Et cette porte, là-bas, qui se fermait

 

 

Editeur : Argemmios éditions 

Auteur : Pierre Gévart

Date de sortie : 20 octobre 2009

Nbre de pages : 116

 

 

Chapitre 1



Et finalement, pourquoi fallait-il qu'Orphée ne regarde pas Eurydice ? Pourquoi les dieux avaient-ils imposé cette interdiction absolue, dont le non-respect aboutit à l'engloutissement - cette fois définitif - de la jeune fille dans l'Hadès ? Ça, c'est la première question. Et elle est loin d'être anodine.

La seconde est celle-ci : pourquoi Orphée, poète, eut-il cette suffisance de croire qu'il serait capable de respecter cette condition, à lui imposée ? Comme s'il n'avait pas su que les dieux, c'est à piéger les mortels qu'ils se plaisent, quand ils leur laissent un instant penser qu'ils peuvent s'élever jusqu'à eux ! Ulysse, lui, qui avait pourtant bien plus de raisons - ou qui aurait dû en avoir - de se sentir un héros, s'était laissé sans honte attacher au mât, pour vaincre l'appel de ces femmes oiseaux qu'on assimile parfois un peu vite aux aïeules de la petite sirène.

La troisième question est celle-ci : pourquoi, finalement, Orphée s'est-il retourné, et qu'a-t-il vu ?

Est-ce que la résurrection d'Eurydice était inachevée, des lambeaux de chair en voie de putréfaction s'attachant encore à l'os aux endroits visibles ? Ou bien, tout simplement, s'aperçut-il, en se retournant, qu'Eurydice n'était après tout qu'une femme ? Que descendre jusqu'aux Enfers, comme il l'avait accompli pour l'y aller chercher, était tout compte fait plutôt déraisonnable, pour ne pas dire que cela relevait de la folie furieuse ? Cela expliquerait que l'aède décidât de nier sa tentative, quitte à devoir ensuite tisser un poème pour s'en justifier - devenant ainsi, du même coup, le premier d'une trop longue série de falsificateurs de l'Histoire.

Il y a sans doute encore beaucoup d'autres questions qui se posent à propos du mythe d'Orphée et d'Eurydice, mais c'est à ces trois-là que je voudrais d'abord porter réponse. À ces trois-là, et aussi peut-être à cette quatrième : pourquoi, chaque fois qu'un Orphée rencontre une Eurydice, faut-il qu'ils croient l'un et l'autre au destin, à la fatalité, à la nécessité même de leur amour et de leur union ?

Après tout, quoi qu'on en dise, le mythe n'est jamais rien d'autre qu'un mythe...



Eurydice n'a pas fermé la porte quand elle est sortie, ce matin. Je veux dire qu'elle n'a même pas poussé le battant, laissant l'entrée de notre studio béer sur le palier. Ce n'est pas dans ses habitudes. Mais quoi ! Il est permis d'être distraite.

À regret - mais vite cependant, de peur d'être surpris par les yeux indiscrets d'un voisin au regard biaiseux -, j'ai quitté le nid douillet de la couette encore tiède de nos embrassements. Ou bien embrasements ? Les deux, sans doute. Le froid du carrelage, quand j'y ai posé le pied, m'a saisi ; un frisson m'a secoué. J'ai couru - trois enjambées - jusqu'à la porte ouverte, pour la refermer. Je suis arrivé juste à temps pour apercevoir là-bas, au fond du couloir, une autre porte qui se fermait. Puis, plus personne. Et j'ai pensé à Eurydice...

J'ai pensé à Eurydice, à cette porte qu'elle avait oublié de tirer, et à cette autre porte là-bas. J'ai pensé à Eurydice avec un sentiment de douloureuse certitude. Le rapprochement de ces deux portes, de son départ, le souvenir si proche encore de son corps avide, et qu'épuisé je ne pouvais plus satisfaire. Le rapprochement de tout cela...

Jamais, jusqu'à ce jour, je n'avais éprouvé ainsi la jalousie. Jamais. Et pourtant, elle était là, en moi : immense, aiguë, terrible, m'envahissant totalement.

Pourquoi ce jour ? Pourquoi ce matin de couette chaude et de porte oubliée ? Brutale, acérée, mordante lame nue, acier impitoyable. Pourquoi l'imagination s'emballe-t-elle ainsi ? Pourquoi la peur, pourquoi mon amour qui s'affole et qui échafaude ?

Pas de réponse. Parce que c'était le moment, je crois. Ainsi, cette porte oubliée, et cette autre porte là-bas se refermant sur l'inconnu, avaient, à elles seules, ouvert tout grand les portes du soupçon.

J'ai bien essayé de résister, de me reprendre en main. Allons, me répétais-je, tu es ridicule. Elle va revenir bientôt, souriante comme à l'accoutumée. Juste le temps d'aller à la boulangerie, d'en revenir en courant, hors d'haleine, tenant à la main les croissants dans le sachet aux angles tortillés. Le jeu voudrait alors qu'elle feigne l'indignation de me trouver encore au lit, et qu'elle y replonge aussitôt. Oublie ta jalousie, Orphée, oublie tout cela. Eurydice n'aime que toi, et tu le sais bien !

Mais non, Orphée ne sait plus rien, la faille s'est ouverte. L'idée s'est installée en moi, insupportable, et la vision cruellement anatomique de son corps offert à l'étreinte de l'homme, là-bas, derrière la porte au fond du couloir, s'est imposée à mon esprit avec un tel réalisme que j'en suffoque ! Image fixe, exclusive, égoïste. L'homme - celui que j'imagine la serrant fort entre ses bras, et dont le sexe glisse dans le ventre si lisse et si blanc d'Eurydice... L'homme, je ne le connais pas. C'est un voisin de palier, bien sûr, mais je ne sais rien de lui : la tête qu'il peut avoir, son nom... Il n'y a que ce phallus. Et moi, il me faudra venir après, la satisfaire à mon tour, comme un objet qu'elle utiliserait, avant peut-être de le jeter en le jugeant trop usagé.

Et puis, la raison regagne du terrain. Il y a dix bonnes minutes de marche d'ici à la boulangerie. Il faut y ajouter le temps d'échanger quelques mots avec la boulangère, d'attendre que les autres clients soient servis, la dernière fournée extraite du four, la monnaie rendue... Tout cela justifie amplement cette presque demi-heure d'attente, chaque matin. Ce cadeau de demi-sommeil prolongé, volé dans la tiédeur, qu'elle m'offre ainsi, elle qui m'aime et qui aime à se lever tôt.

Alors, je me rassure, j'ai envie d'oublier les soupçons imbéciles, de retourner m'enfouir au plus profond de la couette bien chaude, de l'attendre. Et mon désir revient.



Mais non. Trop facile !

Trop facile d'accepter ainsi de vivre cette vie sans alarme. Trop facile de me laisser manipuler, tromper par cette femme. Après tout, dans le mythe, c'est Orphée qui décide, qui montre le chemin.

Dehors, un sale petit crachin tombe sur la ville. Ciel gris, ciel bas. Je tire rageusement le rideau. J'ai froid. Je n'attendrai pas les croissants au lit, ce matin : il me faut l'eau brûlante de la douche pour ramener un peu de vie, de chaleur, et laisser le jet caresser ma peau hérissée en chair de poule, masser mes muscles contractés, emporter les soucis imbéciles.

C'est fini, je vais mieux. Le froid m'avait tout envahi, engourdi l'esprit, il m'avait fait basculer dans les enfers de mes fantasmes. Car j'en ai, de ces fantasmes, j'en ai, et je sais d'autres portes, parfois, pour se fermer sur moi, d'autres corps où inscrire mon désir, d'autres ventres pour accueillir mon sexe. Je suis Orphée, moi, Orphée ! Elle, elle n'est après tout qu'Eurydice, elle se doit à moi, qui l'ai sauvée des tréfonds, seulement à moi, où qu'elle soit !

Mais bon, à huit heures du matin, à quarante-cinq ans, Orphée se trouve quand même une sale gueule quand il se regarde dans le miroir de la salle de bains, encore bouffi de sommeil, la peau marquée par les plis de l'oreiller, grasse, fatiguée, les cheveux en désordre. Si j'en avais le courage, je remplirais le lavabo d'eau froide, et je m'y tremperais le visage en entier, d'un coup, avant de le frictionner vigoureusement avec une serviette chaude. Ou bien, mieux, je prendrais une douche glacée... Mais non, pas le courage. Finalement, Orphée tient avant tout à son confort, à son cocon de tiédeur bourgeoise. Douche brûlante, donc.

D'ailleurs, s'il était vraiment courageux, Orphée, il s'habillerait, il irait frapper à la porte du fond, celle-là même qui s'est fermée tout à l'heure, et il la surprendrait, son Eurydice... Car il en est sûr, Orphée, que c'est bien là qu'elle s'est rendue !

Je trouverais un prétexte. Tiens ! J'arriverais, même pas habillé, ma serviette nouée autour de la taille, trempé encore, grelottant vraiment, cette fois, dans le couloir, et je dirais :

"Bonjour, monsieur. Je suis votre voisin, et je n'ai plus de savon. Vous pourriez m'en prêter un morceau ?"

Et pendant que le bellâtre - ça ne peut être qu'un bellâtre, bien entendu - irait fourrager dans un obscur placard à l'autre bout de l'appartement, j'avancerais d'un pas, inspectant la pièce. Bien sûr, Eurydice n'y serait pas. Mais j'entendrais des murmures dans la salle de bains, et, brusquement, j'en ouvrirais la porte.

J'éclate de rire en imaginant la scène. Et si, dans la salle de bains, le bellâtre discutait en fait avec un moustachu ? Il aurait l'air malin, Orphée !

Je suis stupide. Eurydice est en chemin vers la boulangerie, et moi, je vais prendre froid, c'est tout. Dehors, une pluie fine continue de tomber. Journée maussade en perspective. Pourvu qu'Eurydice ait pensé à prendre son parapluie ! Je rouvre le rideau. La vision de la rue, à travers la fenêtre, me lave de toute inquiétude.

Et puis, assez perdu de temps ! C'est à mon tour de préparer le café. Eurydice adore le café. Moi, je ne l'apprécie pas beaucoup, mais j'en bois quand même, puisque je lui en prépare. Je préfère le thé. Quand elle fait le café elle-même, Eurydice me prépare toujours une tasse de thé. Jamais le même. Elle sait que j'ai horreur de la monotonie. Earl Grey, Darjeeling, Lapsang Souchong, Birmanie, Himalaya, les noms chantent et c'est chaque fois un voyage que mon corps ne fera pas, et qui s'accomplit pourtant dans la magie d'une vapeur parfumée que je corse d'une rasade d'alcool, la première de la journée.

Mais quand c'est à mon tour de préparer, je manque de courage, et je dois me contenter de café.



L'homme, là-bas, derrière la porte du fond, est-ce qu'il lui prépare du café, aussi, à Eurydice, en l'attendant ? Est-ce qu'il en boit ?



Je reste là, immobile, la serviette toujours nouée autour de la taille ; une serviette éponge bleue, brodée d'un fil d'or. Eurydice aime bien ce qui est ainsi doré, un peu toc. Moi, je m'en fiche. Je préfère sans, quand même. Là, immobile, le front collé contre la fenêtre, à regarder la bruine qui tombe et qui mouille l'asphalte, j'observe les passants qui passent - comme il se doit - le nez vissé au sol, ou bien la tête rentrée dans les épaules, de peur d'être mouillés ; ou simplement cachés sous le parapluie ou le chapeau. Rare, aujourd'hui, le chapeau !

Ils ne me regardent pas. Est-ce que je les vois vraiment ?

Puisque nous voilà embarqués de conserve pour un voyage jusqu'à la fin, au moins, de ce roman, l'usage et la courtoisie voudraient, je pense, que je me présente maintenant ; que je me décrive, que je fasse mention de mes goûts, de mes habitudes, d'un peu de mon passé ; que je dise mon métier, mes envies. Il siérait également que je m'attarde, peut-être, sur mes défauts, sur mes faiblesses - que sais-je encore ? Mais je suis Orphée ! Je crois que cela seul me tient lieu de présentation, de description, de passé, et probablement de futur. Oui, de futur surtout, puisque le mythe est mythe, et fixé pour l'éternité. Chacun connaît Orphée. Sauf Orphée lui-même, évidemment, puisque c'est lui qui est prisonnier du mythe : il faut donc bien qu'il en ignore l'achèvement.

Orphée, le matin, se contente de se lever, de grelotter dans l'air froid, de regarder sa pauvre gueule d'alcoolique honteux dans le miroir de la salle de bains, de se doucher avec de l'eau trop chaude, de rester là, immobile, le front collé contre la vitre froide, à regarder la pluie, triste comme la chaussée mouillée. Orphée ? Il reste là, à déguster cette absurde bouffée de jalousie qui le contraindra, tout à l'heure, à se retourner un instant trop tôt, à tout perdre quand il croira avoir tout gagné. Orphée ? Il vit. Et vous, qui lisez, contentez-vous de le regarder vivre.

Le froid, tout doucement, pénètre sous sa peau, touche l'os. Il sent à peine la douleur. Non, il ne la sent déjà plus, son esprit est tout entier tendu vers l'attente du retour d'Eurydice. La verra-t-il, ou non, passer dans cette rue ?

Cette journée devrait se meubler d'autres soucis, d'autres urgences. Il y a sur mon agenda l'annonce de quelques rendez-vous qui sont peut-être importants. L'un d'eux pourrait bien déboucher sur un contrat, je ne sais... Des illusions, toujours.



Il y a Eurydice.

Alors, très lentement, je me détache de la fenêtre - qui portera, encore un moment, la trace oblongue de mon front couronnée de celle de mèches affolées, et, plus bas, la tache de buée de ma respiration. La serviette finit par glisser à terre. Vite, j'enfile tee-shirt et caleçon. Je remets le reste à plus tard : la chemise, le pantalon, les chaussettes, les chaussures ; toute cette panoplie de l'homme civilisé. Et je ne parle pas de la cravate !

L'eau bout. Que dirait Eurydice si je préparais seulement du thé, ce matin, et pas de café ? Mais non, Orphée n'a pas de ces mesquineries, ni ce courage. Ce sera du café, donc.

Ça y est, le voisin du dessous a allumé sa radio. Il n'en parvient ici que la rumeur, filtrée par le plâtre du plafond, par le bois des poutres et des lambourdes, et par les carreaux de faïence, enfin. Autant dire qu'il n'y a plus rien de compréhensible, plus rien qu'un brouhaha confus. Cela vaut d'ailleurs peut-être mieux. Sûrement, même !

Le bruit s'installe au creux des sons de la ville : auprès de celui des voitures passant dans la rue, de l'eau glougloutant dans le tuyau de descente de la gouttière, des portes qui se ferment en claquant, on ne sait où ; de la bouilloire crachotant sa vapeur, d'une chasse d'eau déclenchée à l'étage au-dessus, du moteur trop bruyant d'un avion volant trop bas... Tous ces vacarmes quotidiens. Heureusement, sans doute, qu'ils sont là : si chaque bruit venait seul, il s'emparerait de l'esprit, s'imposerait, l'empêcherait d'imaginer, d'échafauder...

Ne serait-ce pas mieux ?

Je pose un CD dans le logement de la platine, peut-être pour couvrir les bruits de la ville, peut-être pour accompagner le premier whisky de la journée, peut-être pour attendre Eurydice.

Voilà. Le café a fini de passer, le disque s'est achevé, j'ai déjà rincé le verre, rangé la bouteille, préparé deux tasses. Eurydice va rentrer comme d'habitude, avec le petit sachet aux coins tire-bouchonnés. Orphée lui sourira. Peut-être lui dira-t-il un mot gentil ou trouvera-t-il une rime nouvelle à son nom. Elle feindra, comme d'habitude aussi, de ne pas s'apercevoir qu'il a déjà bu son premier verre. Ils prendront leur café en y trempant les croissants. Orphée laissera au fond de la tasse les miettes imbibées de liquide, qui y formeront un hideux amalgame. Eurydice, au contraire, mélangera les siennes avec le sucre restant, avant de happer la délicieuse mélasse au bout de sa cuiller, comme une friandise.



Eurydice !

Eurydice est là, elle tourne la clef dans la serrure. La porte qui se ferme au bout du couloir, je n'y pense même plus, ni à la porte restée ouverte, ni à la pluie sur l'asphalte, ni à la radio du voisin, ni au froid. Les cheveux de mon amoureuse sont trempés et, de ses lèvres, coule une eau de source fraîche quand elle m'embrasse. Je n'ai pas trouvé de rime nouvelle.

"Tu as préparé le café !"

Elle constate, simplement, presque étonnée. C'est un remerciement. J'esquisse un maigre sourire. Je l'aurais préférée déçue...

 

 

 

 

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