Identités

 

Editeur : Editions Glyphe

Collection : Imaginaires

Anthologie dirigée par Lucie Chenu

Date de sortie : 2009

Nbre de pages : 458

 

 

La Fourmilière, mon pied et le Tupic, par Jess Kaan


Allongé sur le lit de mes parents, je pleure. J'ai une huitaine d'années ; mes jambes boursouflées sont en feu. Entre deux sanglots, une peur émerge ; celle que la douleur ne s'arrête jamais. J'ai si mal...

Je voulais juste aider papa en débarrassant le terrain, pas les provoquer. J'ignorais qu'elles vivaient là, sous ce carrelage rosâtre en forme d'octogone. Pourtant elles ne m'ont laissé aucune chance. Dérangées, elles ont escaladé mes jambes nues. Des dizaines de fourmis rouges, guerrières farouches, mandibules de la cité. Certaines se tortillaient sur mon short et j'avais beau les chasser, elles continuaient de m'assaillir en me mordant.

Aucune pitié.



Constance Lolita, par Michèle Sébal


Vous avez déjà essayé de tuer quelqu'un avec un loukoum ? Pas gagné me direz-vous. Tuer quelqu'un, ça se fait sans élan, ou alors ça se prépare, se mûrit. Les tueurs, les vrais, ceux qui tuent avec une intention, une esthétique, sont moins nombreux qu'on ne pense. Et puis tuer avec un loukoum ! Moi, je suis une tueuse, personne ne le sait. J'ai un don.



La Belle au poids mordant, par Sylvie Miller & Philippe Ward


Le coche s'arrêta et Tara ferma les yeux. Le moment tant redouté depuis le départ de la maison familiale était arrivé.

- Nous y sommes, Mademoiselle, annonça la voix du cocher.

La porte s'ouvrit et l'orque en livrée installa le petit escabeau pour que Tara puisse descendre de la voiture. Paralysée par l'angoisse, elle hésita puis finit par sortir. Les chevaux poussèrent un petit hennissement que Tara interpréta comme du soulagement d'être débarrassés de son poids après avoir tiré le coche si longtemps. Dire que c'était elle qui avait voulu venir, qui avait tout fait pour que son père lui paye ces vacances un peu particulières ! Et maintenant, elle aurait voulu être à mille lieues de là...

Elle contempla le château qui s'élevait devant elle. La base, en granit, était constituée d'un mur d'enceinte finement crénelé et flanqué, à intervalles réguliers, de petites tours rondes aux fenêtres étroites. Sur le côté droit, le rempart s'ouvrait

en de jolies arches alignées comme celles d'un cloître. Il s'agissait d'une promenade ouvrant sur un jardin à la française dont les arbustes taillés figuraient des animaux. Derrière le mur d'enceinte, se trouvait le château proprement dit. Bâti en marbre rose pâle, il luisait dans la lumière du soleil. Le regard était immédiatement séduit par la multiplicité de petites tours, tourelles et échauguettes ouvragées qui surmontaient les corps de bâtiments. Chacune d'entre elles était coiffée d'une haute poivrière en ardoise terminée par une pointe dorée à l'or fin. Au centre, une immense tour s'élevait, majestueuse, coupée en son milieu par un balcon circulaire délicatement ciselé que soutenaient de fines colonnes de pierre gris perle contrastant sur le rose pastel du marbre. Au-dessus, tout en haut, se tenait une large pièce ronde surmontée par un long toit biseauté. La construction était absolument magnifique.

Tara soupira. C'est là qu'elle allait passer trois semaines, dans cet endroit de rêve. Rien que d'y penser, les poils se hérissaient sur sa peau verte.

Elle empoigna ses jupes et franchit le porche en arc brisé qui perçait les remparts - pour éviter de craquer devant les occupants du lieu, elle avait préféré abandonner son coche à l'extérieur. Traversant une petite cour pavée, elle se dirigea vers l'entrée du château flanquée d'une haute volée de marches.

La porte s'ouvrit et une elfe en blouse blanche se posta pour l'attendre en haut des escaliers, un dossier à la main.

Le cocher qui l'avait suivie la salua en ôtant son chapeau.

- J'ai fait décharger vos bagages, Mademoiselle. Je vais devoir m'en aller. Je reviendrai vous chercher dans trois semaines. Avez-vous un message à transmettre à votre père ?

- Non, déclara simplement Tara en congédiant l'orque.

Il n'était plus temps de tergiverser. Il fallait se jeter à l'eau. Tara devait maintenant assumer son choix de passer trois semaines dans ce château de rêve, pour un « coaching personnalisé de remise en forme et de bien-être », comme il était écrit dans le prospectus qu'elle avait montré tous les jours à son père pendant des mois. Jusqu'à ce qu'il finisse par céder.

En examinant le grand escalier, Tara grimaça : du fait de leur morphologie, les ogres détestent l'escalade, c'est bien connu. Arrivée aux trois-quarts, elle se mit à ahaner, gênée par son poids. Après quelques marches supplémentaires, elle dut faire une pause. Elle leva les yeux. Tout en haut, l'elfe la regardait, le visage impassible. Un modèle de grâce et de self-control. Pourtant, la lueur furtive de mépris dans ses yeux n'avait pas échappé à Tara. Elle savait qu'en son for intérieur la créature longiligne n'éprouvait que mépris pour cette jeune ogresse de

trois cent soixante livres, cette « dévoreuse de marmots » - bien que la pratique eût cessé des siècles auparavant, les ogres traînaient toujours cette détestable réputation - disgracieuse avec sa peau verte et son corps flasque. Elle subissait ce regard depuis des années, partout où elle allait.



Bataille pour un souvenir, par Lionel Davoust


C'est à l'aube que j'ai quitté Clerdanne en embrassant ma jeune femme et mon fils. Par-dessus les lamelles de bois laqué de mon armure fatiguée, j'ai ceint le baudrier de mon sabre à la longue poignée. Les larmes ont perlé aux coins des yeux d'Omiliane mais, le menton fièrement relevé, les lèvres serrées, elle a hoché la tête en signe d'encouragement. Chirène a levé la main pour me serrer le bras, imitant le salut des guerriers-mémoire entre eux, avant de céder et de courir se blottir contre ma taille. Une étreinte très courte, forte. Il a reculé de lui-même. Je les ai regardés en souriant, contemplant une nouvelle fois l'image de ceux qui font ma force. Et puis j'ai rejoint notre armée.

C'est à l'aube, dans le froid des montagnes, que nous nous sommes rassemblés sur le plateau des Brisants. Depuis Clerdanne, notre colonne a descendu la route caillouteuse serpentant entre les hauts pics jusqu'à la vaste étendue herbeuse semblable à une falaise aux contreforts léchés par de lents nuages blancs. Déjà les ombres reculent parmi les murmures des soldats et les ébrouements des trop rares chevaux qui nous restent. Je marche d'un pas tranquille à travers les bataillons pour contempler ceux qui périront probablement aujourd'hui. Je m'imprègne de la présence des morts, de ces vies perdues qui viendront alimenter et renforcer ma despertance. Dans les gestes lents d'un archer caressant distraitement la terre dure, sa terre, où il plante ses flèches, dans le rire amer et bref de deux fantassins échangeant une plaisanterie graveleuse, dans les regards d'admiration mêlée de crainte qui se tournent vers moi quand je passe, je lis ce que nous savons tous : nos chances de victoire sont bien minces et il s'agit peut-être de notre dernière bataille. Mais le Hiéral ne capitulera pas. Ses guerriers-mémoire combattront jusqu'au dernier, déchaînant leur ultime fureur sur l'envahisseur. Ainsi, peut-être, le souvenir de notre résistance traversera-t-il les âges au sein de cet Empire qui s'étend sans relâche, absorbant les peuples, imposant ses machines, uniformisant les différences.

"Je sens l'odeur écoeurante des machines asriennes. Les nuages ne sont pas entièrement naturels."

Son casque en bois léger sous le bras, Fraél m'a rejoint. Son regard est fixé sur l'horizon incertain du plateau ; je l'entends gronder comme un fauve enchaîné. Le vent glacé joue dans les mèches emmêlées et rêches de ses longs cheveux bruns. Je m'avance à ses côtés ; une colère impérieuse, dévorante, est la seule énergie qui habite ses traits hagards. Fraél n'a pas vingt-cinq ans.

«Hier, j'ai bu, mangé, et ri comme si la nuit ne devait jamais s'achever, poursuit-il. J'ai gravé chaque instant dans ma mémoire. Une des serveuses semblait tenir à s'occuper de moi personnellement. Juste avant l'aube, je l'ai prise sur la table de l'auberge. Aujourd'hui, je mettrai dans mes coups d'épée la blancheur de sa peau, ses gémissements de plaisir, la chaleur de son sexe, ma propre jouissance. J'y mettrai mon ivresse et les amitiés d'un soir. Je vais tuer, Thelín, tuer comme jamais auparavant. » Il marque une pause et soupire. « Demain, j'aurai oublié jusqu'au nom de cette fille magnifique - Svaé...

- Alors comme toujours, tu vas boire, manger, rire et baiser encore pour oublier que tu sais à peine ce qui te manque.»

Fraél se tourne vers moi, le regard dur.

"Non. Je vais boire et baiser, mais pour la bataille suivante. Je ne retiens pas mes coups, Thelín. Moi, je n'ai personne qui m'attend. Aucune mémoire à préserver. Je n'espère pas atteindre ton âge. Je ne vis que pour alimenter ma despertance."

Il se tourne vers moi et me serre le bras d'un air hautain. Je lui rends son salut, et il s'éloigne.



Plastic Doll, par Denis Labbé


J'ai jamais été très forte pour les adieux. Encore moins pour les retrouvailles.

Pourtant, j'aurais dû me préparer à ceux-ci. Adieux et retrouvailles. Un bon titre de mélo, non ? Ou de comédie douce-amère à l'anglaise. Du genre quatre adieux et une retrouvaille. Mais dans mon cas, ces quatre adieux n'attendaient pas du tout de retour, encore moins de retour intempestif comme aujourd'hui.

J'aurais aimé une arrivée sur la pointe des pieds, avec une petite musique mélancolique au piano, soutenant une voix éraillée comme celle d'Amanda des Dresden Dolls. Ne suis-je pas, moi aussi, une sorte de poupée ? Certes, une poupée désarticulée par la vie et les épreuves, au visage porcelainé par la souffrance et au corps chiffonné d'endurance.

Mais une poupée, quand même !

J'ai toujours voulu être une poupée. Depuis toute petite, mes souvenirs sont liés à une chose informe que j'ai appelée CarolineMélanieSophie, tout collé. Parce que je trouvais que trois prénoms ça donnait de l'importance. Moi, j'en ai qu'un. Et un tout petit encore : Mia. Parce que mes vieux biologiques étaient fans de Mia Farrow à l'époque. On se demande pourquoi et surtout comment. Ils ont jamais su faire la différence entre un bon film et un nanar. Pour eux, Max Pecas, c'était le roi de la comédie à la française. Des seins à l'air et des poufs qui se trémoussent. Tout pour exciter mon père qui devait revoir ma salope de mère à quinze ans quand il l'a baisée pour qu'elle ponde mon frère aîné.

Une belle paire d'abrutis mes vieux. Même pas capables de faire la différence entre du lard et du cochon. Quoique du cochon, lui, il en avait tous les attributs.

 

 

A propos de ce livre :

 

- Lire la chronique de "Identités"

- Lire la préface d'"Identités"

- Site de l'éditeur : http://www.editions-glyphe.com/ 

 

(Copyright éditions Glyphe / Lucie Chenu, extrait diffusé avec l'autorisation de l'éditeur)