Le musicien Roberto Tobias, suivi depuis plusieurs jours par un homme mystérieux, décide de le prendre en chasse. Au cours de la dispute qui suit leur rencontre, il le tue accidentellement et un inconnu masqué le prend en photo, l'arme du crime à la main. Cet inconnu va le harceler et le menacer, sans pour autant se livrer à un chantage. Sur les conseils de son ami Diomède, surnommé "Dio" (Dieudonné, surnommé Dieu dans la version française), il engage le détective privé Arrosio.
1971 - le cinéma italien subit l'assaut d'un bestiaire assez particulier : La tarentule au ventre noir, L'iguane à la langue de feu, Plus venimeux que le cobra ou "La queue du scorpion". Tous ces films sont en fait inspirés par deux thrillers italiens (ou gialli) qui viennent de sortir et on eut un énorme succès : L'oiseau au plumage de cristal et Le chat à neuf queues, deux films réalisés par un nouveau venu prometteur, un certain Dario Argento.
Son producteur et père, Salvatore Argento, se dit qu'il serait temps pour son rejeton de lui concocter un nouveau giallo animalier afin de profiter aussi de l’engouement du public pour le genre. Mais le fiston a d'autres idées en tête, il vient d’entamer un divorce difficile avec Marisa Casale, mère de Fiore sa première fille ; de plus, il ne veut plus travailler avec le distributeur de ses premiers films, "La Titanus". En effet, Goffredo Lombardo, le patron de la compagnie, avait voulu le virer du tournage de L'oiseau au plumage de cristal et intervenir sur le montage du Chat à neuf queues. La condition sine qua none pour qu’Argento réalise son prochain film sera donc de trouver un nouveau distributeur. Ce sera chose faite grâce à la Paramount (un choix qui va s’avérer un vrai cauchemar par la suite).
Le projet peut alors être lancé. Argento n’a cependant aucune idée précise du scénario, à part le titre (Quatre mouches de velours gris) et un "gimmick" issu d’une croyance en vogue au dix-neuvième siècle, selon laquelle l'oeil d'un mort conserve sur sa rétine la dernière image enregistrée.
Dario et ses deux scénaristes, Mario Foglietti (crédité uniquement parce qu'il a trouvé le "pitch" final) et surtout son vieux complice Luigi Cozzi (futur réalisateur de "Hercules", "Contamination" et "Starcrash"), vont alors élaborer un scénario de manière particulièrement chaotique à partir uniquement des scènes de meurtres. Après moult efforts, le scénario définitif est enfin finalisé, mais Argento n'est pas encore au bout de ses (mauvaises) surprises. En effet, l’histoire mettant en scène le batteur d’un groupe de rock, le réalisateur prévoyait une bande-son interprétée par Pink Floyd (encore abordable à l’époque) ou au moins Deep Purple, mais les deux groupes refusèrent poliment à cause d’un planning surchargé. Argento doit alors se rabattre sur Ennio Morricone, dont il n’a guère apprécié les initiatives prises sur ses deux premiers films. La collaboration entre les deux hommes virera au cauchemar, ce qui n'empêchera pas le maestro de nous livrer une nouvelle fois une partition exemplaire de professionnalisme. Mais la tension entre les deux egos fut telle qu’il faudra attendre vingt-cinq ans et "Le syndrome de Stendhal" pour que les deux hommes retravaillent ensemble.
Pourtant, c'est dans ce contexte difficile et particulier qu'Argento va accoucher de l'un de ses meilleurs films, car la plupart des fans vous le diront : l’oeuvre du réalisateur est étroitement liée à sa vie professionnelle et (surtout) sentimentale ; et même si Quatre mouches de velours gris n'est pas vraiment un film qu’Argento voulait réaliser mais une "commande", il va devenir l’un de ses films les plus personnels, notamment au travers du couple Michael Brandon/ Mimsy Farmer, véritable exutoire pour le réalisateur dont la séparation avec son épouse semble avoir été des plus mouvementées, voire brutale, comme le suggère l’état du héros à la fin du film.
Pour Argento, Quatre mouches de velours gris sera aussi, indéniablement, le film de l'expérimentation visuelle (voir le travelling sur les câbles, qui préfigure les plans monstrueux de Ténèbres) et l’occasion d’aborder un genre déjà ultra codifié (notamment par un certain Mario Bava) de manière différente, non plus comme un thriller mais comme un drame psychologique sur la dégénérescence d’un couple (référence à sa vie privée). Une approche psychologique poussée quelques fois à l’extrême, notamment par Sergio Martino (L’étrange vice de Miss Wardh) et surtout Umberto Lenzi (Spasmo, Paranoia, "Si douces, si perverses"), qui n’hésiteront pas à allonger la sauce en ajoutant un érotisme plus démonstratif et surtout gratuit.
Quatre mouches de velours gris est aussi l’un des rares films d’Argento où l’humour est omniprésent, souvent savoureux et toujours incroyablement maîtrisé. Jean-Pierre Marielle qui repeint son bureau, Bud qui gobe un poisson vivant, le rendez-vous pendant un salon international des croque-morts (surréaliste), le personnage du facteur agressé par Brandon...toute une série de scénettes qui s'intègrent sans mal dans la narration, apportant quelques plages de repos bienvenues entre les scènes d’angoisse.
Paradoxalement, ce sera l'un des rares films où Argento trouvera le parfait équilibre entre sa direction d'acteurs (souvent inexistante chez l'italien, notamment lorsqu’il dirige sa fille Asia) et la technique (mouvement de caméra et effet visuel). Ce qui n’empêche pas le réalisateur de se laisser aller à quelques plans que l'on pourrait considérer comme gratuits. Michael Brandon poursuivant son mystérieux espion en passant à travers une série de rideaux rouges (référence au Masque de la mort rouge de Corman ?), le mégot par terre filmé en gros plan, la balle tirée du revolver filmée avec la fameuse caméra expérimentale...
Mais au lieu de déstabiliser l'intrigue, ces petites pirouettes visuelles renforcent l'équilibre précaire du récit et créent une ambiance parfois hallucinatoire (le fameux meurtre dans le parc ou la scène du théâtre). Une atmosphère étouffante et angoissante renforcée par les nombreuses scènes d’intérieurs, car le film est presque réalisé en huis-clos, une grande partie de l’action se déroulant dans l'appartement du couple Mimsy Farmer/Michael Brandon (notamment le dénouement) ou dans des espaces fermés. Même le parc (un espace ouvert par excellence) devient une prison qui se referme inexorablement sur sa victime (idée que l’on retrouve dans L’étrange vice de Mme Wardh de Sergio Martino).
Les meurtres sont bien évidemment mis en scène de manière magistrale, mais peu sanglante par rapport aux futures oeuvres du maître (voir Ténèbres). On retiendra celui de la bonne dans un parc, où le réalisateur fait soudain abstraction de toute continuité temporelle (la nuit tombe en un plan) et visuelle (les personnages disparaissent d’un coup) pour transformer une simple exécution en cauchemar (voir la victime essayer de passer entre deux murs trop étroits). Même chose pour le meurtre de Dalia (la maîtresse du héros), superbement réalisé avec ce couteau tombant à la verticale, et la chute de la pauvre fille dans un escalier, la tête en avant. Mais le morceau d'anthologie reste bien sûr la mort du tueur, réalisée avec une caméra spéciale qui filme à mille images/seconde, donnant un effet de ralenti impressionnant (une caméra utilisée notamment lors des crash-tests) ; on voit la voiture dans laquelle s'enfuit le tueur emboutir l'arrière d'un camion, le pare-brise éclate doucement et le visage apparaît dans les débris, se rapprochant inexorablement. Ensuite, dans une image quasi subliminale, une tête roule sur le sol et la voiture explose, le tout sur un morceau grandiose d'Ennio Morricone.
Le film n'aurait pu être qu'une belle coquille vide s'il n'avait pas été soutenu par une interprétation exemplaire (comparé au personnage masculin insipide d' Inferno), alors que l’on pouvait s’attendre au pire. Michael Brandon est vraiment en phase avec son personnage, à la fois vulnérable et déterminé à en finir ; il est l'une des surprises du film. N'oublions pas sa partenaire, Mismy Farmer, dans peut-être l’un de ses meilleurs rôles, qui va en scotcher plus d'un dans un final grandiose. Autres bonnes surprises, deux seconds couteaux que l’on n’attendait pas forcément dans ce genre de production : Bud Spencer (distributeur de baffes patenté), en contre-emploi total, est carrément génial, et Jean-Pierre Marielle est délectable dans le rôle d'un détective homosexuel, une idée de l'acteur aussitôt adoptée par le réalisateur, trop content de l'aubaine.
En trois films, Argento a amplement défriché le chemin emprunté en son temps par Mario Bava ; sa trilogie animale sera l’abécédaire du parfait giallo, qui contiendra tous les éléments essentiels de son oeuvre, qui seront réutilisés par la suite et imités sans cesse par nombre de ses confrères dans la décennie qui suivra. On retrouve donc le tueur souffrant d'un traumatisme bien gratiné, les flashbacks et rêves récurrents, le twist final le plus tordu possible, une esthétique des meurtres poussée à l'extrême, un fétichisme exacerbé et l’utilisation du décor urbain comme acteur.
Des trois films animaliers, Quatre mouches de velours gris est sûrement le moins connu de son auteur car le moins bien distribué, car la "Paramount" (qui détient les droits du film) ne semble pas particulièrement intéressée à l'exploiter, malgré les nombreuses rééditions de ses autre films. Ainsi, la fameuse trilogie animalière n'est jamais entière, il manque toujours, pour d'obscures raisons de droits, Quatre mouches de velours gris. Pourtant, c’est un film essentiel dans l’oeuvre de son auteur, sûrement le moins épidermique (et le moins spectaculaire), mais sûrement aussi le plus profond. C’est une étude sur le paraître et les faux semblants (voir l’identité du tueur et son mobile, ou le titre du film qui résulte d’un effet optique : il n’y a pas quatre mouches mais une seule). C’est aussi une oeuvre charnière qui faillit devenir le dernier giallo d’Argento. En effet, par un incroyable imbroglio, le réalisateur s’était engagé à réaliser une comédie, "Cinq jours à Milan", qui sera un échec critique et public cuisant. Argento rebondit alors en réalisant Les frissons de l’angoisse et engage pour l’occasion une jeune actrice dénommée Daria Nicolodi. Ce sera le début d’un nouveau cycle et d’une grande histoire d’amour. Et si "Cinq jours à Milan" avait été un succès ?
The Omega Man