Nous sommes au XXIIième siècle. Michiru Saeba et son androïde de compagnie Roidy se sont perdus dans un désert et ne doivent leur salut qu'à un étrange vieil homme qui leur indique une cité proche où ils pourront reprendre des forces. Etrange localité que cette Lunatic City, protégée par de hautes murailles et au sein de laquelle une population vit en totale autarcie, dans ce qui semble être à première vue une société parfaite. Cependant, les moeurs, les règles établies, les mentalités qui concourent à créer une véritable harmonie mettent rapidement le visiteur mal à l'aise. D'autant que tout ce petit monde semble obéir à un mode de pensée plus magique que rationnel, telle que cette conception religieuse aberrante de la mort considérée non comme une fin mais plutôt une interruption temporaire de l'activité, baptisée "long sommeil", et dont les "endormis" (qui représentent tout de même la moitié de la population) devraient en principe finir par se réveiller. Mais Michiru n'est pas au bout de ses surprises et le meurtre brutal d'un des hauts dignitaires (un acte rarissime dans ce meilleur des mondes) coïncide avec la rencontre d'un sociopathe établi depuis peu dans la cité et qui aurait croisé le chemin de Michiru dans le passé. Serait-ce le meurtrier ou s'agit-il d'une simple coïncidence ? L'enquête auquel se livre Michiru se heurte vite au fonctionnement difficilement compréhensible de cette communauté et aux mystères qui l'entourent.
Ce manga est l'adaptation d'un roman de Hiroshi Mori, auteur spécialisé dans le polar apparement célèbre au Japon mais que je ne connais pas. Il fait d'ailleurs partie d'une série de quatre adaptations manga (tous des one-shot) de cet écrivain parues chez Soleil et réunies sous l'appelation "chefs-d'oeuvre de Hiroshi Mori". Voilà pour le petit commentaire éditorial.
Venons-en à ce titre qui est aussi le premier à avoir été publié. God save the queen est manifestement un manga qui demande une lecture attentive. Original, ambitieux, dense, déconcertant, parfois alambiqué sans être pour autant rébarbatif, son scénario est d'une richesse qui s'illustre autant dans une intrigue à la fois complexe et fuyante et dans ses implications philosophiques sur des thèmes dont les plus évidents sont la mort, l'utopie, la divinité, la confusion de l'identité sexuelle (je préfère éviter d'en dire trop à ce sujet), le crime et un de ses corollaires : la vengeance. Le tout dans une ambiance très particulière que l'on pourrait qualifier de cotoneuse puisqu'elle privilégie l'inertie et le refus des réalités du monde. Cette petite cité plantée dans le désert et entourée d'une enceinte d'où rien ne s'échappe, qui vit selon son propre rythme et ses propres règles, m'a un peu rappelé "Les murailles de Samaris " de Schuiten et Peeters. Elle donne le ton d'une histoire qui débute comme une classique utopie de science-fiction, harmonieuse en apparence, et qui nous est montrée au travers du regard d'un intrus (Michiru) qui est aussi le nôtre. Le procédé est connu et à ce stade, God save the queen nous présente donc les rouages psycho-sociologiques qui font fonctionner cette communauté en vase-clos : refus du monde extérieur, religiosité, simplicité des rapports, bonheur pour tous, et la présence au sommet de sa hiérarchie d'une reine belle et énigmatique qui, au sein de son palais, aurait un rôle surtout symbolique si on ne la disait en contact avec Dieu. Il est a souligné que cet aspect religieux du manga est suffisament discret pour ne pas incommoder le lecteur peu soucieux d'avoir à se farcir un pesant prêchi-prêcha ou des errements mystiques à la Jodorowski. De même que la communauté de Lunatic City évitera de chercher à entraîner son visiteur dans les rets de sa foi, quand bien même on le considère au début comme un envoyé de la Providence ou ce qui en tient lieu.
Les éléments de l'utopie étant posés, le manga ne s'appesantit pas sur son pittoresque et passe à la vitesse supérieure en faisant surgir un événement aussi grave qu'innatendu : le meurtre du prince Jura. Un acte sitôt nié par les autochtones pour qui la mort, de toute façon, n'existe pas. C'est une idée les plus déconcertantes de ce manga car précisons bien qu' il ne s'agit pas ici de corps abîmés encore vivants maintenus en stase (comme dans nombre d'histoires de science-fiction) mais bel et bien de cadavres préservés de la détériorisation et attendant une très improbable résurrection qui est moins le résultat d'un quelconque progrès scientifique que du voeu pieu et absurde.
D'où une conséquence importante pour la suite de l'histoire : en niant la mort, on en arrive tout naturellement à nier le meurtre et, de ce fait, nier la notion de châtiment. Ne possédant aucune loi y faisant référence (ni aucune police), Lunatic City est une ville où le crime peut, même s'il est exceptionnel, être perpétré en toute impunité et même dans l'indifférence complète.
Voilà qui nous amène au personnage de Michiru et de ses agissements allant a contrario de ceux du reste de la communauté. Epris de justice et de lois, Michiru se lance alors dans une enquête d'autant plus difficile qu'il se heurte aux mentalités aberrantes qui l'entourent. Cette partie de l'histoire permet également de développer un peu l'histoire personnelle du héros. Présenté au départ comme un homme a priori équilibré et détaché sur lequel on sait d'ailleurs fort peu de choses, on le découvre alors manifestement tourmenté par un passé traumatique qui ne se révèle, à ce stade, que par des bribes violentes illustrées par un découpage plus chaotique visant à faire ressentir au lecteur le maelström de souvenirs tronqués qui habitent cette psyché fragilisée. La découverte de la présence d'un certain Kyôya Mano, psychopathe avéré ayant trouvé refuge dans la cité et apparemment lié au drame qu'à vécu Michiru a l'avantage d'impliquer encore plus le personnage dans l'histoire criminelle présente qui pourrait être liée à un crime passé. Leur confrontation, placé bientôt sous le signe de la vengeance sanglante, assombrit considérablement un manga qui, jusqu'alors, privilégiait une ambiance aseptisée et comme engourdie, tel un rêve éveillé. Les aspects du seinen éclatent alors en quelques scènes de violence plutôt gratinées que le début ne laissait pas présager. Par ailleurs, les révélations et les rebondissements se multiplient sans laisser au lecteur le temps de souffler dans ce que l'on pourrait appeler une troisième partie explicative qui dénoue pas mal de fils de cette trame qui paraissait bien inextricable. Petite réserve : l'ultime révélation concernant Michiru m'a toutefois semblé en rajouter une couche dans un scénario qui, à l'instar d'un oignon, en est déjà bien pourvu.
Description d'une utopie/dystopie, intrigue de polar, récit philosophique sinueux mais prenant, "God save the queen" étonne par sa richesse scénaristique dans les limites restreintes d'un one-shot (surtout dans une BD nippone plus habituée à s'étendre en longues séries) et son atmosphère assez particulière. En somme, ce n'est pas le genre de manga qui fait l'unanimité grâce à une accessibilité immédiate ou l'emploi de recettes éprouvées : on accroche ou pas. Pour ma part, l'expérience a été plutôt satisfaisante et m'encourage non seulement à lire le second one-shot de cette petite anthologie consacrée aux "chefs-d'oeuvre de Hiroshi Mori" (Le labyrinthe de Morphée, où l'on retrouve Michiru et son andro) mais aussi à creuser un peu parmi d'autres mangas peu plébiscités et jugés "difficiles" ou marginaux qui ne font certes pas la fortune des éditeurs contrairement à One piece et autres mais peuvent réserver de très bonnes surprises.
Graphiquement, le travail de Yuka Suzuki témoigne d'un souci d'illustrer au mieux les ambitions et la complexité du récit par un découpage souvent audacieux et le soin apporté aux détails. Son dessin joue sur plusieurs registres, tantôt sage, lisible et appliqué, ou usant d'un expressionisme qui renforce le sentiment d'étrangeté de certaines scènes (des angles et des postures de personnages assez curieux, par exemple) ou la psychologie troublée de certains personnages.
A découvrir.
Note : 8,5/10
Raggle Gumm
A propos de ce manga :
- Site de l'éditeur : http://www.soleilprod.com/