Anges de l'Ombre, Les

 

Editeur : Éditions du Petit Caveau

Collection : Sang de Brume

Auteur : Malaïka Macumi

Date de sortie : Février 2011

Nbre de pages : 290

 

 

Une nuit brumeuse avait drapé de son suaire d'encre l'abrupt massif des Carpates, voilant les sombres murs de la forteresse d'Arges. L'ombre des créneaux qui ajouraient les hautes tours séculaires tranchait sur le bleu velouté du ciel crépusculaire. Les eaux du petit fleuve luisaient doucement au pied des grands murs de l'antique bâtiment, charriant la poussière lumineuse des étoiles.

Dans une chambre dévorée par la nuit, veillait une femme.

Vêtue d'une longue robe de velours, elle songeait près d'une fenêtre, le regard tourné vers la lune rousse, le menton délicatement posé sur le dos de sa main frêle, un vieux livre d'heures ouvert sur ses genoux.

Quelque part, dans un coin de la large pièce, une bougie vacillait sous le souffle des spectres qui se tenaient, évanescents, invisibles, glacés, parmi les ombres de la chambre. Ou bien était-ce ces courants d'air froid propre aux lieux chargés d'histoire, aux murs décrépits dont les pierres et les boiseries lézardées par le temps, laissent filtrer la brise ; à l'instar de ces languissants nuages que percent amoureusement les pâles rayons du soleil, dans la clarté d'un soir d'été.

Il manquait pourtant de la couleur à ce lieu noir et gris, rongé de solitude, où planait encore l'ombre des morts et des souvenirs. La lueur de la petite bougie luttait faiblement contre l'avidité des dévorantes ténèbres.

Le visage de la rêveuse, tache de craie sur la noirceur d'un tableau, s'éveilla soudain de sa morne contemplation : un étranger venait de franchir le pont-levis et s'acheminait à présent dans la cour intérieure.

La femme eut juste le temps de jeter sur ses épaules un vieux châle aussi doux qu'un linceul, avant de se précipiter au-devant de l'inconnu, le bruissement curieux des fantômes sur ses talons. Ses pas légers semblaient à peine effleurer le sol de pierre.

Sans un bruit, sans un souffle, elle se dissimula derrière une porte dérobée et darda ses grands yeux tristes sur l'homme qui venait ainsi de pénétrer dans son domaine.

C'était lui. Du premier coup d'œil, elle l'avait reconnu, à sa dé-marche pleine de noblesse, à son front pâle relevé avec fierté, encadré d'une épaisse chevelure aussi noire que l'aile d'un corbeau. Ses yeux hardis scintillaient dans les ténèbres, tels ceux d'un chat ; ses lèvres frémissaient sous une longue moustache brune. Une ancestrale épée lui ceignait la taille dans un fourreau incrusté de pierreries, marqué du sceau du Dragon.

― Holà ! lança-t-il d'une voix de stentor. Il y a quelqu'un ?

― Moi, si vous le voulez bien Monseigneur, fit une petite voix vibrante d'émotion.

La femme surgit de sa cachette pour s'offrir au regard surpris du visiteur.

― Cneajna ! s'écria ce dernier en frissonnant. Par le Diable !

― Je vous croyais mort, mon Prince, dit-elle en le rejoignant. On dit que les Turcs eurent votre tête à la dernière bataille que vous avez livrée. Je n'ose croire mes yeux ! Il faut que Dieu ait écouté mes prières mouillées de larmes car vous êtes vivant ! Vlad, je vous ai attendu, entourée de fantômes, noyée de solitude, et je vous suis restée fidèle.

Envahi à son tour par l'émotion, le prince serra la fragile jeune femme entre ses bras. Mais aucun son ne parvenait à franchir la barrière de ses lèvres pincées.

 

Ignorant les lugubres plaintes des esprits tourmentés qui vire-voltaient à ses côtés, la jeune femme l'invita à s'asseoir près de l'âtre de la grande salle. Se penchant mystérieusement près du foyer, elle souffla sur ses mains diaphanes ; aussitôt de puissantes flammes s'élancèrent du néant et ne tardèrent pas à lécher les vieilles bûches craquelées par l'humidité. La lumière ardente du feu mordoré se déversa sur leur blanc visage, en un somptueux clair-obscur.

Offrant à son hôte un gracieux sourire, la jeune femme s'assit à ses pieds, posa la tête sur ses genoux :

― Parlez-moi de vous, parlez-moi de vos victoires…

― Cneajna, soupira l'homme, mélancolique, les yeux rivés sur l'âtre crépitant, à quoi cela sert-il de continuer à nous mentir ? Cessons de jouer à ce que nous ne sommes plus. N'as-tu donc pas encore réalisé que cela fait déjà quatorze ans… quatorze longues années qui se sont écoulées depuis ce jour maudit où tu t'es précipitée dans le fleuve ! C'est moi qui te fais revivre, et moi seul, dans mon esprit malade et fou. Je t'imagine m'accueillant à mon retour de la bataille, dans cette forteresse rongée de vétusté, et tu m'accueilles pour l'éternité en femme aimante et dévouée. Tu n'es pas réelle. Tu es un souvenir, un fantôme. Ces morts qui tournent autour de toi ne me trompent pas et leurs gémissements m'horripilent. Puisses-tu les faire taire une bonne fois pour toutes !

― Pour toutes les fois où vous avez mis un terme à leurs hurlements de souffrance tandis qu'ils mourraient empalés sur votre ordre ! Oh, Vlad, ces morts sont les victimes de votre tyrannie et ce sont là mes seuls amis !

Cneajna s'était relevée avec fureur ; le chagrin et la colère se dispu-taient les traits fins de son visage.

― Je suis réelle, Vlad, murmura-t-elle froidement. Et ces morts qui vagissent et qui hantent les murs de ce château le sont aussi. Mais qu'est-il advenu de vous ? Vous paraissez vivant et pourtant je ne perçois pas votre cœur vibrer dans votre poitrine, et votre peau, il me semble, est aussi livide, aussi glacée que la mienne. Mon Dieu, quel monstre êtes-vous devenu ?

Vlad s'était levé à son tour et dévisageait à présent son ancienne épouse avec consternation. Au loin, très loin, perdu au cœur même de la forêt des Carpates, des loups choisirent cet instant pour hurler à la mort. Leur chant lupin résonnait, sinistre, contre les pentes obscures des puis-santes montagnes – c'était une plainte sanglante et passionnée, emplie de désolation, à laquelle les soupirs des spectres alentour faisaient lugubrement écho.

― Tu as tes enfants de la nuit, j'ai désormais les miens, souffla Vlad l'oreille tendue, le cœur troublé par ce soudain requiem nocturne.

 

 

A propos de ce livre :

 

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- Site de l'éditeur : http://www.editionsdupetitcaveau.com/

 

 

(Copyright éditions Le Petit Caveau / Malaïka Macumi , extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)