Loi du Désert, La

 

Editeur : Editions du Riez

Collection : Brumes étranges

Auteur : Franck Ferric

Date de sortie : 15 septembre 2009

Nbre de pages : 292

 

 

Soufflant dans l'air tiède une bouffée de sa cigarette, Raul cachète son enveloppe de papier jaune et la dépose sur le bureau de l'officier des postes.

 

Tassé sur son siège comme un vieux, le fonctionnaire au crâne nu emperlé de sueur ne prend même pas la peine de bouger un œil pour accompagner son merci, au revoir d'automate. C'est qu'à onze heures du matin, la terre est si chaude que remuer le moindre muscle demande un effort colossal. Raul le sait, comme tout le monde le sait, et c'est pour cela qu'il a précisément choisi de se rendre à ce moment au bureau des postes du quartier 18 de Salina Cruz : à cette heure les gens restent chez eux, à l'ombre de leurs cabanes de tôles et de béton, attendant que le soleil fasse sa route un peu plus loin vers l'horizon. C'est l'heure où la ville se fige, silencieuse et érodée, pareille à une statue de sel dans les vapeurs d'un hypocauste.

Il espère que sa lettre saura trouver son frère, parti dans les marches du nord pour défendre la république en servant durant cinq années, ainsi que tous les hommes atteignant vingt ans, dans l'armée civile de Salina. Il ne l'a pas vu depuis sa dernière permission, il y a six mois. Six mois que l'armée a passés à sécuriser les routes contre les pillards qui guettent les convois pour les dépouiller. Mais surtout, six longs mois passés à repousser ces infects blafards qui sortent de terre pour prendre les paysans et les vagabonds et les emporter dans leurs galeries pour les dévorer, ou qui sait quoi encore ?

Dans les histoires que leur mère leur racontait lorsqu'ils étaient gamins, les blafards n'étaient rien d'autre que des croquemitaines, des ogres chétifs et albinos qui vivaient sous le désert et qui, parfois, réussissaient à attraper un berger dont on ne retrouvait que les os décharnés.

Mais les temps ont tourné et maintenant, les blafards forment des raids, rasent des villages et arrivent même parfois à s'infiltrer dans les cités.

Certains même disent en avoir vu ici, à Salina.

Alors, dans l'espoir de les repérer plus facilement, on dépense des fortunes pour aligner des lampadaires à gaz le long des rues, autour des bâtiments importants et des portes de la cité. Car les flammes ne les aiment pas : à proximité d'un blafard, tout feu, quel qu'il soit, devient trop intense, se tasse et se consume comme sous l'effet d'un vent qui n'existe pas. Même sa chaleur n'est pas aussi forte en leur présence.


Le postier chauve se racle la gorge en s'essuyant le front. Raul tire sur son mégot et tourne les talons. Ses pas tonnent avec un son mat sur le sol de poussière. De l'autre côté de la rue, à l'ombre du porche d'un bar déclassé, il voit un petit vieux avachi dans un siège en bois blanc agiter ses bras maigres pour s'éventer à l'aide d'un journal.

Un journal.

Sur la une, Raul parvient à lire les gros titres. Ils parlent des nouvelles élections au Syndicat du Rail, de la construction du tramway qui s'achèvera dans le centre-ville d'ici deux mois tout au plus et des victoires de l'armée civile contre les pillards au nord de Tres Caminos.

Et avec, comme toujours en dernière page, la liste des soldats tombés au combat.

Il déteste cette liste. Il ne la lit que parce que sa mère et sa sœur en sont incapables et qu'elles ne peuvent supporter le doute. Il la déteste parce qu'il redoute d'y voir un jour le nom de son frère, ainsi que ce le fut autrefois pour celui de son père. Mais aussi parce qu'il sait que lorsque viendra pour lui le temps d'intégrer l'armée civile, une fois passés les deux ans qui le séparent de l'âge fatidique auquel les sages ont autrefois décidé qu'il fallait prendre les armes pour la cité, son nom à lui pourrait y être inscrit à son tour. Et qui, alors, le lira à sa mère ? Son frère, si lui-même en revient ? Ou bien un agent de l'administration républicaine ?


Toute cette ville le dégoûte. Ses ruines, qui malgré quinze ans de paix relative ne se résorbent qu'à la vitesse des plaies infectées. Ses règles édictées depuis si longtemps que plus personne ne semble vouloir les remettre en cause. Ses habitants sourds aux cris de révolte et aveugles aux manœuvres des syndicats et qui acceptent tout, jusqu'au pire, avec la résignation des esclaves ou la béatitude des innocents. Les syndicats, ces organisations corporatistes et fortunées qui travaillent à l'accroissement de leur influence sur les quartiers dans l'espoir qu'au moment d'élire celui qui prendra place au sommet de la tour du Capitole, les citoyens pouvant payer le cens nécessaire nommeront un homme issu de leurs rangs. Ainsi œuvrent le tout-puissant Syndicat du Rail, initiateur de nombreuses expropriations, chargé de la construction du tramway dans le centre-ville ; le Syndicat du Charbon et des Mines, gardien des énergies de la cité et de leur approvisionnement ; celui des Jeux et Plaisirs, maître de l'humeur du peuple qui a la main sur les fumeries, les courses de chiens, les bordels et les boîtes à paris. Et d'autres moins importants, qui ne sont aux yeux de Raul qu'organisations de brigands qui écrasent de leur sabot de fer et à coup d'édits ceux dont ils sont censés assurer le bien-être et la sécurité.

Mais plus que tout, il la déteste car il sait qu'il y est né, qu'il y a grandi et qu'il y mourra. Parce qu'à part Salina, il n'y a que la poussière du désert. Et au-delà du désert, d'autres cités qui comme Salina ne doivent leur survie qu'à la hauteur de leurs murailles.

Pourtant, ici, dans les bas-fonds de Salina, il en est qui grognent, qui aiguisent leurs couteaux, qui remplissent de petits barils de poudre noire et de pétrole. Lorsqu'il y pense, le cœur de Raul s'emballe. La poudre et le pétrole.

Oui. Mais pas tout de suite.

Raul jette son mégot sur le sol, crache un morceau de tabac et sort du bureau des postes.

 

 

A propos de cet extrait :

 

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(Copyright Editions du Riez / Franck Ferric, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)