Voici qu'en ce 19ème siècle, les vampires règnent en maîtres sur le monde. Devenus au fil du temps insensibles à la lumière du jour, ils en ont peu à peu pris le contrôle. C'est deux siècles auparavant que s'est opérée cette mutation, les rendant ainsi plus forts puis invulnérables ou presque. De fait, ceux-ci, petit à petit, sont devenus aristocrates, avec toute l'autorité élitiste que cela suppose. Seulement, dans ce petit village, on en est revenu à une inquisition inversée sous le joug du Comte (Paul Albert Krumm), grand ordonnateur d'une tyrannie basée sur la supériorité supposée de la race vampirique. Les habitants, des paysans le plus souvent soumis, n'osent agir tandis que des étudiants décident enfin de se rebeller. Pour cela, ils se réunissent en comité et décident d'envoyer le jeune Jonathan s'infiltrer au sein de cette aristocratie despotique pour la détruire de l'intérieur. Une fois la situation jaugée, une fois le vers pourri de l'intérieur, le renversement de pouvoir pourra enfin se faire. Ce sera sans compter sur la ténacité d'une société réactionnaire qui a érigé par la force, et sur des fondations solides, ses propres valeurs...
Hans W. Geissendörfer, après s'être intéressé très tôt au théâtre, aux langues africaines ainsi qu'à l'étude de la psychologie, est très vite tenté par le cinéma ; il tourne ainsi quelques films underground et une poignée de documentaires avant d'être assistant-réalisateur sur "Liebe und so weiter" de George Moorse.
Alors âgé d'à peine trente ans, il réalise en 1969 son premier film, Jonathan, une singulière variation politique sur le thème du vampire. Régulièrement ensuite, il retournera travailler pour la télévision et pour des séries dont l'une deviendra extrêmement populaire en Allemagne : "Lindenstraße" : un soap opera écrit et produit par lui-même dont il tournera 28 épisodes et qui connaît encore à ce jour un succès considérable dans son pays, avec 30 ans d'existence et plus de 500 épisodes au compteur. Certaines mauvaises langues et têtes de boches prétendent que cela suffit. Mais c'est une autre histoire...
Entre-temps, Geissendörfer s'est à nouveau fait remarqué (puis respecté) dans les milieux critiques, d'abord en 1976 avec "Le Canard sauvage", un drame psychologique avec Bruno Ganz et Jean Seberg, ensuite avec "La montagne magique", adaptation fleuve de Thomas Mann dans laquelle on retrouvait Rod Steiger et Marie-France Pisier, mais dont l'ambition et la durée firent qu'il sortit amputé (dénaturé selon son auteur) dans les salles de cinéma. Toujours producteur du soap susnommé qui n'en finit pas de finir, Geissendörfer s'en est assez vite détaché, ne cessant cependant pas d'engranger pour produire d'autres projets, ainsi que de continuer à tourner lui-même. Mais revenons-en à ce Jonathan...
Une réussite méconnue dans nos contrées, détournement vicieusement militant du mythe créé par Bram Stoker, venant se classer aisément non loin des classiques germaniques comme le "Nosferatu" de Murnau et son expressionnisme emblématique (à noter que, comme dans le film de Murnau, le réalisateur opte pour un comte Dracula substitué - le comte Orlok chez Murnau, celui sans nom chez Hans W. Geissendörfer), le tendancieusement glauque "Vampyr" dans lequel Carl Theodor Dreyer avait laissé la lumière se réfléchir dans l'objectif avec un résultat pour le moins troublant ou déroutant, ainsi que le plus décrié mais pourtant très beau "Nosferatu, fantôme de la nuit" de Werner Herzog, peinture douloureusement dépressive de la solitude de notre prince des ténèbres. A noter, à titre purement informatif, que la première adaptation du roman de Bram Stoker vient de l'Est, et plus précisément de Hongrie, avec "Drakula" de Karoly Lajthay, bobine considérée à ce jour perdue à jamais.
Bref, il est assez intéressant de voir comment les cinéastes allemands se sont emparés du livre et du mythe pour l'exploiter, puis aborder nombre de sujets de traverse. Dans Jonathan, les vampires ne meurent pas, le réalisateur, probablement encore porté par une fougue toute idéaliste propre à la jeunesse, en profite pour transformer l'ensemble en allégorie sur le nazisme : supériorité incontestable d'une race, hypocrisie face aux réels problèmes humains et plus largement sociaux ou sociétaux, hystérie collective et mimétisme uniformisant, répression sexuelle et asservissement des basses classes au profit d'une idéologie restrictive et suprême. A ce sujet, il n'est pas étonnant de voir que certains passages ne sont pas loin de citer des classiques sur le sujet, en témoigne cette scène annonciatrice, issue des "Damnés" de Visconti, dans laquelle, de nuit, les vampires sortent pour rouer de coups jusqu'à ce que mort s'ensuive les animaux à leur portée dans les champs. Une façon de prévenir que les lendemains seront humainement plus sanguinaires.
D'un point de vue purement thématique, Jonathan est un film cruel, beau, envoûtant, mais n'est cependant pas exempt d'une certaine grossièreté de traitement : la peinture d'un IIIème Reich au firmament avant de voir un peuple humain, spolié de tout, renverser la vapeur pour se venger, a quelque chose de naïf qui pourra paraître un brin encombrant. A ce titre, on pourrait presque s'amuser à comparer l'idéalisme dont est empreint Jonathan avec le "1900" de Bernardo Bertolucci (d'autant plus que le souci d'un travail précis sur l'image est omniprésent dans les deux films). A ce sujet encore, il y a ici une scène parlante, si je puis dire, puisque leur rébellion se fera après une réunion tenue secrète, ressemblant davantage à un meeting composé d'intellectuels de gauche, voire d'extrême-gauche, qu'à une expression d'un peuple agissant par ras-le bol et n'ayant alors plus rien à perdre ; a contrario, et au crédit de Geissendörfer, du fait de montrer des paysans parfois prêts à pactiser avec l'Antéchrist en personne.
Ailleurs encore, comme si les traits et le discours ne tenaient pas de l'évidence, un personnage pris en flagrant délit d'infidélité, et qui par la suite se suicidera, se voit affublé du nom d'Adolph (Arthur Brauss). On peut rajouter, légèrement à charge, un jeu de l'acteur Paul Albert Krumm (que l'on reverra juste après aux côtés de Serge Gainsbourg dans le "Cannabis" de Pierre Koralnik) trop figé et tombant dans la théâtralité. Finalement, Geissendörfer n'oublie pas ses premières passions jusqu'à peut-être se montrer trop bourratif. Idem, ces jeunes filles, incarnant une beauté supérieure uniformisante, entourant ce "comte sans nom", sont peut-être de trop également, donnant dans la surcharge, en plus de tomber dans le piège de la recherche systématique du beau, même si de façon perspicace Geissendörfer semble nous prévenir sur les apparences trompeuses : cette petite cour à l'innocence évidente n'est peut-être là que pour scruter puis rapporter au comte tyrannique. Méfiance...
Difficile donc dans ces moments là de ne pas voir un discours plus partisan, légèrement caricatural, dévoilant le militantisme de son auteur à propos de la lutte des classes, plus qu'une peinture impressionniste en bonne et due forme, une peinture pourtant présente d'un point de vue pictural avec angles de vue inhabituels, impressions fugitives et mobilité climatique en adéquation avec l'action en cours ou à venir.
Ce qui nous amène à son esthétisme : Jonathan jouit d'une remarquable photographie de Robby Müller, dont c'est ici le premier travail pour le cinéma et qui trouvera ensuite, sans démentir, la consécration dans des films de réalisateurs à plus grande renommée (Wim Wenders, bien sûr, mais aussi Jim Jarmush - "Mystery Train" / "Dead Man" ou encore William Friedkin - "Police fédérale, Los Angeles", pour ne citer qu'eux). C'est finalement par son intermédiaire que les idées de Hans W. Geissendörfer sont le mieux transmises.
La galerie de tableaux se succédant sur un scénario pourtant assez basique n'est pas prête, après vision, de disparaître des mémoires. Si les extérieurs délétères sont annonciateurs de morts imminentes, à l'instar d'une peste qu'on tente d'éradiquer par une folie dévastatrice, il est ici des tableaux mortifères parmi les plus somptueux qu'on ait pu voir au sein du mythe vampirique, entre cette femme qu'on laisse en préambule se faire bouffer vivante par des chiens, et ce personnage-titre, Jonathan (Jürgen Jung, assez fade), que Geissendörfer et Müller ramènent au temps des tortures, donnant alors au film des relents d'inquisition, emmenant le film non loin par exemple de La marque du diable, tourné la même année, avec toute la cruauté réaliste qui va de pair.
C'est cependant par le vécu et la sagesse que la victoire sera peut-être au rendez-vous. C'est un vieux professeur (Oskar von Schab) qui aura l'idée d'organiser un raid à l'intérieur de la forteresse vampirique, butter les gardes, pour foutre alors tout ce beau monde armé de dents acérées à la mer, prenant en compte que tout l'attirail habituel n'a lui non plus aucun pouvoir destructeur sur ces vampires d'un autre genre. On note du reste un peu d'humour à cet égard puisque le fameux comte du film collectionne justement, par ironie et provocation, les pieux et les vieilles croix de bois.
Il y aurait sans doute moult autres choses à dire (encore qu'il vaille mieux voir le film), mais louons la sublime partition de Roland Kovác mettant parfaitement en exergue une déchéance sociétale et humaine, tout en affichant les ambitions modernes du metteur en scène ; et concluons en précisant que cette riche et magnifique tentative, soit, loin d'être parfaite, n'est pas le fruit d'une pure exploitation mais se situe à la croisée des chemins entre le film d'auteur, celui plus solennel d'un certain académisme, et le cinéma d'exploitation tel que le conçoit le bisseux le plus intransigeant.
Il serait toutefois dommage, au regard du cinéma au sens le plus large qu'on y trouve, de le bouder outre-mesure. Jonathan, les vampires ne meurent pas souffrit en son temps de ce statut multi-optionnel pour des catégorisations réductrices ; c'est pourquoi, en plus de ce qu'il donne, il convient de le découvrir sans tarder.
Quoi qu'il en soit, il offrait en cette année 1970 une alternative plus qu'intéressante (Richard Loncraine reprendra plus tard ce concept pour son "Richard III") du mythe vampirique entre des "Comtesse Dracula", "La fiancée du vampire", Les nuits de Dracula ou encore, dans un domaine plus singulier, tout comme ce film de Geissendörfer, "Les lèvres rouges" ou "Le frisson des vampires".
Mallox