C'est le jour même de ses vingt-et-un ans que Janet Smith (Gloria Talbott) se rend en Angleterre, en compagnie de son fiancé George Hastings (John Agar), afin d’annoncer son mariage à celui qui jadis fut son père d'adoption : le Docteur Lomas (Arthur Shields). Celui-ci vit dans une vaste demeure isolée et cernée par les bois alentours. Las, très vite (mais pas trop quand même) elle est victime de cauchemars récurrents. Et lorsqu'elle n'est pas tirée de son sommeil par les autres hôtes de la maison, elle se réveille toute maculée de sang avec de vagues flashs nocturnes, dans lesquels elle boirait le sang de quelques promeneurs égarés aux alentours de la maison. Rêves ou réalité ? Difficile de s'y retrouver, d'autant qu'en échange de l'annonce de son mariage avec George elle reçoit deux nouvelles : une bonne et une mauvaise. La bonne, c'est qu'elle est riche héritière des lieux et de la fortune de son père. La mauvaise est que son père ne serait autre que le diaboliquement célèbre Dr Jekyll. De quoi tomber dans le doute puis la folie. Après tout, Janet a tous les symptômes, en plus des similarités génétiques, de la mutation schizophrénique du papa. Faut dire qu'elle n'est pas trop aidée par George qui, en plus de la croire simplement folle, se révèle un dadais achevé. A se demander même ce qu'elle fiche avec ce jeune Mickey (et ce que John Agar fiche d'ailleurs dans le film, hormis ramener sa fraise, la banane aux lèvres, comme dans un vaudeville de seconde zone)...
Edgar George Ulmer est un cinéaste passionnant. Non pas qu'il laisse derrière lui pléthore de chefs-d'oeuvre (ses meilleurs films demeurent probablement "The Black Cat" avec Lugosi, Détour, "Le démon de la chair", "Le bandit", ou encore "The Man From Planet X"), mais si l'on trouve dans sa filmographie nombre de films assez médiocres ("L'Atlantide"...), ceux-ci recèlent unanimement de bonnes, voire d'excellentes scènes. C'est ce qui fait la particularité, voire pour certains, le génie d'Ulmer, que de livrer certains films catastrophiques (son "Hannibal" n'est pas mal non plus !), mais dans lesquels on peut toujours extirper quelques séquences brillantes et inspirées. L'homme a commencé sa carrière sur les chapeaux de roues en 1930 en tournant l'un de ses tous meilleurs films : "L'homme du dimanche". Après avoir collaboré avec Murnau comme assistant artistique sur "L'Aurore", avant "Tabou" du même Murnau deux ans plus tard, influencé alors par l’expressionnisme allemand qui ne le quittera plus, il côtoiera d'autres noms qui deviendront plus tard célèbres, comme Fred Zinneman, Billy Wilder, ou les frères Siodmak, Curt et Robert). La fille du Dr Jekyll se trouve donc pas loin du crépuscule de sa carrière. Une carrière qui alterne aussi bien les budgets confortables que les tournages à peu de frais, les films très personnels et ceux qui relèvent de la pure commande expédiée en deux temps, trois mouvements. La fille du Dr Jekyll, un peu à l'instar des extrêmes entre lesquels allait et venait sans cesse le cinéaste, se trouve au juste milieu de ces antipodes.
La fille du Dr Jekyll est à classer, d'une part, parmi les films fauchés d’Ulmer, et d'autre part, dans les commandes pures dont il s'acquitte ici très honorablement, avec même quelques séquences très réussies qui font qu'on lui pardonne volontiers ses nombreux défauts.
A l'instar d'un Roger Corman, la brume est omniprésente. Soit, elle confère une atmosphère inquiétante et ténébreuse à cette pelloche aux prétentions relatives, mais est en premier lieu présente afin de camoufler un manque de moyens qui reste pourtant flagrant. Quant à l'histoire ici racontée, elle prend des distances complètement fantaisistes avec le roman de Stevenson, en même temps que d'être doublement hybride. Non seulement le personnage de Hyde est occulté mais surtout, on ne sait trop par quel miracle, le dédoublement qu'il aurait légué ici à sa fille est une espèce de croisement entre le loup-garou et le vampire. Un amalgame assez délirant, frôlant le ridicule sans jamais s'y vautrer, et assurant tout compte fait l'une des bonnes raisons de sortir plutôt réjoui de la vision de Daughter of Dr. Jekyll.
On ne fera pas de procès à Ulmer, eu égard au budget qui lui fut confié, sur les aspérités techniques, parfois rigolotes, qui émaillent La fille du Dr Jekyll. Lors d'une discussion entre nos trois personnages principaux dans une pièce surélevée, c'est avec une indulgence amusée qu'on aperçoit une rue derrière les arbres avec son trafic de voitures des années 50 qui n'ont décidément rien à voir avec les teufs-teufs de début de siècle, l'époque où est censée se dérouler le film.
D'un point de vue cinégénique, si l'on évacue quelques scènes tournées en extérieurs, souvent de nuit, assez brouillonnes (impression pas forcément due à la copie de chez Bach Films, support à partir duquel j'ai pu voir le film), la photographie de John F. Warren est somptueuse. Toute élaborée sur les contrastes dans les obscurs, elle rappelle à la fois l'expressionnisme allemand dont est issu Ulmer, se sert également au même puits qu'un Corman, en plus de préfigurer, de part l'atmosphère qu'elle instille (l'espèce de château où se déroule l'intrigue y contribue également), quelques gothiques transalpins qui resteront célèbres, comme "Le masque du Démon".
Un film inégal à tous les niveaux, donc, jusqu’à la partition musicale (si proche, parfois, de quelques SF des années 50 qu'on s'attendrait presque à voir des soucoupes survoler le manoir) qui, bien que classique, reste dans le haut de gamme. Il convient de souligner les principaux défauts qui nuisent à une pellicule sympathique, mais dont on a le sentiment qu'elle aurait pu être meilleure. Le scénario recèle trop de trous narratifs et d'invraisemblances pour que le spectateur soit crédule. Pour ne citer qu'un exemple à ce propos : le valet - un être renfrogné et patibulaire - présent, de façon trop évidente, une bonne partie du film afin de contribuer au climat inquiétant, disparaît d'un seul coup d'un seul en étant congédié par le maître de maison.
Niveau interprétation également, il y aurait à redire. Si Gloria Talbott compose un personnage qui se tient et parvient à convaincre, si Arthur Shields (un habitué des films de John Ford) s'en sort très honorablement, c'est peu dire que John Agar, qui commença chez le même Ford mais que l'on connaît surtout pour un pacson de films de science-fiction de l'époque ("La revanche de la créature", "Tarantula", "Le cerveau de la planète Arous", "Invisible Invaders"...) se fiche éperdument du film qu'il tourne. Il suffit de comparer les mots qui lui sont donnés à dire et les expressions sur son visage (au nombre de trois : neutre, souriant, perplexe) pour s'apercevoir de la crasse nonchalance d'un acteur manifestement venu cachetonner, et qui ne s'en cache pas en étalant son dédain à même la bobine.
La démarche n'est finalement pas très éloignée non plus de celle d'un Val Lewton et ses économies de moyens au profit d'une imagination fertile ; on aura même le droit de penser par moments à "La Féline" de Tourneur, et la comparaison ne se fera pas forcément à l'avantage d'Ulmer (en tout cas pour ce film-ci) mais, quoi qu'il en soit, La fille du Dr Jekyll se laisse voir agréablement du haut de ses soixante-dix petites minutes. Elle permet de constater qu'Ulmer, le temps de trois ou quatre scènes fort réussies (les rêves et leurs surimpressions, un long regard schizophrène dans le miroir brisé, un meurtre...), parvient à asséner par force et malice quelques fulgurances dans un projet de prime abord inodore.
Mallox
En rapport avec le film :
# Le coffret Bach Films Hommage à Edgar G. Ulmer