Mystères et Mauvais Genres

 

 

Editeur : Editions Sombres Rets

Anthologie dirigée par : Elie Darco

Illustration de couverture:  Elie Darco

Date de sortie : novembre 2010

Nbre de pages : 250

 

 

 

Pandémonium-City

 

 

Lorsqu'il daigna enfin accorder un regard à la fenêtre, ce fut pour adresser un rictus moqueur à son reflet prisonnier de ce paysage champêtre. Puis, il plongea la main dans sa veste pour en sortir une paire de lunettes composée d'une monture d'or et d'un double jeu de verres aux reflets irisés. En les mettant, Léopold acquit la capacité de voir à travers les illusions. Les collines riantes se transformèrent en taudis crasseux et délabrés, écrasés sous un ciel malsain. Des cheminées d'usines vomissaient leurs panaches fuligineux, alimentant les nuages sombres qui étouffaient la vie en dessous.

Ce lugubre panorama était, pour les natifs d'Elfirie, synonyme de disgrâce. Dans les masures de part et d'autre du chemin de fer s'entassaient tous les bannis du royaume, ainsi que les humains attirés par leurs pouvoirs déclinants.

— Bienvenue à Pandémonium City, murmura le voyageur.

Il contemplait ces faubourgs sordides, quand une vision plus intéressante se refléta dans la vitre. Il eut à peine le temps de se retourner pour apercevoir la sublime jeune femme qui traversait le wagon. Sa robe couleur de jade, ajustée à la perfection, mettait en valeur ses courbes affolantes. Léopold se maudit de son inattention, une pareille beauté ne se croisait pas tous les jours

 

 

 

Quinte Flush

 

Gonçalves avait fui le Colorado dès que sa tête y avait été mise à prix. Quel effet cela lui avait-il fait de trouver l'avis de recherche placardé sur toutes les palissades de Boulder ? On lui avait souvent posé cette question. Question à laquelle il connaissait deux réponses, et les deux se valaient : la première s'adressait à la plupart des curieux dont le défaut était de ne pas tenir leur langue, et consistait en une balle bien logée entre les yeux. La façon très personnelle de Jésus de mettre un point final à la discussion. La deuxième était simplement : « Aucun ». Cela ne lui faisait strictement aucun effet de voir son faciès placardé çà et là sur les palissades. Aucun, excepté bien sûr un désir soudain de partir en voyage. Très loin. "Jésus Gonçalves, recherché pour attaque à main armée, 1000 $" ! Sa grosse face bouffie et mal rasée, son regard noir que cachait un sombrero bien usé, un mégot de cigarillo collé au coin des lèvres, le tout gribouillé à la va-vite, certes, mais trop identifiable pour qu'il prenne le risque de s'attarder un jour de plus à quelques kilomètres de la banque qu'il avait braquée… Une banque de laquelle il était reparti avec un butin plus que minable : deux dollars et quarante-six cents, car c'est tout ce que contenait le coffre-fort… C'était vraiment ce qu'on pouvait appeler "un mauvais coup".

 

 

Latombe, victime professionnelle


 

— Vous savez, je ne suis pas très au fait de toutes ces nouvelles techniques d'intimidation, mais… vous n'êtes pas censé le tenir par la crosse ?

— La ferme. Je sais parfaitement ce que je fais.

— Bien entendu. Ça tombe sous le sens. C'est vous le professionnel.

— Voilà, tu l'as dit, je suis un professionnel. Pas vrai, Ed, qu'on est des professionnels ?

— Tout juste patron. On est des nouveaux professionnels du kidnapping qu'avons commencé juste ce matin.

P'tite tête resserre les liens du captif, histoire de lui montrer qui a le pouvoir, pour bien lui faire comprendre que l'attitude adéquate à adopter est de péter de trouille.

Seulement Vincent Latombe en a vu d'autres. Il s'est dépêtré de situations bien pires. Car Vincent Latombe est victime professionnelle.

 

 

L'inspecteur Bernère contre la mort


 

L'inspecteur Werbar Bernère, son nouveau chapeau en cuir pur porc enfoncé sur les oreilles, se pencha au-dessus du cadavre allongé sur le lit.

Il plaqua un mouchoir contre ses narines aux ailes distinguées. En effet, le corps s'affairait à l'une des seules occupations auxquelles les macchabées excellent : sentir épouvantablement mauvais. Celui-là était un as. Werbar supposa qu'il s'était beaucoup entraîné de son vivant, ou plutôt de sa non-mort.

Car, aussi étrange que cela pouvait paraître, la victime était un zombie.

Un peu en retrait se tenait Étienne Loupiotte, l'adjoint de Werbar. Il restait à distance respectueuse afin de ne pas interférer avec la réflexion de son supérieur. Et aussi à cause de l'odeur. Engoncé dans un imperméable gris trop long, dont les pans frôlaient le linoléum poussiéreux de la chambre, il attendait les conclusions de son chef.

 

 

Un homme fort


 

L'affaire ne devait pas poser de problème. Avec trois de ses amis – "on" les avait bien rencardés – il leur suffisait d'assommer le gardien, d'entrer dans l'entrepôt et de s'emparer d'une caisse précise. Sauf qu'il n'y avait pas de caisse, mais une bande rivale, dans le hangar en question. Quatre contre dix, tous armés de batte de base-ball, tandis que John-Philip et ses potes n'avaient qu'une matraque, et leurs poings. Mais cela ne s'arrêtait pas là. S'ils s'en sortaient vivants, il leur faudrait expliquer que le contenu de la caisse (là-dessus John-Philip a toujours été laconique) n'était pas en leur possession. Or, ils l'avaient déjà vendu à un certain Bill Scorpio Smith. Pas question de le rembourser, vu que le fric ils l'avaient claqué. Le danger ne venait pas de Scorpio – rien qu'un prête-nom – mais du véritable destinataire : Bugsy Siegel, Siegel le dingue, le tueur en chef de l'équipe de Charles Lucky Luciano, l'homme qui a créé le syndicat du crime des États-Unis. Ça c'était plus mariole ! pensait John-Philip en éclatant la tête d'un troisième gars avec la batte du premier qu'il avait crevé de ses mains.

 

 

En l'honneur d'Émily

 

J'ouvre ma boite à gants, m'empare du pistolet et vérifie le chargeur. Puis je fouille encore et extirpe une lampe torche que je fourre dans la poche de mon imperméable. Tout est silencieux, hormis le tambourinement des gouttes sur la calandre. Il fait nuit noire. Je contemple la photo d'Émily sur mon tableau de bord. La bonté de son regard me calme et m'apaise un peu. Je passe le bout de mon doigt à l'emplacement de ses lèvres et sens mes mâchoires se crisper. Puis j'ajuste mon chapeau et m'extirpe de la voiture, claquant la portière derrière moi. Je cale rapidement le pistolet entre ceinture et chemise, derrière mon dos, puis m'engage sur le chemin.

Il n'y a pas d'éclairage, et avec le temps qu'il fait, pas question de compter sur la lueur de la lune pour se repérer. Je presse le bouton de ma lampe torche. Peut-être le chemin a-t-il été praticable un peu plus tôt dans la journée, mais à présent, ce n'est plus qu'une rivière boueuse. Je serre les dents et presse le pas. Mes pieds et le bas de mon pantalon sont engloutis par la substance flasque qui tapisse le sol. Ça rentre dans mes chaussures, imprègne mes chaussettes, et se balade de bas en haut entre mes orteils à chacune de mes foulées. Un peu plus loin, la piste se rétrécit. Sous le faible faisceau de ma lampe, les arbres encadrant l'allée ressemblent à des silhouettes avachies.

 

 

Le Corail d'Altawyris


 

À cette époque, la Fortune ne s'était pas encore invitée à la maison ; je dirais même qu'elle faisait le trottoir de l'autre côté de la rue et qu'elle me regardait un peu de haut, comme une poule zieutant vers un crapaud. Depuis que j'avais repris la moribonde agence Desquerres, enquêtes en tous genres, installée à Belroc sur la planète Gorzinh, quelques affaires proprement résolues de contrebande et de trafic d'œuvres d'art avaient rempli mon assiette, mais sans trop y ajouter de beurre. Néanmoins je m'étais bâti une petite réputation dans le milieu des privés, ce qui m'avait permis de m'offrir à crédit une enseigne holographique avec de grosses lettres scintillantes en direct sur la façade.

J'étais donc vaguement occupé à me la couler douce à l'agence, rêvassant à de grosses primes et à de longues vacances dorées sur une planète paradisiaque, quand la sonnerie de la porte d'entrée me fit sursauter. Tel un enfant pris en faute, je retirai brusquement mes pieds du bureau et remis mes chaussures. Puis je me composai une apparence avant de presser le bouton du visiophone.

 

 

Samba luna


 

Rouge, rouge, ROUGE ! Et au loin, une chevelure noire, un rire rauque sidérant mes oreilles.

— Mmh… Chéri, tu es réveillé ?

Je me redressai précipitamment et posai mon regard sur la créature qui se tenait à mes côtés.

Le drap recouvrait à peine le haut de son genou et elle me dévisageait avec une telle expression fauve dans le regard que je ne savais plus si j'avais affaire à une femme ou à un animal.

Elle était comme je l'avais imaginée : Une peau lisse et satinée, presque dorée à la lueur de la lampe de chevet. Des seins ronds et altiers dont les tétons noirs se voyaient cernés d'une aréole ocre presque rosée.

Mes yeux se posèrent ensuite sur son ventre, dévalant ces collines de muscles et de chairs ambrés me menant dans une prairie noire délimitée. Le vallon profond et odorant plongeait dans une cascade dont j'allais m'abreuver goulûment.

Elle me fixait avec une certaine instance alors que je sentais ses ongles s'enfoncer dans le creux de mes reins.

— O meu amor ! Viens me rejoindre sous les draps, dit-elle en rabattant le linge jusque sous son menton d'un air mutin. Puis elle baissa l'intensité lumineuse de l'halogène qui nous tenait lieu de lampe de chevet.

 

 

 

A propos de ce livre :

 

- Site de l'éditeur :  http://sombres-rets.fr/

 

(Copyright éditions Sombres Rets / Elie Darco, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur et des auteurs)