A Arras, au XIIIème siècle, Mechtilde est brûlée vive. Son crime ? Avoir écrit le "Visio Veritatis", livre maudit dont tous les exemplaires furent, théoriquement, détruits avec elle. Mais quatre copies ont traversé les siècles, pour finalement détruire la vie de Patrick Prada, écrivain historique à succès. Sa femme est morte juste après lui avoir déniché un exemplaire du fameux livre interdit. Pour comprendre, Patrick va devoir retracer le parcours du "Visio Veritatis", mettant le doigt dans un engrenage historico-politique.
Voici une série "de derrière les fagots" qui, à l'époque de sa parution (entre 2004 et 2008), a surtout inspiré des critiques fort mitigées et que pourtant, pour ma part, j'ai découvert et apprécié récemment avec un réel enthousiasme. Les goûts et les couleurs... Bien moins connue dans le genre ésotérique que Le Triangle Secret ou Le Troisième Testament, elle mérite bien mieux à mon sens que cette triste relégation dans les oubliettes du 9ième art. J'espère par cette chronique lui rendre une certaine justice.
Certaines oeuvres ont leurs exigences. Et dans un domaine aussi balisé que le thriller ésotérique, il est à la fois très facile et très difficile d'appâter le lecteur. Facile car, soyons honnêtes, ce genre de scénario obéit tellement à un ensemble de recettes bien connues et à une mécanique similaire qu'il ne faut pas être un génie pour en pondre une. Difficile car, pour ces mêmes raisons, sortir du lot est une gageure. Pour moi, Rudi Miel et Chistina Cuadra ont réussi cet exploit, tout en demandant au lecteur un effort certain et une certaine patience (deux vertus devenues assez rares de nos jours).
A part le principe, fort logiquement utilisé dans d'autres séries du même genre (surtout Le Triangle Secret) du vas-et-viens entre différentes époques, L'ordre impair se distingue tout d'abord par le refus de recourir aux ficelles (plus ou moins grosses) auxquels on est habitués : il n'y a donc ici ni course-poursuites entre deux recherches bibliophiliques, ni tueurs à la solde du Vatican ou d'une énième société secrète, ni décryptage tarabiscoté, ni motifs visuels grandiloquents (parfois grands-guignols).
C'est bien simple : de la première à la dernière planche des cinq tomes, il n'y a pas un seul effet visuel fantastique et on croirait feuilleter une série qui raconte une histoire réaliste. Mais, à la lecture, on réalise que bien des choses étranges s'y passent. Bref, on a affaire ici à du fantastique en sourdine, insidieux, caché derrière une réalité faussement banale. Sur le plan du fantastique, c'est donc une BD qui ne tient que par l'habileté de son scénario, ce qui demande entre parenthèses au scénariste une grande confiance en lui. Et, malgré son extrême sobriété dramaturgique et graphique, l'histoire se révèle effectivement très prenante, dense, complexe mais cohérente et implacable dans ses rouages.
Au sujet a priori classique du mystérieux "livre maudit" qui traverse les siècles en faisant le malheur de ses possesseurs successifs et mène un personnage à enquêter, L'ordre impair y ajoute deux ingrédients surprenants et originaux.
Tout d'abord, la description d'une situation géo-politique tendue entre l'Inde, le Pakistan et les instances européennes et une conspiration terroriste complexe visant à faire éclater un conflit probablement de type nucléaire entre les deux pays limitrophes. Et qui pourrait mener, à terme, à une véritable apocalypse généralisée. Disons-le : le fameux livre, le Visio Veritatis (en réalité 4 exemplaires sortis intacts des remous de l'Histoire et renvoyant à la symbolique des 4 Cavaliers de l'Apocalypse et ce n'est bien sûr pas un hasard !) va jouer un rôle primordial dans cette situation politique explosive. L'ésotérisme au secours de la cause terroriste, voilà qui n'est pas banale et change agréablement des manigances vaticanes autour d'un sempiternel artefact.
Second ingrédient intéressant : ici, l'ésotérisme est particulièrement lié au sort (peu enviable) des femmes au cours de l'Histoire, notamment à travers une lignée féminine remontant à une certaine Mechtilde, jugée et brûlée pour hérésie en 1297. Il semble que, si les hommes ont toujours tenus les rennes de l'Histoire grâce à la brutalité guerrière et au pouvoir autocratique, l'ésotérisme "au féminin" pourrait se charger cette fois de balayer la mâle puissance de l'échiquier géo-politique. Si je n'avais pas peur de me répéter, je dirais : l'ésotérisme au secours de la cause féministe, voilà qui n'est pas banale (non plus).
Sur le plan narratif, il faut avouer que l'intrigue n'est pas toujours évidente à suivre et que, surtout, même au bout du troisième tome (sur cinq !), on ne comprend toujours pas vraiment où les auteurs veulent en venir au juste. Entre les victimes qui se succèdent après avoir ouvert un exemplaire du Visio Veritatis et découvert une révélation insoutenable (mais laquelle au juste ?), les flash-backs historiques jonglant entre les époques (1300, 1600, 1700, etc...) et les pays (Belgique, Espagne, Italie, France), les actes des terroristes et leur mainmise sur une firme spécialisée en nano technologie, l'enquête d'un inspecteur de police trop curieux en parallèle avec celle d'un veuf déboussolé féru d'Histoire et une mystérieuse femme fatale qui semble traverser les époques, la matière est dense, la structure un chouia décousue, les motivations de certains peu claires et la vérité plutôt fuyante. Et pourtant, l'histoire reste passionnante et cohérente, sans même avoir besoin d'en rajouter dans le spectaculaire. Les morts s'accumulent dans des circonstances paraissant toujours "accidentelles", une menace sourde et indéfinissable pèse sur les autres et la catastrophe (l'apocalypse biblique ?) finale semble inévitable.
En fait, pour bien comprendre et apprécier cette BD, je pense qu'une lecture intégrale dans un court délai s'impose. Les critiques négatives à son encontre ont été rédigées pour la plupart en leur temps, alors qu'il fallait patienter à chaque fois un an entre chaque album. D'où une certaine frustration que si peu de choses soient dévoilées, surtout dans les 3 premiers. Aujourd'hui, le lecteur a la possibilité de suivre toute l'histoire sans délai d'attente (il existe même une intégrale). Et dans un cas comme celui de L'Ordre impair, ça change la donne.
Bien sûr, la série a aussi ses défauts et, outre ceux que j'ai déjà mentionné, certains regretteront une absence flagrante de rythme (mais il faut encore signaler que L'ordre impair ne joue pas tout à fait dans la même catégorie que Les Gardiens du Sang, thriller sous adrénaline). On peut aussi épingler une conclusion trop vite expédiée (quasiment en deux planches) en regard de tout ce qui a précédé et quelques mystères pas vraiment élucidés (volonté des auteurs ou incapacité à relier tous les fils ?) ou qui laissent perplexes (ainsi le rôle final de l'écrivain Patrick). Des réserves qui auront pu aussi contribuer à son relatif insuccès mais, en comparaison de tant d'autres produits commerciaux voulant profiter de cette mode ésotérique, cette BD a le mérite de ne pas trop enfoncer de portes ouvertes et proposer quelque chose de différent et de manière différente.
Graphiquement, le style réaliste "old school" de Paul Teng convient parfaitement à un scénario ayant, comme je l'ai dit, une approche sobre et discrète du fantastique. Sans être exceptionnel, il reste toutefois techniquement irréprochable et participe à cette ambiance de banalité trompeuse derrière laquelle se dissimule des enjeux autrement plus graves et susceptibles de menacer tout un chacun que des spéculations théologiques sur la généalogie d'un hypothétique messie ou d'un trésor templier, aussi fascinantes puissent-elles être au demeurant.
En bref, une BD a (re)découvrir absolument qui, à mon sens, laisse loin derrière les historiettes tout juste divertissantes (dans le meilleur des cas) surfant sur la vague ésotérico-religieuse comme on en trouve dans des collections du type Secrets du Vatican chez Soleil.
Une excellente surprise arrivant à un moment où j'étais assez blasé par ce type d'histoire souvent stéréotypée.
Note : 8,5/10
Ragle Gumm
A propos de cette BD :
- Site de l'éditeur : http://www.lelombard.com/