparée de lui ? Peut-être étaient-ce juste ses cauchemars nocturnes et ses "vrais" symptômes physiques qui la faisaient douter d'elle-même… c'était l'explication la plus rassurante, mais Syrine craignait que ses crises ne soient plus graves qu'une simple soupape de sécurité. Après tout, ces bosses dans son dos, ces exostoses, comme disaient les sites Internet, étaient des sortes de tumeurs sur ses os. Et si d'autres tumeurs s'étaient greffées en elle, dans sa tête ? C'était l'idée d'être devenue folle qui l'avait terrifiée.

Alors elle s'était enfuie. Elle avait fui le nid du mal, l'endroit où tous les regards étaient fixés sur elle, ou même des regards imaginaires l'espionnaient, s'attendant à ce qu'elle se comporte comme avant, indifférents aux changements de son corps, pour essayer de se retrouver, ailleurs.

Elle s'était d'abord dirigée vers le Panier. Le dédale de ruelles convenait à son humeur : elle pouvait s'y perdre, y être anonyme, et s'y sentait parfaitement dissimulée. Le manque de technologie lui plaisait : là-bas, pas de voitures, de réverbères, de tramway ni de panneaux publicitaires. Une part d'elle-même appréciait ce vide reposant, s'imaginant au Maroc ou dans un petit village oublié par le temps, tandis qu'une autre cherchait, du regard, un rappel de sa vie moderne. Brusquement, les murs de terre blanche l'oppressèrent. Alors que, l'instant plus tôt, elle s'était sentie chez elle dans cet enchevêtrement d'immeubles bas entre lesquels aucune voiture ne serait passée, invulnérable et protégée par l'ancienneté et l'intemporalité des édifices, brusquement, tout l'étouffait. Les linges tendus entre les maisons claquaient dans le vent au-dessus de sa tête, comme menaçant de la gifler et les chats de gouttière, omniprésents dans le vieux quartier, la regardaient avec méfiance, comme conscients qu'elle était une intruse dans leur territoire.

Syrine inspecta la rue autour d'elle. Une vieille femme arabe, sur le pas de sa porte, cracha par terre en surprenant son regard et referma le lourd battant derrière elle. Comme si elle aussi avait senti un danger émaner d'elle. C'était ridicule, se dit la jeune fille, c'était juste une vieille femme qui chiquait et était rentrée en sentant le vent fraîchir.

Mais l'angoisse demeura. Brusquement, il lui sembla que les deux hommes, dans la petite boutique de cordonnier à côté, la fixaient eux aussi d'un air suspicieux. Et les gosses, au croisement, n'étaient-ils pas en train de la regarder à la dérobée en faisant le signe du mauvais œil ?

N'importe quoi, ils sont en train de jouer à "pierre, feuille, ciseaux" !

Mais le doute subsistait. Du bien-être de l'instant précédent ne restait plus qu'un sentiment d'angoisse et de rejet. Le Panier n'était plus son refuge, le quartier où se trouvait le petit appartement de sa jadda, l'endroit où elle avait toujours trouvé réconfort, pâtisseries et belles histoires. C'était un lieu menaçant, étranger, dont l'intemporalité l'effrayait. C'était aussi le premier endroit où sa famille la chercherait. Elle avait donc bifurqué vers le Vieux Port, qu'elle n'avait fait que traverser en courant. Malgré sa multitude de restaurants, sa foule omniprésente et ses étalages de poissonniers, de vendeurs africains à la sauvette et de badges de l'OM, elle n'avait jamais réussi à apprécier l'endroit. Trop de bruit, de gens, de saleté autour d'elle. Trop de fils électriques dans le ciel – si un goéland avait voulu s'emparer d'un rebut par terre, il aurait eu toutes les chances de s'empêtrer dans la toile d'araignée de câbles qui s'enchevêtraient au-dessus de la place. Même l'air semblait sale. L'atmosphère sentait plus le détergent et le mazout que l'iode, les odeurs des cuisines renforçant l'impression d'étouffement et les cris de marchands de glace et de souvenirs asphyxiant le peu de silence laissé par les coups de klaxons des automobilistes furibonds d'être bloqués par des feux rouges trop longs et des piétons indisciplinés.

Dès qu'elle eut quitté la grand-place qui l'oppressait, la jeune fille ralentit. Elle savait parfaitement où elle allait, à présent : dans le dédale du cours Julien. Forcément un endroit où on la chercherait, mais pas tout de suite. C'était chez elle, son domaine, son havre de paix, l'endroit où elle pourrait se perdre et se retrouver. Elle erra un bon moment dans les ruelles pavées, en fait, elle marcha jusqu'à ressentir à nouveau une impression de calme. Malgré la multitude de piétons, ceux-ci ne la gênaient pas. Comme elle, c'étaient des marginaux, punks et babas cool, acteurs du petit théâtre gothique au coin de la rue, artistes de l'Épicerie, jeunes créateurs de mode et tatoueurs, son étrangeté et son air hagard ne les faisait pas sursauter.

Et il n'y avait pas de voiture. L'endroit était donc silencieux, le bruissement du vent dans les feuilles des arbres, au cœur de la place, uniquement rompu par les bavardages enjoués des clients savourant un café à la terrasse des petits bars et le ruissellement des jets d'eau qui cascadaient d'un bassin à l'autre. Que ceux-ci soient parfois jonchés de prospectus ou salis de canettes de bière et de mégots ne gênait pas la jeune fille. Même sale, c'était un lieu où les gens ne se pressaient pas, ne venaient que pour le plaisir, pour s'amuser, profiter d'un instant de détente, assis sur les marches de granit ou les terrasses en caillebotis. Parfois, des chiens venaient patauger dans l'eau, faisant rire aux éclats les enfants. Syrine aurait aimé faire comme eux, patauger et rire.

Elle continua sa route, un peu apaisée. Même le ciel était plus visible, aussi. Le cours Ju' se trouvant en haut d'une colline, les immeubles étant plus écartés, les transports en communs absents, elle avait l'impression de ne plus être en ville tant l'immensité bleue lui semblait présente, vierge de fils électriques et de réverbères.

C'est le froid de la nuit tombante qui la sortit de sa transe. Elle n'avait rien emporté dans sa fuite, et avec juste son vieux pull troué sur son t-shirt à manches courtes, le crépuscule ne tarda pas à la glacer jusqu'aux os. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'elle prit réellement conscience de ce qu'elle avait fait, et une nausée de peur s'empara d'elle, lui coupant les jambes et la forçant à s'asseoir sur place – sur la passerelle au milieu des bassins du cours Ju'. Elle regarda autour d'elle, hébétée.

Elle avait fugué. Comme ça, sans réfléchir. Elle n'avait jamais imaginé en arriver là. Elle n'avait jamais fait partie de ces enfants caressant le rêve d'aventures et d'indépendance et l'avoir fait maintenant lui semblait aberrant. Sa famille devait être affolée, se dit-elle avec un remords, avant de se rappeler les circonstances de sa fuite. Non. Elle avait entendu, ou cru voir, une créature à leur fenêtre. Elle était folle. Ou malade. Mieux valait rester seule, ne serait-ce que quelques heures, le temps de faire le point.

Elle fouilla rapidement ses poches. Son porte-monnaie s'y trouvait, avec un billet de dix euros et sa carte Regliss, ainsi qu'un paquet de chewing-gums. Et elle devait avoir environ cent cinquante euros sur son compte, ce qui suffisait largement pour s'acheter des vêtements et de quoi manger pour quelques jours. La police mettrait au moins vingt-quatre heures avant de la rechercher et de penser à vérifier ses débits. Direction H&M.

Elle y trouva non seulement un manteau en promotion, bleu marine façon années 70, mais aussi un nouveau pull. Rouge, pour changer, à gros boutons noirs. Et le tout pour moins de cinquante euros. Finalement, il lui restait même de quoi ne pas passer la nuit dehors.

Elle devait trouver un endroit tranquille pour réfléchir, se calmer. Comprendre comment maîtriser ces accès de violence, ces pulsions et ces hallucinations qui s'emparaient maintenant d'elle à chaque contrariété et la poussaient à blesser tout le monde. Peut-être que si elle dormait ailleurs pendant quelque temps, les cauchemars disparaîtraient…

Finalement, elle marcha jusqu'à l'auberge de jeunesse de Bonneveine.

Curieusement, le crépuscule ne la gêna pas. Alors qu'elle avait toujours eu peur de se trouver dehors à la nuit tombée – "Tu vas te faire agresser, tuer, ou pire : violer !" lui répétait souvent sa jadda – elle ne ressentit cette fois pas la moindre gêne. Peut-être le traumatisme de sa fugue l'avait déjà trop bouleversée pour qu'elle se soucie encore de ça. Ou peut-être était-ce le fait que la nuit tombante ne gênait pas sa vision qui la rassurait. En tout cas, elle se sentit étrangement – et agréablement – détachée de tout et de toute peur en sortant du métro. Les arbres frissonnant sous la brise nocturne semblaient l'encourager à avancer sous leur regard bienveillant et les premières étoiles lui conféraient une sensation de proximité. Sans compter que plus elle s'éloignait du centre-ville, plus l'air se faisait doux à respirer. Loin de la pollution de la Canebière, de ses relents de kebab, de graillon trop riche et de frites trop cuites, tout n'était que fraîcheur vivifiante, parfums de verdure et de mer, promeneurs qu'elle supposait être des amoureux profitant de l'une des dernières soirées douces avant l'hiver.

Durant un instant, elle crut entendre le caquètement des oies, canards et cygnes du parc Borély, situé juste à côté de la plage Bonneveine, entre le Vélodrome où elle avait vu l'OM jouer l'année dernière, et la statue du David, dont les fesses nues intéressaient bien plus les gamines que son doigt pointant vers la mer. Mais elle devait rêver, le parc était bien trop loin…

Après avoir longé la plage, savourant le ressac solitaire et la chaleur résiduelle du bitume après cette journée ensoleillée, elle se dirigea vers l'auberge de jeunesse, cachée derrière un rideau d'arbres et un parking désert.

L'hôtel était ouvert…

Merde ! Interdit aux moins de dix-huit ans sans attestation parentale.

Elle fit alors demi-tour et envisagea ses autres options. Il n'y en avait pas beaucoup, pour ne pas dire aucune.

C'est là que l'idée lui traversa l'esprit.

 

 

A propos de ce livre :

 

- Site de l'auteur : http://www.sophiedabat.com/

- Site de l'éditeur :  http://www.black-book-editions.fr/

 

(Copyright Black Book / Sophie Dabat, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)