Noir
Titre original: Noir
Genre: Thriller-Polar
Année: 2008
Pays d'origine: États-Unis
Editeur: Seuil
Collection: Fiction et copagnie
Auteur: Robert Coover
 

Pendant une bonne partie de ma lecture, ce roman m'a posé un problème. Il y a tout d'abord cette narration à la deuxième personne du singulier, petit maniérisme littéraire qui a tendance à très vite m'agacer. Et puis cette structure complètement éclatée, qui me semblait aussi mal maîtrisée que pompeuse. Et enfin, cette volonté, affichée dès le titre du roman, de revisiter de manière finale le genre du « roman de détective », entreprise qui me paraissait, encore une fois, emplie de vanité, surtout lorsque l'on sait qu'elle a déjà été menée de nombreuses fois, que ce soit par le génial « Pulp » du tout aussi génial Charles Bukowski, ou par l'un peu moins géniale série des Dirk Gently par Douglas Adams.

 

Mais avant d'aller plus loin dans mon avis personnel, venons-en à l'histoire proposée ici par Robert Coover.

Phil M. Noir est détective privé, et se pare de tous les attributs nécessaires à la fonction : chapeau, imperméable, tendance à l'alcoolisme, secrétaire-nounou, amertume blasée vis-à-vis du monde, accointances et haines tant chez les flics que chez les criminels, et forte propension à imaginer toutes les femmes dans son lit.

Ce personnage que la vie ennuie se retrouve pris dans les mailles d'un filet qui, très vite, s'avère être bien plus étendu qu'il ne l'avait cru au départ : la mort d'une de ses clientes, une femme sublime qui était venu voir Noir pour qu'il enquête sur le meurtre de son riche époux, soulève en effet de plus en plus de questions à mesure que l'enquête avance, charriant dans son sillage les noms de certains des plus grands mafieux de la ville, ainsi qu'un passé de plus en plus trouble derrière la veuve assassinée.

Et ce trouble va s'étendre, rapidement, à toutes les facettes de ce livre, jusqu'à empoisser les mains du lecteur qui le tient.

En effet, la structure choisie par Coover a de quoi intriguer, et même rebuter les moins habitués à la littérature expérimentale : dès le début, et jusqu'à la fin, il est très souvent difficile (voire impossible dans bien des cas) de situer chronologiquement les scènes les unes par rapport aux autres. Les flashbacks sont incessants, s'imbriquent les uns dans les autres comme des poupées russes, et ce que vous venez de lire en page 42 se trouve peut-être bien, chronologiquement, entre des évènements dévoilés en page 187 et en page 74. Par exemple.

De plus, de nombreux évènements se produisent plusieurs fois, telles ces agressions anonymes que Noir subit par trois fois au fond d'une ruelle nocturne, et qui le laisse évanoui pour la nuit, immanquablement. De même, les personnages se confondent parfois en une masse de noms et de silhouettes dont il devient difficile de tirer des rôles et des liens précis. Très vite, on se perd complètement dans ce roman, sans moyen de vraiment comprendre les tenants et les aboutissants de l'intrigue.

 

Et c'est là que le délice de cette lecture commence, et que mes doutes initiaux se sont évaporés.

Parce que, commençons-nous alors à comprendre, si nous nous perdons dans ces paragraphes emmêlés, ce n'est pas par idiotie de notre part ou par incompétence de la part de Robert Coover. C'est justement parce que celui-ci se dévoile être un grand écrivain. Et que nos errances de lecteurs ne sont que le reflet des errances d'homme de Noir, ce détective las, qui ne comprend plus bien l'intérêt à sa vie, et qui semble incapable de s'extraire d'une ville qu'il traite tantôt comme une amante, tantôt comme une ennemie.

Cette ville sans nom ni localisation (tout comme le roman n'a ni époque annoncée ni époque suggérée) est d'ailleurs le deuxième personnage du livre. Ou peut-être même le premier. Ses rues semblent changer de place d'une nuit à l'autre. Ses mêmes habitants se suicident plusieurs fois. Ou aucune, selon les témoignages. Ses limites sont changeantes, contradictoires. Sa population n'est qu'un ramassis de dégénérés haïssables et haineux. Les seuls refuges sûrs à ce bitume prédateur, toujours nocturne, froid et humide, semblent être l'alcool et les lieux où on en vend.

Ici, la ville, quelle qu'elle soit, est une prison, autant qu'une maison. Elle est la vie de Noir, l'incarnation de ses errances physiques et morales. Et donc, également, le terrain de celles du lecteur. Qui, pour le comprendre et l'apprécier, doit réussir à refuser l'un des présupposés de base de la littérature policière : ici, il n'est pas question de comprendre l'intrigue. Il n'est même plus question, à partir de la moitié du livre, de même penser à la comprendre. Il n'est plus question que d'écriture, de désespoir, et de béton sale. Et peu importe, au fond, qui a tué qui. Arrivé à la toute fin du livre, plus personne, de Noir ou du lecteur, ne s'en souciera encore vraiment.

 

L'écriture de Coover, une fois l'agacement initial passé, se révèle magistral (et magistralement traduite). Certains passages, comme la longue fuite de Noir dans des souterrains clandestins obscurs et étroits, prennent la forme de catharsis littéraires à la limite du fantastique, des plongées dans les recoins les plus sombres de l'esprit humain ordinaire. Les recoins désespérés, sans but, sans foi.

Parfois drôle, souvent vulgaire, toujours maîtrisé même s'il n'en a pas l'air, ce roman est unique. Difficile d'accès, sans aucun doute. Apprécier « Noir » nécessite d'y croire, de passer les débuts déstabilisants de ce seul et unique chapitre composant le livre, et de faire des efforts qu'on est en droit de ne pas vouloir fournir.

Un roman prétentieux, à coup sûr. Mais à raison. Parce qu'ici, nous ne sommes plus dans le divertissement habituellement proposé par ces livres de détective au charme toujours identique. Tous les codes sont là, bien alignés, mais ce qui en naît n'a rien à voir avec ce à quoi l'amateur s'est habitué. Coover ne réinvente pas le roman noir. Il ne se moque d'aucune de ses règles, d'aucun de ses automatismes. Non. Ce qu'il fait ici au roman noir, c'est lui offrir l'un de ses représentants les plus audacieux et les riches. Un livre qui parle de la nuit, de la ville, de la fin de l'espoir, et du retour ou non de celui-ci. Tout ça avec un imperméable, une haleine qui sent l'alcool et l'odeur de la poudre dans l'air.

Grand livre. Pour ceux qui arriveront à le lire.

 

Note : 9/10

 

Vincent

 

A propos de ce livre :

 

- Site de l'éditeur : http://www.seuil.com/

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