Excalibur ou l'aurore du royaume

 

Editeur : Le Pré aux Clercs

Auteurs : Claudine Glot et Marc Nagels

Date de sortie : 05 novembre 2009

Nbre de pages : 312

 

 

Chapitre I


Où l'on voit la Bretagne accablée de tous les maux sous les coups des Pictes et les Saxons. Où les justes périssent de la main des traîtres et où s'étend partout la tyrannie. Où même les oppresseurs s'entredéchirent.


Comme un long cri de peur charrié par des vents mauvais, la nouvelle s'était répandue à travers l'île de Bretagne. Paysans et nobles découvraient dans une même terreur que, dans les terres du Nord, les pirates saxons avaient repris leurs attaques, avec le cortège habituel de fermes incendiées, de paysans massacrés. Un désespoir mêlé de fatalisme gagnait les habitants de l'île de Bretagne ; même jadis, quand ils étaient mieux armés et mieux entraînés, ils n'avaient jamais su opposer un front commun à leurs ennemis. Seules les légions romaines, en ces temps lointains que les bardes célébraient dans les veillées arrosées de bière et d'hydromel, avaient réussi à repousser les attaques conjuguées des Pictes d'Écosse, des Scots d'Irlande et des pirates de Germanie. Mais Rome se survivait à peine, toute gloire anéantie dans les ruines de ses palais. Malgré les appels pressants des Bretons, les soldats vêtus de cuir et de bronze n'étaient pas revenus défendre l'île.

Seuls subsistaient deux remparts entre la population de Bretagne et la servitude ou l'anéantissement promis par les envahisseurs. Une muraille de pierre d'abord, loin vers le Nord, ouvrage immense bâti d'une mer à l'autre. Le Mur. Il avait longtemps maintenu les assauts des Pictes. Mais, ses portes enfoncées, ses fortins abattus, les créneaux du chemin de ronde jeté à bas, la frontière de pierre cédait peu à peu devant des hordes de petits hommes à la peau mate, dont quelques-uns arboraient encore des motifs ancestraux peints sur leur peau en bleu indigo. Tenter de relever les fortifications, c'était peine perdue, les Pictes en viendraient à bout tout aussi bien.


L'autre rempart ? Un vieil homme obstiné, l'archevêque Guéthelin. À maintes reprises durant les dernières décennies, il avait parcouru l'île pour en rassembler les forces. Les Bretons se rappelaient le discours qui avait dressé leurs pères face à l'ennemi :

- Vous étiez de simples paysans et vous aviez des guerriers pour vous défendre. Les guerriers ne reviendront pas, mais d'un paysan peut naître un guerrier, un guerrier peut donner le jour à un paysan sans que jamais l'un ou l'autre ne perde sa qualité d'homme. Vous êtes des hommes, alors conduisez-vous en hommes, et priez pour trouver le courage de défendre votre liberté.

Cent fois, après son passage, des paysans s'étaient armés ; mais leurs pauvres victoires n'étaient jamais définitives. Chaque hiver ramenait les pillards du Nord, chaque automne les Pictes s'abattaient comme des volées de corbeaux sur des récoltes d'autant plus appréciables qu'ils ne les avaient pas cultivées. Quant aux Scots de l'île d'Irlande, aussi loin que la mémoire s'en souvienne, ils attaquaient n'importe quand, pleins d'une folie guerrière dont même leurs alliés se méfiaient.


L'âge avait sapé l'ardeur de l'indomptable homme d'Église. Il s'était retiré dans un ermitage loin des fureurs du monde. Les messages que lui apportaient des cavaliers exténués, épouvantés par trop de visions macabres le long de leur chemin, finirent par le tirer de sa retraite. Des corps sur le sable souillé, la mer rougie de flaques de sang, des cadavres mutilés exhibés comme de sinistres avertissements, les filles et les garçons enlevés pour en faire des esclaves. Les routes étaient encombrées de fuyards, les vieillards abandonnés dans les ruines...

L'archevêque appela auprès de lui, à Wincestre, les nobles qu'il savait capables de résister et des prêtres dont il appréciait les avis.

- Nos assaillants ont déjà pénétré fort avant dans les terres. Le temps n'est plus où nous pouvions espérer vaincre par les armes, commença-t-il. Incapables de se battre, nos hommes se lamentent : « La mer nous rejette aux barbares, les barbares nous rejettent à la mer, nous n'avons qu'un seul choix, périr égorgés ou noyés », gémissent-ils.

En quelques mots, il avait résumé la pénurie en combattants, en armes, la faiblesse de la population, son manque de volonté.

- Les moutons sont plus énergiques face aux loups, acheva-t-il.

Après avoir sollicité les avis de ses compagnons, il reprit la parole :

- Rome la Grande n'est plus. L'Empire qui subsiste, loin vers l'Orient, ne nous sera d'aucun secours. Nous n'avons pas de chef capable de raviver nos courages défaillants, d'organiser les forces qui subsistent en ce pays. Mon temps est passé, je ne peux plus vous guider. Mais comment vous abandonner dans les temps ténébreux que vous vivez ? J'ai longuement réfléchi, j'ai prié, et j'ai aperçu une lueur d'espoir de l'autre côté de la mer bretonne. Dans ces terres d'Armorique, nombre de nos aïeux ont fait souche, et s'ils ont appelé leur pays Petite Bretagne, c'est en souvenir de notre île.

Dans l'auditoire silencieux, l'accablement semblait déjà moins profond.

- Nos parents d'Armorique ne sont pas écrasés par le sort. Seraient-ils coupables de moins de péchés que nous ? Dieu les aimerait-il moins que nous, puisqu'il ne leur envoie pas les mêmes épreuves ? Nulle invasion n'assaille leurs rivages, ils ne connaissent ni l'exil ni la faim. Dès aujourd'hui, faisons voile vers eux pour demander à Audraon, leur roi, de devenir notre souverain. »

Une nuit et une journée de traversée, quelques heures de chevauchée à travers une campagne paisible où paissaient de vastes troupeaux, et le cortège arriva à l'entrée de la place forte du souverain armoricain. Bâti sur la colline choisie, des siècles auparavant, par leurs ancêtres venus de l'est, le château abritait derrière sa première enceinte un village où des forgerons et des menuisiers s'affairaient à la fabrication d'armes et de pièces d'armures. Au pied des murs fortifiés, un groupe de jeunes gens s'exerçait à manier l'épée et le javelot. Devant la porte armée de fer qui s'ouvrait dans la deuxième enceinte, des cavaliers attendaient l'archevêque pour le conduire, avec les honneurs dus à sa charge et à son rang, jusqu'au palais où l'attendait le roi.

Guéthelin entama aussitôt son plaidoyer :

- Tes ancêtres régnaient sur les deux royaumes bretons, le tien et celui où je vis. L'Armorique a su conserver force et énergie, l'île de Bretagne succombe sous les attaques barbares. Nous nous sommes aveuglément confiés à Rome. Nous lui avons laissé le soin de nous défendre jusqu'à en perdre l'usage des armes. À maintes reprises nous lui avons confié nos meilleurs guerriers : ils ont trouvé dans l'armée romaine la gloire ou le trépas, jamais ils ne sont revenus vers l'île de leurs pères. Audraon, au nom de nos ancêtres communs, accepte la couronne de l'île de Bretagne et prends en charge son peuple qui souffre.

Audraon était un guerrier et un paysan. Sa réponse fut dénuée de toute ambiguïté :

- Au début de mon règne, j'aurais accepté ta demande avec fierté. La Bretagne était alors une terre riche et bien organisée, et des hommes la gouvernaient. Mais aujourd'hui, qu'en ferais-je ? Tu l'as dit, vous avez trop cru en Rome. Elle vous a asservis jusque dans son absence, et vous ne parvenez pas à vous débarrasser de son ombre. Qui voudrait d'un royaume ruiné, dont l'esprit est toujours en esclavage ? Ce ne sont pas les envahisseurs qui me font peur, ce sont les Bretons eux-mêmes. L'Armorique est restée libre, malgré les potentats voisins qui espèrent toujours s'en emparer. Mes armées les tiennent à distance et si je veux préserver mon indépendance, je dois me consacrer à sa défense.

Guéthelin tenta une ultime supplique, en appelant à la pitié d'Audraon. Accompagné de ses barons, le roi se retira. L'attente des Bretons fut brève. Audraon revint vers eux ; un homme jeune, qui lui ressemblait trait pour trait, marchait à ses côtés.

- Tu dis, avec raison, que mes ancêtres m'ont légué des droits sur l'île de Bretagne. J'y ai renoncé. Ils m'ont aussi laissé des devoirs envers son peuple. À ceux-ci, je ne peux faire défaut.

- Tu acceptes la couronne ?

- Je te le répète, je n'en veux pas. Mais voici mon frère Constantin. Si je n'avais été l'aîné, il aurait fait un parfait souverain pour l'Armorique. Il connaît les finesses du gouvernement, il sait négocier, c'est un brillant guerrier, le meilleur d'entre nous peut-être. Je te le confie, archevêque. Il va repartir avec toi et avec les deux mille guerriers que je lui donne. S'il parvient à libérer l'île, il en sera le roi. Sinon...

Audraon ne termina pas sa phrase. Constantin s'était avancé, la main sur la garde de son épée :

- Je libèrerai l'île et je deviendrai son roi. Que nul ici n'ose en douter !

Il ne fallut que quelques jours aux guerriers choisis par Audraon et Constantin pour gagner la côte armoricaine et franchir la mer bretonne. Dans sa générosité, le roi leur avait fourni des navires. Constantin nota avec satisfaction que les vents et le soleil étaient de leur côté. À quoi Guéthelin répliqua :

- Dieu est avec nous, mon fils !

Les présages avaient dit vrai. Après une rapide réorganisation des défenses de l'île et la levée, en nombre satisfaisant, d'homme jeunes immédiatement soumis au rude entraînement des guerriers d'Armorique, Norvégiens et Danois, Scots et Pictes apprirent le goût de la défaite ; l'île de Bretagne n'était plus une proie offerte. Ils se replièrent, les uns sur leurs terres, les autres sur les côtes de Germanie, attendant des temps meilleurs pour fondre à nouveau sur leur victime favorite.


Après plusieurs mois passés dans la paix retrouvée, les chefs bretons se réunirent en assemblée à Calleva. Le plus âgé d'entre eux proposa, sous les acclamations, de couronner Constantin sans attendre. Précédé des brillantes enseignes héritées de Rome, l'imposant cortège de guerriers à cheval, vêtus de cuir et de métal, arborant d'antiques casques en bronze, arriva au palais sous un soleil éclatant. Constantin les attendait, flanqué de Guéthelin. La cérémonie eut lieu aussitôt, face au peuple.


La Bretagne retrouvait sa prospérité. Il ne manquait qu'une reine pour assurer l'équilibre du royaume. Guéthelin voulut pour la dernière fois prendre en main la destinée de l'île. Avant de mourir, il désigna l'une de ses filleules, née dans une des familles romaines qui n'avaient pas quitté le pays avec les légions. Il fit promettre au couple royal de donner son premier fils à Dieu.

- Et si c'est le seul, et si les autres ne survivent pas ? s'insurgea le roi.

- Alors Dieu le rendra à son peuple, et il montera sur le trône ! assura le vieillard.

Constantin et son épouse eurent trois fils. Après la naissance de Constant, ils attendirent cinq ans un deuxième héritier, que son père prénomma Pendragon, par fidélité à une tradition ancestrale. Car un dragon rouge, c'était connu, veillait sur la famille royale, tapi dans les profondeurs de la terre depuis les temps légendaires où il avait été asservi par le roi Llud. L'année suivante, leur troisième fils reçut le nom d'Uther. Le jour de ses sept ans, Constant quitta ses parents pour l'abbaye de Wincestre où il allait apprendre la vie monastique. Son destin semblait tout tracé : il entrerait dans les ordres, et sa haute naissance ferait de lui un archevêque, sans doute le primat de Bretagne.


Les années passèrent. Le roi avait depuis longtemps fait la paix avec ses anciens ennemis, et si les Scots se rendaient rarement à la cour, les Pictes y étaient nombreux. Certains accédaient même à de hautes fonctions. Aussi est-ce sans surprise que Constantin vit revenir un de ses anciens serviteurs, un chef picte qui l'avait quitté pour prendre la tête de son clan. L'homme avait accompli un long voyage jusqu'à Calleva pour prévenir le roi qu'un complot se tramait parmi les tribus d'Écosse. Il tenait à parler à Constantin loin de tout témoin. Le roi l'entraîna dans les jardins du palais, au cœur d'un labyrinthe végétal qu'il affectionnait. À peine étaient-ils assis que le Picte tira de sa manche une dague qu'il plongea, d'un geste précis, dans le cœur de Constantin qui s'écroula en silence. Lorsque des gardes découvrirent le corps du roi, le meurtrier avait depuis longtemps disparu. Toute la noblesse de l'Île de Bretagne se pressa aux funérailles du roi. Les Pictes s'empressèrent d'honorer la mémoire du défunt, châtiant impitoyablement ceux qui avaient pris part à l'assassinat. Pour la cérémonie funèbre, Constant eut le droit de se joindre à sa famille. Pâle et grave dans sa coule de bure brune, le jeune homme semblait moins affligé de la mort d'un père qu'il n'avait pas revu depuis des années, que mal à l'aise dans cette cour où il n'avait plus sa place. Nulle chaleur ne présida à ses brèves retrouvailles avec sa mère. Il ne manifesta pas plus de tendresse envers ses frères qu'il avait quittés encore au berceau.

À peine Constantin confié à la terre de son royaume, les ambitions des princes, des prélats et des guerriers commencèrent à ébranler l'équilibre que le défunt roi avait construit avec opiniâtreté. Quelques grands du royaume soutenaient les petits princes héritiers, Pendragon et Uther ; d'autres, beaucoup plus nombreux, ne protégeaient que leurs intérêts personnels. Vortigern, l'un des plus ambitieux parmi les chefs bretons, attendait depuis longtemps son heure. Constantin, qui se méfiait de lui, mais ne pouvait se passer du soutien de ses troupes, lui avait accordé la haute fonction de sénéchal, sans jamais cesser de contrôler ses actions. Vortigern était intelligent, courageux, bon meneur de troupes, juste avec ses hommes, généreux aussi. Autant de qualités qui masquaient une soif de pouvoir, une avidité d'honneurs, un manque de loyauté prêts à se manifester si les circonstances s'y prêtaient. Il pouvait être l'homme de tous les dévouements et de tous les reniements. Il avait honnêtement servi son roi, sans négliger d'en tirer le meilleur profit. Il sentait maintenant le pouvoir à portée de sa main.

Pendant que, à Calleva, se déroulaient assemblées officielles et conciliabules officieux, Vortigern fit seller son cheval et partit, seul, vers Wincestre. Constant attendait des nouvelles de la succession. Passés les premiers mois de découverte, il avait vite compris qu'il n'était pas né pour la vie au monastère. Dépourvu de la force de caractère suffisante pour affronter son père, sans amis ni appuis, il ne voyait pourtant aucune alternative à son sort. Au fond de lui-même, il gardait le douloureux regret du royaume et le désir la couronne dont on l'avait privé. Il s'était résigné à devenir un prince de l'Église mais, durant ces heures de deuil, il ne savait plus quel chemin choisir, et Dieu restait sourd à ses prières.

Le jeune moine reçut Vortigern avec empressement. Sans attendre, le sénéchal lui affirma que son pays avait besoin de lui. Comme le sénéchal l'avait pressenti, Constant n'était que trop disposé à l'écouter. Pour la forme, il protesta de son attachement à l'Église. Vortigern fit habilement valoir que son sacrifice était nécessaire ; Dieu lui-même ne pourrait lui reprocher de quitter la douce vie monastique pour le périlleux métier de roi. Il ajouta, dernière habileté, dernier mensonge, qu'il n'était que le porte-parole du peuple, bien décidé à arracher le futur roi à son monastère.

Constant n'opposa qu'une molle résistance à un discours qui flattait ses ambitions secrètes et le délivrait de tout scrupule. À Calleva, où Vortigern l'avait promptement ramené, le prince découvrit que les prêtres n'étaient pas aussi conciliants que l'avait affirmé le sénéchal. Mais le sort en était jeté. Le jour du couronnement, Vortigern ceignit lui-même le front du roi de la couronne. Aucun prélat n'avait accepté d'accomplir un geste que tous jugeaient sacrilège.

La première décision du roi Constant fut de confirmer Vortigern dans ses fonctions. Le triomphe du sénéchal ne faisait que commencer. Très vite, Constant comprit qu'il n'avait pas été préparé à la double fonction de roi et de chef de guerre. Il n'était rien sans Vortigern. En moins d'une année, le sénéchal, tous les pouvoirs en main, avait fait du roi un fantoche vêtu de pourpre et d'or. Mais l'ambition de Vortigern ne se contenta pas longtemps d'une semi-royauté. Il lui pesait de donner le sentiment qu'il agissait au nom du roi. Le pauvre Constant apparaissait encore dans sa gloire dérisoire aux conseils royaux, aux réceptions des délégations étrangères, lors des fêtes. Alors, l'armée lui rendait les honneurs, les archevêques officiaient devant lui. Rapidement, même cela devint insupportable à Vortigern. Il lui fallait le trône, sa gloire devait éclater aux yeux du monde ! La faiblesse de Constant, la jeunesse de ses frères, le grand âge des hommes d'Église les plus influents, tout disait à Vortigern que son heure était arrivée. L'armée lui était soumise, puisqu'il avait pris soin de nommer ses hommes aux postes stratégiques. Il avait déjà associé son fils Vortimer à sa réussite. Oui, le temps était venu pour Constant de quitter la scène.

Vortigern voulait un règne exemplaire, qui ne s'enracine pas dans le sang d'un régicide. Il fit courir le bruit, relayé par ses partisans, que Constant regrettait son monastère, qu'il ne savait que prier, et le peuple baptisa l'infortuné souverain du surnom de Moine. Tout aussi sournoisement, les séides de Vortigern répandirent, dans les tavernes et sur les marchés, les preuves de l'incompétence du roi Moine. Moqueries, inquiétudes, critiques allaient bon train. Vortigern peaufinait son plan : le trésor était sous sa seule garde, les places fortes étaient tenues par ses hommes, les cités royales ne dépendaient que de lui. Tout le royaume connaissait son dévouement, son courage et la justesse de ses avis. Il avait même obtenu que Constant pardonne aux Pictes l'assassinat de son père et les intègre dans sa garde personnelle.

Le destin du jeune roi était scellé. Vortigern n'eut pas à l'organiser, tout juste le laissa-t-il advenir. Pendant que le sénéchal inspectait la frontière avec l'Écosse avec ses généraux, une flotte saxonne assaillit les côtes de Cornouailles. Les Saxons triomphèrent sans difficulté des armées de Constant, mal organisées, mal dirigées. Les pillages reprirent, advenant toujours, par un hasard bien malencontreux, en l'absence de Vortigern, envoyé en mission par le roi là où il n'y avait nul besoin de lui. Les pirates norvégiens rembarquaient avec une moisson d'objets précieux, de chevaux et de jeunes filles, laissant derrière eux des corps massacrés. Et le roi, à genoux, pleurait et implorait Dieu comme pour mieux justifier son surnom.

Vortigern reçut une délégation des grands du royaume, venus le supplier de prendre la place de ce Moine incapable de diriger son pays.

- Tu es le roi qu'il nous faut, prends en charge ce royaume qui a besoin de toi ! le suppliaient les sages vieillards.

- Notre épée, notre vie te sont acquises ! clamaient les jeunes guerriers.

Les prêtres rappelaient que les Romains, dans leur sagesse, affirmaient que la voix du peuple, c'est la voix de Dieu ; eux-mêmes s'inclineraient donc devant la volonté divine. Dans les campagnes, les sources et les arbres, consultés en secret, confirmaient que le chef providentiel était assurément Vortigern.

Malgré ces voix unanimes, le sénéchal se refusait à détrôner Constant.

- Mon honneur et ma fidélité lui sont engagés, jamais je ne porterai la main sur le roi que j'ai fait. Tant que Constant sera de ce monde, je ne serai jamais roi.

Tous ceux qui venaient supplier Vortigern de mettre fin au règne du lamentable Moine recevaient la même réponse, et l'on s'extasiait sur une si noble fidélité. Mais un groupe de Pictes ralliés à Vortigern l'interprétèrent à leur manière :

- Quel besoin avons-nous de Constant, ni vrai roi ni vrai moine ? Nos femmes se battent mieux que lui. Qu'il disparaisse, et nous sommes sauvés ! Le sénéchal lui-même nous a bien laissé entendre qu'il serait roi si Constant n'était pas là. Ou n'était plus là.


Tout alla très vite. Constant reçut en audience douze seigneurs Pictes en armure cloutée de bronze, avec leurs capes multicolores, leur chevelure tressée de plumes d'aigle de mer, une courte épée à la ceinture. En un instant, ils entourèrent l'estrade royale, le roi fut jeté à bas de son siège sculpté, les épées plongèrent et replongèrent dans son corps. Les gardes tentèrent, assez mollement il est vrai de protéger le souverain avant de courir chercher du secours. Quand le renfort arriva enfin, le roi gisait dans une flaque de sang au milieu de la salle déserte, le visage blanc, les jambes et les bras déjà glacés.

Vortigern, qui était à la chasse, arriva à la fin de la journée. Au milieu d'une forêt de cierges, le corps de Constant reposait dans la chapelle, veillé par les moines. Les habitants du palais et de la ville défilaient en silence au pied du défunt paré de ses habits royaux. Devant tous, Vortigern laissa éclater son chagrin : tout était de sa faute, proclamait-il, il n'avait pas veillé d'assez près sur le roi, il aurait dû être plus attentif aux rumeurs qui couraient... Puis il se ressaisit et jura sur le cadavre que ce crime ne resterait pas impuni.

Certains d'avoir accompli les désirs secrets de Vortigern, les meurtriers s'étaient prudemment dissimulés dans ses propres appartements. Lorsqu'il regagna sa chambre, tard dans la nuit, les douze l'attendaient. Ils pensaient se faire oublier quelque temps en exil, puis revenir profiter des récompenses que le sénéchal n'allait pas manquer de leur offrir. Vortigern appela immédiatement sa garde et fit saisir les assassins qui juraient de leur bonne foi. À l'aube, ils furent écartelés devant Vortigern impassible et les nobles satisfaits d'une si bonne justice.

Le lendemain, toute la cour réunie vit Vortigern poser lui-même sur son front la couronne que lui tendait son fils. Quelques prêtres dociles garantissaient la présence sacrée. Le nouveau roi convia ses partisans à un banquet fastueux qui se termina aux premiers rayons du soleil. Dans la nuit, les tuteurs de Pendragon et d'Uther avaient discrètement quitté le palais, emmenant les deux enfants. Malgré la comédie jouée par Vortigern, ils savaient que leurs pupilles deviendraient des obstacles à l'ambition du sénéchal et le paieraient de leur vie. Ils s'embarquèrent pour l'Armorique où le roi Budoc, qui avait succédé à Audraon, les accueillit comme les princes qu'ils étaient. « Je les éduquerai, les protégerai, et le jour venu, je les aiderai à reconquérir leur royaume », promit-il à l'escorte des deux orphelins.


Le temps passa. Les premières années du règne de Vortigern furent plutôt heureuses. Puis le vent tourna. De mauvaises récoltes, des impôts trop lourds pour une population sans ressources, une armée qui, comme un Moloch, dévorait des jeunes hommes toujours plus nombreux pour faire face aux menaces d'invasion renaissantes...

Les Bretons comprirent enfin qu'ils s'étaient donné un maître féroce, et que rien de bon ne naîtrait durant ce règne. Les chefs de tribus, les roitelets vassaux de Constantin, qui avaient un temps suivi Constant puis s'étaient ralliés à Vortigern, reprenaient les uns après les autres leur indépendance. Un roi qu'aucun prélat n'avait coiffé du diadème royal n'avait rien de légitime, prétextaient-ils et déjà ils organisaient des alliances contre le tyran. Les Pictes n'avaient jamais pardonné à Vortigern l'exécution ignominieuse de leur douze seigneurs. Ils reprirent leurs pillages, ceux-ci dégénérèrent en batailles sporadiques, puis vint la guerre.

Parmi les tueurs envoyés par Vortigern en Armorique, aucun n'était parvenu à exécuter les ordres du roi. Les fils de Constantin avaient grandi en force et en savoir et se préparaient à la reconquête de leur royaume. Budoc leur avait fourni des maîtres d'armes, ses généraux leur apprenaient l'art de la guerre, des lettrés leur faisaient connaître les lois, des historiens leur révélaient leur généalogie et la gloire de leur famille. Lui-même les guidait dans l'apprentissage du métier de roi.


Comme si le ciel n'avait pas été assez noir au-dessus de Vortigern, une flotte de vaisseaux longs et étroits vint accoster au sud-est de l'île. Ils déversèrent une foule de guerriers armés de riches épées. Les chefs arboraient des casques ornés d'or, masques aux traits presque humains avec d'épais sourcils de métal guilloché. Les hommes du Nord massacrèrent quelques poignées de villageois, simple démonstration de leur force, brûlèrent une ou deux églises et plantèrent sur les ruines des mâts de bois sculptés à l'effigie de leurs dieux.

Vortigern avait vieilli et perdu sa belle ardeur. Sans ses alliés, il savait son armée bien réduite. Il devait s'entendre avec les envahisseurs ou disparaître.

- Tout homme a son prix, je trouverai le leur ! affirma-t-il à ses conseillers épouvantés.

Une délégation arriva bientôt à la cour de Vortigern, des hommes venus des côtes de Germanie et de Norvège. Ils ne souhaitaient pas la guerre, mais la feraient s'ils ne recevaient pas de terres où s'installer. Ils voulaient aussi adorer librement leurs dieux. Hengist, leur chef, était prêt à conclure un pacte avec le roi Vortigern. Que celui-ci envoie un messager dès qu'il aurait pris sa décision. Mais que l'attente ne soit pas trop longue, conclut le porte-parole, tirant à moitié son épée de manière tout à fait éloquente.

Le roi ne perdit pas de temps. Hengist promit donc son aide à Vortigern aussi souvent qu'il la demanderait, en échange de domaines fertiles pour ses soldats. Il reçut une forteresse pour lui-même, une autre pour son frère Horsa. Vortigern avait tout accepté, même le culte des dieux païens. Il déclara vertueusement que Dieu avait envoyé les Saxons pour l'aider, et qu'il suivait la volonté du Tout-Puissant. Pour mieux sceller leur alliance, Hengist lui offrit comme épouse sa sœur, la belle Rowena. Et Vortigern commit l'imprudence qui lui aliéna ses derniers fidèles, il épousa tout ensemble la belle princesse et sa religion.

L'alliance avait été si rapidement conclue que les Pictes l'ignoraient. Avec une importante armée, ils entreprirent de ravager le nord de l'île. À la tête de quelques Bretons et de nombreux Saxons, Vortigern partit à la rencontre des petits hommes d'Écosse. L'affrontement fut d'une violence inhabituelle, même pour ce pays fréquemment dévasté par les guerres. Les Pictes lançaient troupes après troupes dans le combat, les Saxons les écrasaient inlassablement. Leur victoire fut éclatante.

Vortigern dépendait désormais entièrement de Hengist. Chaque attaque repoussée par les Saxons augmentait sa sujétion, aggravée par la passion que le roi vouait à sa jeune épouse qui maniait les charmes avec dextérité et les drogues de manière insoupçonnable. C'est ainsi qu'elle empoisonna Vortimer, coupable de ressembler à sa défunte mère, et son hostilité aux Saxons ne désarmait pas. Le roi s'en douta-t-il ? Il ne protesta même pas. Pascent, le cadet de Vortimer, trouva plus prudent de faire allégeance à Hengist et partit vivre en Germanie.

Pris dans des rets aussi étroits, Vortigern ne se débattait pas. Il accepta qu'Hengist agrandisse sa forteresse, qu'il fasse venir des hommes toujours plus nombreux de Germanie, que sa famille occupe les fonctions de commandement. Quand par hasard il faisait preuve d'un peu d'indépendance, Hengist lui rappelait les dangers qui pesaient sur lui, particulièrement les forces rassemblées par Pendragon et Uther en Armorique. Et Vortigern donnait : des fermes, une autre place-forte sur la mer du Nord, enfin le royaume du Kent tout entier. Mais rien n'apaisait l'appétit de Hengist, de Horsa et de Rowena.

Un jour enfin, face à une demande particulièrement indécente, Vortigern trouva la force de leur opposer un refus. Hengist regroupa ses hommes, rassembla ses trésors et fit voile vers la Germanie à la tête de trois cents navires. Il n'attendit guère avant de voir arriver un émissaire de Vortigern, venu garantir que le roi satisferait toutes ses requêtes. Pour célébrer l'amitié entre Saxons et Bretons, le souverain proposait d'organiser une fête à Kaercaradoc, au début du mois de mai. Les Saxons célébraient la première nuit de ce mois ; les Bretons pratiquaient aux aussi ce vieux rite, toujours vivace malgré l'opposition de l'Église.

Au jour dit, tous les invités étaient là, richement vêtus et armés. Vortigern et Hengist prirent place dans la grande salle, un Breton à côté de chaque Saxon, ainsi l'avait souhaité Hengist en signe de fraternité. Vortigern parla longuement, puis, sous les acclamations, passa la parole à Hengist, qui termina son bref et chaleureux discours en s'exclamant :

- Nemet oure saxas !

À ces mots, chaque Saxon tira de sa cape un long couteau et, saisissant son plus proche voisin, l'égorgea d'autant plus facilement que les Bretons, croyant à la paix, étaient venus peu armés. Plus de trois cents hommes périrent en un instant. Quelques dizaines de Saxons s'en allèrent vers leur paradis guerrier, mais la victoire était indéniablement à Hengist et à ses hommes.

Au plus fort de la bataille, Vortigern, qu'Hengist avait ordonné d'épargner car il voulait en faire son trophée et son otage, réussit à s'échapper, accompagné de quelques hommes d'armes. Ils galopèrent vers l'ouest, jusqu'à ce que les montagnes de Cambrie leur offrent enfin un asile. Hengist, le roi le savait, ne l'en délogerait pas facilement. Dans ce refuge, il trouverait le temps d'organiser sa défense en bâtissant une forteresse imprenable. Viendrait ensuite le temps de la reconquête.

Il réunit autour de lui un embryon de cour : des seigneurs gallois, des archers, des hommes d'armes et des mages. Il parcourut la contrée et finit par trouver, sur les pentes du mont Erir, le lieu idéal pour élever un château-fort. Les mages déterminèrent son orientation, dessinèrent ses plans, des maçons et des tailleurs de pierre furent recrutés dans les villages avoisinants. Et le donjon commença à sortir du sol.


. Où même les oppresseurs s'entredéchirent.

 


Comme un long cri de peur charrié par des vents mauvais, la nouvelle s'était répandue à travers l'île de Bretagne. Paysans et nobles découvraient dans une même terreur que, dans les terres du Nord, les pirates saxons avaient repris leurs attaques, avec le cortège habituel de fermes incendiées, de paysans massacrés. Un désespoir mêlé de fatalisme gagnait les habitants de l'île de Bretagne ; même jadis, quand ils étaient mieux armés et mieux entraînés, ils n'avaient jamais su opposer un front commun à leurs ennemis. Seules les légions romaines, en ces temps lointains que les bardes célébraient dans les veillées arrosées de bière et d'hydromel, avaient réussi à repousser les attaques conjuguées des Pictes d'Écosse, des Scots d'Irlande et des pirates de Germanie. Mais Rome se survivait à peine, toute gloire anéantie dans les ruines de ses palais. Malgré les appels pressants des Bretons, les soldats vêtus de cuir et de bronze n'étaient pas revenus défendre l'île.

Seuls subsistaient deux remparts entre la population de Bretagne et la servitude ou l'anéantissement promis par les envahisseurs. Une muraille de pierre d'abord, loin vers le Nord, ouvrage immense bâti d'une mer à l'autre. Le Mur. Il avait longtemps maintenu les assauts des Pictes. Mais, ses portes enfoncées, ses fortins abattus, les créneaux du chemin de ronde jeté à bas, la frontière de pierre cédait peu à peu devant des hordes de petits hommes à la peau mate, dont quelques-uns arboraient encore des motifs ancestraux peints sur leur peau en bleu indigo. Tenter de relever les fortifications, c'était peine perdue, les Pictes en viendraient à bout tout aussi bien.


L'autre rempart ? Un vieil homme obstiné, l'archevêque Guéthelin. À maintes reprises durant les dernières décennies, il avait parcouru l'île pour en rassembler les forces. Les Bretons se rappelaient le discours qui avait dressé leurs pères face à l'ennemi :

- Vous étiez de simples paysans et vous aviez des guerriers pour vous défendre. Les guerriers ne reviendront pas, mais d'un paysan peut naître un guerrier, un guerrier peut donner le jour à un paysan sans que jamais l'un ou l'autre ne perde sa qualité d'homme. Vous êtes des hommes, alors conduisez-vous en hommes, et priez pour trouver le courage de défendre votre liberté.

Cent fois, après son passage, des paysans s'étaient armés ; mais leurs pauvres victoires n'étaient jamais définitives. Chaque hiver ramenait les pillards du Nord, chaque automne les Pictes s'abattaient comme des volées de corbeaux sur des récoltes d'autant plus appréciables qu'ils ne les avaient pas cultivées. Quant aux Scots de l'île d'Irlande, aussi loin que la mémoire s'en souvienne, ils attaquaient n'importe quand, pleins d'une folie guerrière dont même leurs alliés se méfiaient.


L'âge avait sapé l'ardeur de l'indomptable homme d'Église. Il s'était retiré dans un ermitage loin des fureurs du monde. Les messages que lui apportaient des cavaliers exténués, épouvantés par trop de visions macabres le long de leur chemin, finirent par le tirer de sa retraite. Des corps sur le sable souillé, la mer rougie de flaques de sang, des cadavres mutilés exhibés comme de sinistres avertissements, les filles et les garçons enlevés pour en faire des esclaves. Les routes étaient encombrées de fuyards, les vieillards abandonnés dans les ruines...

L'archevêque appela auprès de lui, à Wincestre, les nobles qu'il savait capables de résister et des prêtres dont il appréciait les avis.

- Nos assaillants ont déjà pénétré fort avant dans les terres. Le temps n'est plus où nous pouvions espérer vaincre par les armes, commença-t-il. Incapables de se battre, nos hommes se lamentent : « La mer nous rejette aux barbares, les barbares nous rejettent à la mer, nous n'avons qu'un seul choix, périr égorgés ou noyés », gémissent-ils.

En quelques mots, il avait résumé la pénurie en combattants, en armes, la faiblesse de la population, son manque de volonté.

- Les moutons sont plus énergiques face aux loups, acheva-t-il.

Après avoir sollicité les avis de ses compagnons, il reprit la parole :

- Rome la Grande n'est plus. L'Empire qui subsiste, loin vers l'Orient, ne nous sera d'aucun secours. Nous n'avons pas de chef capable de raviver nos courages défaillants, d'organiser les forces qui subsistent en ce pays. Mon temps est passé, je ne peux plus vous guider. Mais comment vous abandonner dans les temps ténébreux que vous vivez ? J'ai longuement réfléchi, j'ai prié, et j'ai aperçu une lueur d'espoir de l'autre côté de la mer bretonne. Dans ces terres d'Armorique, nombre de nos aïeux ont fait souche, et s'ils ont appelé leur pays Petite Bretagne, c'est en souvenir de notre île.

Dans l'auditoire silencieux, l'accablement semblait déjà moins profond.

- Nos parents d'Armorique ne sont pas écrasés par le sort. Seraient-ils coupables de moins de péchés que nous ? Dieu les aimerait-il moins que nous, puisqu'il ne leur envoie pas les mêmes épreuves ? Nulle invasion n'assaille leurs rivages, ils ne connaissent ni l'exil ni la faim. Dès aujourd'hui, faisons voile vers eux pour demander à Audraon, leur roi, de devenir notre souverain. »

Une nuit et une journée de traversée, quelques heures de chevauchée à travers une campagne paisible où paissaient de vastes troupeaux, et le cortège arriva à l'entrée de la place forte du souverain armoricain. Bâti sur la colline choisie, des siècles auparavant, par leurs ancêtres venus de l'est, le château abritait derrière sa première enceinte un village où des forgerons et des menuisiers s'affairaient à la fabrication d'armes et de pièces d'armures. Au pied des murs fortifiés, un groupe de jeunes gens s'exerçait à manier l'épée et le javelot. Devant la porte armée de fer qui s'ouvrait dans la deuxième enceinte, des cavaliers attendaient l'archevêque pour le conduire, avec les honneurs dus à sa charge et à son rang, jusqu'au palais où l'attendait le roi.

Guéthelin entama aussitôt son plaidoyer :

- Tes ancêtres régnaient sur les deux royaumes bretons, le tien et celui où je vis. L'Armorique a su conserver force et énergie, l'île de Bretagne succombe sous les attaques barbares. Nous nous sommes aveuglément confiés à Rome. Nous lui avons laissé le soin de nous défendre jusqu'à en perdre l'usage des armes. À maintes reprises nous lui avons confié nos meilleurs guerriers : ils ont trouvé dans l'armée romaine la gloire ou le trépas, jamais ils ne sont revenus vers l'île de leurs pères. Audraon, au nom de nos ancêtres communs, accepte la couronne de l'île de Bretagne et prends en charge son peuple qui souffre.

Audraon était un guerrier et un paysan. Sa réponse fut dénuée de toute ambiguïté :

- Au début de mon règne, j'aurais accepté ta demande avec fierté. La Bretagne était alors une terre riche et bien organisée, et des hommes la gouvernaient. Mais aujourd'hui, qu'en ferais-je ? Tu l'as dit, vous avez trop cru en Rome. Elle vous a asservis jusque dans son absence, et vous ne parvenez pas à vous débarrasser de son ombre. Qui voudrait d'un royaume ruiné, dont l'esprit est toujours en esclavage ? Ce ne sont pas les envahisseurs qui me font peur, ce sont les Bretons eux-mêmes. L'Armorique est restée libre, malgré les potentats voisins qui espèrent toujours s'en emparer. Mes armées les tiennent à distance et si je veux préserver mon indépendance, je dois me consacrer à sa défense.

Guéthelin tenta une ultime supplique, en appelant à la pitié d'Audraon. Accompagné de ses barons, le roi se retira. L'attente des Bretons fut brève. Audraon revint vers eux ; un homme jeune, qui lui ressemblait trait pour trait, marchait à ses côtés.

- Tu dis, avec raison, que mes ancêtres m'ont légué des droits sur l'île de Bretagne. J'y ai renoncé. Ils m'ont aussi laissé des devoirs envers son peuple. À ceux-ci, je ne peux faire défaut.

- Tu acceptes la couronne ?

- Je te le répète, je n'en veux pas. Mais voici mon frère Constantin. Si je n'avais été l'aîné, il aurait fait un parfait souverain pour l'Armorique. Il connaît les finesses du gouvernement, il sait négocier, c'est un brillant guerrier, le meilleur d'entre nous peut-être. Je te le confie, archevêque. Il va repartir avec toi et avec les deux mille guerriers que je lui donne. S'il parvient à libérer l'île, il en sera le roi. Sinon...

Audraon ne termina pas sa phrase. Constantin s'était avancé, la main sur la garde de son épée :

- Je libèrerai l'île et je deviendrai son roi. Que nul ici n'ose en douter !

Il ne fallut que quelques jours aux guerriers choisis par Audraon et Constantin pour gagner la côte armoricaine et franchir la mer bretonne. Dans sa générosité, le roi leur avait fourni des navires. Constantin nota avec satisfaction que les vents et le soleil étaient de leur côté. À quoi Guéthelin répliqua :

- Dieu est avec nous, mon fils !

Les présages avaient dit vrai. Après une rapide réorganisation des défenses de l'île et la levée, en nombre satisfaisant, d'homme jeunes immédiatement soumis au rude entraînement des guerriers d'Armorique, Norvégiens et Danois, Scots et Pictes apprirent le goût de la défaite ; l'île de Bretagne n'était plus une proie offerte. Ils se replièrent, les uns sur leurs terres, les autres sur les côtes de Germanie, attendant des temps meilleurs pour fondre à nouveau sur leur victime favorite.


Après plusieurs mois passés dans la paix retrouvée, les chefs bretons se réunirent en assemblée à Calleva. Le plus âgé d'entre eux proposa, sous les acclamations, de couronner Constantin sans attendre. Précédé des brillantes enseignes héritées de Rome, l'imposant cortège de guerriers à cheval, vêtus de cuir et de métal, arborant d'antiques casques en bronze, arriva au palais sous un soleil éclatant. Constantin les attendait, flanqué de Guéthelin. La cérémonie eut lieu aussitôt, face au peuple.


La Bretagne retrouvait sa prospérité. Il ne manquait qu'une reine pour assurer l'équilibre du royaume. Guéthelin voulut pour la dernière fois prendre en main la destinée de l'île. Avant de mourir, il désigna l'une de ses filleules, née dans une des familles romaines qui n'avaient pas quitté le pays avec les légions. Il fit promettre au couple royal de donner son premier fils à Dieu.

- Et si c'est le seul, et si les autres ne survivent pas ? s'insurgea le roi.

- Alors Dieu le rendra à son peuple, et il montera sur le trône ! assura le vieillard.

Constantin et son épouse eurent trois fils. Après la naissance de Constant, ils attendirent cinq ans un deuxième héritier, que son père prénomma Pendragon, par fidélité à une tradition ancestrale. Car un dragon rouge, c'était connu, veillait sur la famille royale, tapi dans les profondeurs de la terre depuis les temps légendaires où il avait été asservi par le roi Llud. L'année suivante, leur troisième fils reçut le nom d'Uther. Le jour de ses sept ans, Constant quitta ses parents pour l'abbaye de Wincestre où il allait apprendre la vie monastique. Son destin semblait tout tracé : il entrerait dans les ordres, et sa haute naissance ferait de lui un archevêque, sans doute le primat de Bretagne.


Les années passèrent. Le roi avait depuis longtemps fait la paix avec ses anciens ennemis, et si les Scots se rendaient rarement à la cour, les Pictes y étaient nombreux. Certains accédaient même à de hautes fonctions. Aussi est-ce sans surprise que Constantin vit revenir un de ses anciens serviteurs, un chef picte qui l'avait quitté pour prendre la tête de son clan. L'homme avait accompli un long voyage jusqu'à Calleva pour prévenir le roi qu'un complot se tramait parmi les tribus d'Écosse. Il tenait à parler à Constantin loin de tout témoin. Le roi l'entraîna dans les jardins du palais, au cœur d'un labyrinthe végétal qu'il affectionnait. À peine étaient-ils assis que le Picte tira de sa manche une dague qu'il plongea, d'un geste précis, dans le cœur de Constantin qui s'écroula en silence. Lorsque des gardes découvrirent le corps du roi, le meurtrier avait depuis longtemps disparu. Toute la noblesse de l'Île de Bretagne se pressa aux funérailles du roi. Les Pictes s'empressèrent d'honorer la mémoire du défunt, châtiant impitoyablement ceux qui avaient pris part à l'assassinat. Pour la cérémonie funèbre, Constant eut le droit de se joindre à sa famille. Pâle et grave dans sa coule de bure brune, le jeune homme semblait moins affligé de la mort d'un père qu'il n'avait pas revu depuis des années, que mal à l'aise dans cette cour où il n'avait plus sa place. Nulle chaleur ne présida à ses brèves retrouvailles avec sa mère. Il ne manifesta pas plus de tendresse envers ses frères qu'il avait quittés encore au berceau.

À peine Constantin confié à la terre de son royaume, les ambitions des princes, des prélats et des guerriers commencèrent à ébranler l'équilibre que le défunt roi avait construit avec opiniâtreté. Quelques grands du royaume soutenaient les petits princes héritiers, Pendragon et Uther ; d'autres, beaucoup plus nombreux, ne protégeaient que leurs intérêts personnels. Vortigern, l'un des plus ambitieux parmi les chefs bretons, attendait depuis longtemps son heure. Constantin, qui se méfiait de lui, mais ne pouvait se passer du soutien de ses troupes, lui avait accordé la haute fonction de sénéchal, sans jamais cesser de contrôler ses actions. Vortigern était intelligent, courageux, bon meneur de troupes, juste avec ses hommes, généreux aussi. Autant de qualités qui masquaient une soif de pouvoir, une avidité d'honneurs, un manque de loyauté prêts à se manifester si les circonstances s'y prêtaient. Il pouvait être l'homme de tous les dévouements et de tous les reniements. Il avait honnêtement servi son roi, sans négliger d'en tirer le meilleur profit. Il sentait maintenant le pouvoir à portée de sa main.

Pendant que, à Calleva, se déroulaient assemblées officielles et conciliabules officieux, Vortigern fit seller son cheval et partit, seul, vers Wincestre. Constant attendait des nouvelles de la succession. Passés les premiers mois de découverte, il avait vite compris qu'il n'était pas né pour la vie au monastère. Dépourvu de la force de caractère suffisante pour affronter son père, sans amis ni appuis, il ne voyait pourtant aucune alternative à son sort. Au fond de lui-même, il gardait le douloureux regret du royaume et le désir la couronne dont on l'avait privé. Il s'était résigné à devenir un prince de l'Église mais, durant ces heures de deuil, il ne savait plus quel chemin choisir, et Dieu restait sourd à ses prières.

Le jeune moine reçut Vortigern avec empressement. Sans attendre, le sénéchal lui affirma que son pays avait besoin de lui. Comme le sénéchal l'avait pressenti, Constant n'était que trop disposé à l'écouter. Pour la forme, il protesta de son attachement à l'Église. Vortigern fit habilement valoir que son sacrifice était nécessaire ; Dieu lui-même ne pourrait lui reprocher de quitter la douce vie monastique pour le périlleux métier de roi. Il ajouta, dernière habileté, dernier mensonge, qu'il n'était que le porte-parole du peuple, bien décidé à arracher le futur roi à son monastère.

Constant n'opposa qu'une molle résistance à un discours qui flattait ses ambitions secrètes et le délivrait de tout scrupule. À Calleva, où Vortigern l'avait promptement ramené, le prince découvrit que les prêtres n'étaient pas aussi conciliants que l'avait affirmé le sénéchal. Mais le sort en était jeté. Le jour du couronnement, Vortigern ceignit lui-même le front du roi de la couronne. Aucun prélat n'avait accepté d'accomplir un geste que tous jugeaient sacrilège.

La première décision du roi Constant fut de confirmer Vortigern dans ses fonctions. Le triomphe du sénéchal ne faisait que commencer. Très vite, Constant comprit qu'il n'avait pas été préparé à la double fonction de roi et de chef de guerre. Il n'était rien sans Vortigern. En moins d'une année, le sénéchal, tous les pouvoirs en main, avait fait du roi un fantoche vêtu de pourpre et d'or. Mais l'ambition de Vortigern ne se contenta pas longtemps d'une semi-royauté. Il lui pesait de donner le sentiment qu'il agissait au nom du roi. Le pauvre Constant apparaissait encore dans sa gloire dérisoire aux conseils royaux, aux réceptions des délégations étrangères, lors des fêtes. Alors, l'armée lui rendait les honneurs, les archevêques officiaient devant lui. Rapidement, même cela devint insupportable à Vortigern. Il lui fallait le trône, sa gloire devait éclater aux yeux du monde ! La faiblesse de Constant, la jeunesse de ses frères, le grand âge des hommes d'Église les plus influents, tout disait à Vortigern que son heure était arrivée. L'armée lui était soumise, puisqu'il avait pris soin de nommer ses hommes aux postes stratégiques. Il avait déjà associé son fils Vortimer à sa réussite. Oui, le temps était venu pour Constant de quitter la scène.

Vortigern voulait un règne exemplaire, qui ne s'enracine pas dans le sang d'un régicide. Il fit courir le bruit, relayé par ses partisans, que Constant regrettait son monastère, qu'il ne savait que prier, et le peuple baptisa l'infortuné souverain du surnom de Moine. Tout aussi sournoisement, les séides de Vortigern répandirent, dans les tavernes et sur les marchés, les preuves de l'incompétence du roi Moine. Moqueries, inquiétudes, critiques allaient bon train. Vortigern peaufinait son plan : le trésor était sous sa seule garde, les places fortes étaient tenues par ses hommes, les cités royales ne dépendaient que de lui. Tout le royaume connaissait son dévouement, son courage et la justesse de ses avis. Il avait même obtenu que Constant pardonne aux Pictes l'assassinat de son père et les intègre dans sa garde personnelle.

Le destin du jeune roi était scellé. Vortigern n'eut pas à l'organiser, tout juste le laissa-t-il advenir. Pendant que le sénéchal inspectait la frontière avec l'Écosse avec ses généraux, une flotte saxonne assaillit les côtes de Cornouailles. Les Saxons triomphèrent sans difficulté des armées de Constant, mal organisées, mal dirigées. Les pillages reprirent, advenant toujours, par un hasard bien malencontreux, en l'absence de Vortigern, envoyé en mission par le roi là où il n'y avait nul besoin de lui. Les pirates norvégiens rembarquaient avec une moisson d'objets précieux, de chevaux et de jeunes filles, laissant derrière eux des corps massacrés. Et le roi, à genoux, pleurait et implorait Dieu comme pour mieux justifier son surnom.

Vortigern reçut une délégation des grands du royaume, venus le supplier de prendre la place de ce Moine incapable de diriger son pays.

- Tu es le roi qu'il nous faut, prends en charge ce royaume qui a besoin de toi ! le suppliaient les sages vieillards.

- Notre épée, notre vie te sont acquises ! clamaient les jeunes guerriers.

Les prêtres rappelaient que les Romains, dans leur sagesse, affirmaient que la voix du peuple, c'est la voix de Dieu ; eux-mêmes s'inclineraient donc devant la volonté divine. Dans les campagnes, les sources et les arbres, consultés en secret, confirmaient que le chef providentiel était assurément Vortigern.

Malgré ces voix unanimes, le sénéchal se refusait à détrôner Constant.

- Mon honneur et ma fidélité lui sont engagés, jamais je ne porterai la main sur le roi que j'ai fait. Tant que Constant sera de ce monde, je ne serai jamais roi.

Tous ceux qui venaient supplier Vortigern de mettre fin au règne du lamentable Moine recevaient la même réponse, et l'on s'extasiait sur une si noble fidélité. Mais un groupe de Pictes ralliés à Vortigern l'interprétèrent à leur manière :

- Quel besoin avons-nous de Constant, ni vrai roi ni vrai moine ? Nos femmes se battent mieux que lui. Qu'il disparaisse, et nous sommes sauvés ! Le sénéchal lui-même nous a bien laissé entendre qu'il serait roi si Constant n'était pas là. Ou n'était plus là.


Tout alla très vite. Constant reçut en audience douze seigneurs Pictes en armure cloutée de bronze, avec leurs capes multicolores, leur chevelure tressée de plumes d'aigle de mer, une courte épée à la ceinture. En un instant, ils entourèrent l'estrade royale, le roi fut jeté à bas de son siège sculpté, les épées plongèrent et replongèrent dans son corps. Les gardes tentèrent, assez mollement il est vrai de protéger le souverain avant de courir chercher du secours. Quand le renfort arriva enfin, le roi gisait dans une flaque de sang au milieu de la salle déserte, le visage blanc, les jambes et les bras déjà glacés.

Vortigern, qui était à la chasse, arriva à la fin de la journée. Au milieu d'une forêt de cierges, le corps de Constant reposait dans la chapelle, veillé par les moines. Les habitants du palais et de la ville défilaient en silence au pied du défunt paré de ses habits royaux. Devant tous, Vortigern laissa éclater son chagrin : tout était de sa faute, proclamait-il, il n'avait pas veillé d'assez près sur le roi, il aurait dû être plus attentif aux rumeurs qui couraient... Puis il se ressaisit et jura sur le cadavre que ce crime ne resterait pas impuni.

Certains d'avoir accompli les désirs secrets de Vortigern, les meurtriers s'étaient prudemment dissimulés dans ses propres appartements. Lorsqu'il regagna sa chambre, tard dans la nuit, les douze l'attendaient. Ils pensaient se faire oublier quelque temps en exil, puis revenir profiter des récompenses que le sénéchal n'allait pas manquer de leur offrir. Vortigern appela immédiatement sa garde et fit saisir les assassins qui juraient de leur bonne foi. À l'aube, ils furent écartelés devant Vortigern impassible et les nobles satisfaits d'une si bonne justice.

Le lendemain, toute la cour réunie vit Vortigern poser lui-même sur son front la couronne que lui tendait son fils. Quelques prêtres dociles garantissaient la présence sacrée. Le nouveau roi convia ses partisans à un banquet fastueux qui se termina aux premiers rayons du soleil. Dans la nuit, les tuteurs de Pendragon et d'Uther avaient discrètement quitté le palais, emmenant les deux enfants. Malgré la comédie jouée par Vortigern, ils savaient que leurs pupilles deviendraient des obstacles à l'ambition du sénéchal et le paieraient de leur vie. Ils s'embarquèrent pour l'Armorique où le roi Budoc, qui avait succédé à Audraon, les accueillit comme les princes qu'ils étaient. « Je les éduquerai, les protégerai, et le jour venu, je les aiderai à reconquérir leur royaume », promit-il à l'escorte des deux orphelins.


Le temps passa. Les premières années du règne de Vortigern furent plutôt heureuses. Puis le vent tourna. De mauvaises récoltes, des impôts trop lourds pour une population sans ressources, une armée qui, comme un Moloch, dévorait des jeunes hommes toujours plus nombreux pour faire face aux menaces d'invasion renaissantes...

Les Bretons comprirent enfin qu'ils s'étaient donné un maître féroce, et que rien de bon ne naîtrait durant ce règne. Les chefs de tribus, les roitelets vassaux de Constantin, qui avaient un temps suivi Constant puis s'étaient ralliés à Vortigern, reprenaient les uns après les autres leur indépendance. Un roi qu'aucun prélat n'avait coiffé du diadème royal n'avait rien de légitime, prétextaient-ils et déjà ils organisaient des alliances contre le tyran. Les Pictes n'avaient jamais pardonné à Vortigern l'exécution ignominieuse de leur douze seigneurs. Ils reprirent leurs pillages, ceux-ci dégénérèrent en batailles sporadiques, puis vint la guerre.

Parmi les tueurs envoyés par Vortigern en Armorique, aucun n'était parvenu à exécuter les ordres du roi. Les fils de Constantin avaient grandi en force et en savoir et se préparaient à la reconquête de leur royaume. Budoc leur avait fourni des maîtres d'armes, ses généraux leur apprenaient l'art de la guerre, des lettrés leur faisaient connaître les lois, des historiens leur révélaient leur généalogie et la gloire de leur famille. Lui-même les guidait dans l'apprentissage du métier de roi.


Comme si le ciel n'avait pas été assez noir au-dessus de Vortigern, une flotte de vaisseaux longs et étroits vint accoster au sud-est de l'île. Ils déversèrent une foule de guerriers armés de riches épées. Les chefs arboraient des casques ornés d'or, masques aux traits presque humains avec d'épais sourcils de métal guilloché. Les hommes du Nord massacrèrent quelques poignées de villageois, simple démonstration de leur force, brûlèrent une ou deux églises et plantèrent sur les ruines des mâts de bois sculptés à l'effigie de leurs dieux.

Vortigern avait vieilli et perdu sa belle ardeur. Sans ses alliés, il savait son armée bien réduite. Il devait s'entendre avec les envahisseurs ou disparaître.

- Tout homme a son prix, je trouverai le leur ! affirma-t-il à ses conseillers épouvantés.

Une délégation arriva bientôt à la cour de Vortigern, des hommes venus des côtes de Germanie et de Norvège. Ils ne souhaitaient pas la guerre, mais la feraient s'ils ne recevaient pas de terres où s'installer. Ils voulaient aussi adorer librement leurs dieux. Hengist, leur chef, était prêt à conclure un pacte avec le roi Vortigern. Que celui-ci envoie un messager dès qu'il aurait pris sa décision. Mais que l'attente ne soit pas trop longue, conclut le porte-parole, tirant à moitié son épée de manière tout à fait éloquente.

Le roi ne perdit pas de temps. Hengist promit donc son aide à Vortigern aussi souvent qu'il la demanderait, en échange de domaines fertiles pour ses soldats. Il reçut une forteresse pour lui-même, une autre pour son frère Horsa. Vortigern avait tout accepté, même le culte des dieux païens. Il déclara vertueusement que Dieu avait envoyé les Saxons pour l'aider, et qu'il suivait la volonté du Tout-Puissant. Pour mieux sceller leur alliance, Hengist lui offrit comme épouse sa sœur, la belle Rowena. Et Vortigern commit l'imprudence qui lui aliéna ses derniers fidèles, il épousa tout ensemble la belle princesse et sa religion.

L'alliance avait été si rapidement conclue que les Pictes l'ignoraient. Avec une importante armée, ils entreprirent de ravager le nord de l'île. À la tête de quelques Bretons et de nombreux Saxons, Vortigern partit à la rencontre des petits hommes d'Écosse. L'affrontement fut d'une violence inhabituelle, même pour ce pays fréquemment dévasté par les guerres. Les Pictes lançaient troupes après troupes dans le combat, les Saxons les écrasaient inlassablement. Leur victoire fut éclatante.

Vortigern dépendait désormais entièrement de Hengist. Chaque attaque repoussée par les Saxons augmentait sa sujétion, aggravée par la passion que le roi vouait à sa jeune épouse qui maniait les charmes avec dextérité et les drogues de manière insoupçonnable. C'est ainsi qu'elle empoisonna Vortimer, coupable de ressembler à sa défunte mère, et son hostilité aux Saxons ne désarmait pas. Le roi s'en douta-t-il ? Il ne protesta même pas. Pascent, le cadet de Vortimer, trouva plus prudent de faire allégeance à Hengist et partit vivre en Germanie.

Pris dans des rets aussi étroits, Vortigern ne se débattait pas. Il accepta qu'Hengist agrandisse sa forteresse, qu'il fasse venir des hommes toujours plus nombreux de Germanie, que sa famille occupe les fonctions de commandement. Quand par hasard il faisait preuve d'un peu d'indépendance, Hengist lui rappelait les dangers qui pesaient sur lui, particulièrement les forces rassemblées par Pendragon et Uther en Armorique. Et Vortigern donnait : des fermes, une autre place-forte sur la mer du Nord, enfin le royaume du Kent tout entier. Mais rien n'apaisait l'appétit de Hengist, de Horsa et de Rowena.

Un jour enfin, face à une demande particulièrement indécente, Vortigern trouva la force de leur opposer un refus. Hengist regroupa ses hommes, rassembla ses trésors et fit voile vers la Germanie à la tête de trois cents navires. Il n'attendit guère avant de voir arriver un émissaire de Vortigern, venu garantir que le roi satisferait toutes ses requêtes. Pour célébrer l'amitié entre Saxons et Bretons, le souverain proposait d'organiser une fête à Kaercaradoc, au début du mois de mai. Les Saxons célébraient la première nuit de ce mois ; les Bretons pratiquaient aux aussi ce vieux rite, toujours vivace malgré l'opposition de l'Église.

Au jour dit, tous les invités étaient là, richement vêtus et armés. Vortigern et Hengist prirent place dans la grande salle, un Breton à côté de chaque Saxon, ainsi l'avait souhaité Hengist en signe de fraternité. Vortigern parla longuement, puis, sous les acclamations, passa la parole à Hengist, qui termina son bref et chaleureux discours en s'exclamant :

- Nemet oure saxas !

À ces mots, chaque Saxon tira de sa cape un long couteau et, saisissant son plus proche voisin, l'égorgea d'autant plus facilement que les Bretons, croyant à la paix, étaient venus peu armés. Plus de trois cents hommes périrent en un instant. Quelques dizaines de Saxons s'en allèrent vers leur paradis guerrier, mais la victoire était indéniablement à Hengist et à ses hommes.

Au plus fort de la bataille, Vortigern, qu'Hengist avait ordonné d'épargner car il voulait en faire son trophée et son otage, réussit à s'échapper, accompagné de quelques hommes d'armes. Ils galopèrent vers l'ouest, jusqu'à ce que les montagnes de Cambrie leur offrent enfin un asile. Hengist, le roi le savait, ne l'en délogerait pas facilement. Dans ce refuge, il trouverait le temps d'organiser sa défense en bâtissant une forteresse imprenable. Viendrait ensuite le temps de la reconquête.

Il réunit autour de lui un embryon de cour : des seigneurs gallois, des archers, des hommes d'armes et des mages. Il parcourut la contrée et finit par trouver, sur les pentes du mont Erir, le lieu idéal pour élever un château-fort. Les mages déterminèrent son orientation, dessinèrent ses plans, des maçons et des tailleurs de pierre furent recrutés dans les villages avoisinants. Et le donjon commença à sortir du sol.

 

 

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(Copyright Le Pré aux clercs / Claudine Glot et Marc Nagels, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)