Ange de Marseille, L'

 

Editeur : Editions Sombres Rets

Collection : Aucune

Auteur : Cyril Carau

Date de sortie : 2008

Nbre de pages : 190

 

 

On n'avait pas bonne mine, ça non. Avec ce qu'ils nous avaient mis dans la tronche. Ah ! les fumiers ! Ils n'y étaient pas allés de mains mortes ! Question service, c'était copieux... on s'en prenait plein le ventre et plein la gueule ! Mais pour ce qui était du décor, au commissariat central on faisait plutôt dans le rustique, voire le merdique. Et puis ça schlinguait le renard faisandé dans cette geôle.

Lorsque certains de nos clients, qui avaient séjourné ici, nous disaient que le sous-sol de l'Évêché datait du néolithique, moi je rigolais en disant qu'ils avaient tort. "Enfin mon gars, tu te trompes, ça date pas de la préhistoire, juste du Moyen-Âge !" La vache ! en y repensant, cette vanne ne me faisait plus rire, mais alors plus du tout. La moisissure rongeait les murs et les bancs qui nous explosaient le fion tellement ils étaient durs, pendant que des cafards essayaient de coloniser nos jambes. Sans même parler de l'aspect sinistre dû au manque de lumière. J'avais mal, j'avais soif, j'avais les nerfs.

Après notre arrestation, nous avions été conduits au commissariat de Périer. Là, on avait appris que le Boursicot avait été amené à l'hôpital saint-Jo. Cette raclure n'avait rien, Robert l'avait à peine calotté, fatche de con ! Et voilà que le planton de service nous avait zyeuté comme si on était des tueurs en série ! Du coup ça n'avait pas traîné, direction l'Evêché. Une fois arrivés, on avait attendu je ne sais combien d'heures, enchaînés à un anneau, avant d'être interrogés séparément par l'O.P.J., l'officier de police judiciaire.

J'ignore pourquoi, mais on n'avait pas dû être convaincants, misère ! Illico presto direction les geôles. Les keufs n'avaient pas fait dans la dentelle. Fouille complète. Oui, COM-PLÈ-TE... avec touché rectal ! Comme si on avait l'habitude de cacher des trucs dans notre tuyauterie interne. Sans déconner, j'ai bien cru que le frisé avait appelé des copains ; jamais vu des doigts aussi gros, une paluche de grizzly. Je ne suis pas craintif de nature, mais je tiens à mon intimité, diantre ! J'ai serré les dents. Robert, lui, non, il est parfois sanguin mon ami... il les a traités de gestapistes. Erreur ! ça a dû leur rappeler de mauvais souvenirs aux flics. Vel' div et autres convois vers Drancy. D'ailleurs c't'inculé d'O.P.J. avait un petit air de René Bousquet, celui du grand connard de bourge au regard méprisant. Le genre de type qui fascine les rombières du sud ouest pleines de thunes et les Mitterrand.

Du coup, au lieu d'être dans des cellules individuelles, ils nous avaient foutus dans celle des VIP. Very Important Person... enfin presque, il y avait là deux clodos qui s'étaient vomis et chiés dessus, un travelo sur le visage duquel toute les calamités de la Terre avaient élu domicile, et un gognol pur jus. Un phénomène lui, un champion du monde toutes débileries confondues ! À six là-dedans, ce fut l'enfer ! On se croyait dans une sorte d'alambic géant distillant des gouttes d'humiliation. Dieu que j'avais soif, dans cette cambuse !

Tous étaient victimes d'erreur judiciaire, comme nous. Les poivrots avaient été ramassés pour ivresse sur la voix publique et se trouvaient en dégrisement. Même si je les trouvais crédibles lorsqu'ils disaient ne pas avoir picolé plus que raison... bonjour l'odeur ! Jusqu'aux cafards qui ne les approchaient pas tellement ils refoulaient ! On s'était, dans un glissement spontané, éloignés d'eux. Mais l'étroitesse de la cellule ne nous laissait guère de latitude, dans cette promiscuité forcée. Surtout que je ne tenais pas particulièrement à me coller au travelo. Robert, lui, se farcissait les délires mythomaniaques du gognol. Il avait un physique proprement affreux : vérolé, avec une tête énorme, des cheveux blonds filasses, clairsemés, il louchait légèrement et parlait avec une grosse voix bourrue. De taille moyenne, son gros ventre et ses petites jambes lui conféraient l'aspect d'un nain qui aurait grandi trop vite. Un T-shirt rouge élimé et un bermuda vert finissaient de l'assassiner esthétiquement. Le spécimen, donc, nous expliquait, sans sourciller et avec le plus grand des sérieux, qu'on l'avait emmené ici à la suite d'un concours de circonstances qui, d'après lui, nous ferait crier à l'injustice. Car il ne doutait de rien, le bonhomme. C'était un sex-symbol. Il y pouvait nibe ; c'était dans sa nature. Il plaisait aux femmes. À toutes, sans distinction, il avait ça dans le sang... il suffisait qu'elles le voient, qu'elles l'entendent parler, qu'elles passent quelques instants avec lui et elles en tombaient raides dingues amoureuses, ou du moins folles de désir. Ce matin, alors qu'il faisait son jogging au parc Borely - car ce petit gros était soi-disant accro au sport et prenait soin de lui... un des secrets de son succès - il avait emballé une mère et sa fille. Les deux pour le prix d'une... Irrésistible, le gars ! Il les avait bombardées et régalées comme jamais. Évidemment, ils n'avaient pas fait gaffe à l'heure et quand le mari (et père) les avait surpris, fou de colère, il avait tenté de tabasser notre spécimen. Bien sûr, le gognol avait éclaté le cocu. " Eh, défier un gars balèze comme moi, faut avoir perdu les pédales", nous dit le phénomène, triomphant. "Hélas ! j'y suis allé un peu fort, l'autre calu, voyant qu'il n'avait aucune chance contre moi, a voulu se venger sur sa femme. Eh ! je suis un gentleman, quand même ! J'ai dû lui allonger un gnon de trop. Mais c'était que justice, einh ? Et voilà que je me retrouve au trou maintenant. (Avec des gestes nerveux de la main, il ponctua ses paroles :) Allez faire du bien aux gens, après ça ! Putain ! De quoi vous dégoûter d'aimer votre prochain !"

Un des ivrognes lui dit qu'il n'y avait rien à attendre de dégun. Et que ça l'étonnait pas... « Fais du bien à Bertrand et il te le rendra en caguant ! » conclut-il, avec toute la sagesse que l'ivresse lui procurait. Moi, je me croyais en pleine cession de l'Académie des Cons et, du coup, je me mis à gamberger... Dans quel film ou livre (non, pas un livre, le gognol ne lit pas !) j'avais pu voir une situation identique ? Le trav' me colla alors d'un peu plus près et me susurra à l'oreille :

- C'est vrai que l'autre monsieur, là, ne manque pas de charme, mais je vous trouve bien plus séduisant.

Il y a des jours comme ça, mama mia, où l'on aimerait se trouver ailleurs ou du moins aveugle et sourd à son entourage ! Avec Robert, on s'était regardés comme deux ronds de flan, ça avait suffit ! Pas de commentaires, tout était dit.

 

 

 

A propos de cet extrait :

 

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(Copyright Editions Sombres Rets / Cyril Carau, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)