Entretien avec Aldo Lado
Écrit par Francis Moury   

 

Entretien accordé le lundi 05 février 2007 (Paris) à l’occasion de la sortie DVD de Le Dernier train de la nuit (La Bête tue de sang-froid).

 

 

Francis Moury : Dans l’entretien qui accompagne l’édition collector DVD Néo Publishing de L’Ultimo treno della notte [Le Dernier train de la nuit / La Bête tue de sang-froid *], vous dites avoir voulu travailler dans le cinéma à cause des émotions inoubliables qu’il vous avait procurées, étant enfant et adolescent. À quels films ou à quels cinéastes en particulier, à quel genre de films en général songiez-vous ?

 

 

Aldo Lado : Tous les genres, de la comédie au film de guerre. Je suis vénitien d’origine. Juste après la guerre, les Américains avaient installé un écran au Jardin royal (pas très loin de la Place saint Marc) et ils projetaient des films qu’on pourrait nommer « de propagande » comme The Sullivans [J’avais cinq fils] (1944) de Lloyd Bacon, ou encore la série documentaire Pourquoi nous combattons. Je n’étais en revanche pas attiré par le néo-réalisme du Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica. J’aimais beaucoup l’acteur Toto et ses films. Et j’ai beaucoup aimé aussi les comédies italiennes à tendance sociale comme I Soli ignoti [Le Pigeon] (1958) de Mario Monicelli.

 

 

Francis Moury : Question parallèle : durant votre première période d’assistanat et de scénariste pour d’autres cinéastes, lequel vous a laissé le plus grand souvenir, et pour quelles raisons ?

 

 

Aldo Lado : Je vous dirai immédiatement : Bernardo Bertolucci durant le tournage de Le Conformiste (Ital.-Fr.-R.F.A. 1970). Pour vous donner une idée de la rigueur professionnelle de Bertolucci pendant Le Conformiste, un simple souvenir suffit : nous arrivions souvent tous les deux vers 6H00 du matin sur le plateau. Surtout les matins des journées où nous savions que nous allions avoir à résoudre d’épineuses difficultés, qu’elles fussent techniques ou d’un autre ordre…

 

J’étais devenu assistant-réalisateur dès 1962 sur Le Couteau dans la plaie (Fr.- Ital.- U.S.A.) d’Anatole Litvak, de la manière suivante. Ma famille me destinait à des études de droit puis voulait me faire intégrer un poste au Conseil d’État, comme il était de tradition chez nous. Cette perspective ne m’attirait pas du tout. Je suis venu à Paris comme étudiant en droit en 1961 mais je lisais surtout chaque jour les annonces d’une revue professionnelle française (le Technicien du film) qui proposait parfois des postes d’assistants. Or Litvak voulait un assistant d’origine italienne pour justifier certains aspects juridiques de cette coproduction franco-italo-américaine qu’il tournait alors comme producteur et réalisateur.

 

J’ai appris beaucoup de Litvak, notamment l’importance de la direction d’acteurs. Litvak laissait le directeur de la photographie s’occuper des soucis techniques tandis qu’il accordait toute son attention à la direction des acteurs. Il jouissait alors de la confiance de la firme américaine United Artists. Au cours de ma première journée, tout le monde me regardait de haut, personne ne m’adressait la parole. Or j’avais remarqué que Litvak perdait tout le temps son tabac : j’eus l’idée de le ranger dans ma poche. Lorsqu’il voulait bourrer sa pipe, il me trouvait à chaque fois derrière lui, son paquet à disposition dans ma main. Il apprit ainsi que j’étais son premier assistant et comment je me nommais ! Je lui devins vite indispensable pour bien d’autres choses. C’était un gros film, avec des collaborateurs techniques de premier ordre  : Alexandre Trauner comme décorateur et Henri Alekan comme directeur de la photographie. Sur Le Couteau dans la plaie, on travaillait en anglais ; la napolitaine Sophia Loren jouait en anglais sur le plateau. Presque tous les intérieurs du film furent méticuleusement reconstitués en studio : cela coûtait très cher…

 

 

Francis Moury : Par-delà les genres illustrés, il existe un cinéma de la violence. Il peut être réaliste (film policier par exemple) ou irréaliste (film fantastique) mais je pense que Le Dernier train de la nuit en est un fleuron essentiel. Dans votre filmographie, avez-vous atteint un tel degré de violence avec d’autres œuvres, selon vous ? Si oui, lesquelles ?

 

 

Aldo Lado : Non, jamais. La raison en est simple : lorsque vous donnez le maximum dans un genre, il est difficile de refaire la même chose. Les producteurs, naturellement, l’auraient souhaité car le film avait bien marché. Mais je répugnais à refaire la même chose ou à lui donner une suite. J’ai toujours aimé changer de genre.

 

 

Francis Moury : Comment est née l’idée du Dernier train de la nuit ? Vous l’avez réalisé d’une manière très pointilliste, en alternant des atmosphères très variées. Vouliez-vous cependant faire naître chez le spectateur une émotion particulière, une idée précise, dominant toutes les autres ?

 

 

Aldo Lado : Absolument ! L’idée directrice fut la suivante : faire naître chez le spectateur un dégoût de la violence, en particulier de la violence engendrée par la vengeance du père interprété par Enrico Maria Salerno. Un cinéaste ne fait pas un film pour lui mais pour donner des émotions au spectateur. Je considère donc que si le spectateur n’éprouve pas, à l’issue de la projection d’un film, ce que j’ai voulu lui transmettre, c’est que mon film est raté. Et cela m’est parfois arrivé.

 

 

Francis Moury : Dans quelle catégorie de genre diriez-vous qu’il convient de ranger Le Dernier train de la nuit, tout compte fait : drame psychologique, film d’action, film policier, film fantastique, voire même atroce comédie surréaliste ? Comment le définissiez-vous à l’époque de sa réalisation ? Et aujourd’hui, avec le recul ?

 

 

Aldo Lado : Je l’ai considéré et le considère encore aujourd’hui comme un film politique, critique de la bourgeoisie. Les personnages interprétés par Macha Méril et Enrico Maria Salerno sont au départ opposés par le scénario puis ils se reconnaissent, in extremis, comme identiques. C’est le sens de la fin. Mon film illustre l’idée qu’être bourgeois, c’est vouloir — et pouvoir — assouvir sans risque ses pulsions, indirectement, en se servant des autres. Et je pense que le fait que Bush utilise aujourd’hui de jeunes chômeurs — qui n’ont pas d’autre choix que de s’engager dans l’armée afin de survivre socialement — pour attaquer l’Irak relève de la même logique injuste. Bien des faits historiques et bien des faits divers relèvent de cette logique… les exemples sont innombrables.

 

 

Francis Moury : Quel fut le budget de production du Dernier train de la nuit et quelles recettes généra-t-il en Italie, en Europe et dans le reste du monde ?

 

 

Aldo Lado : Son budget était de 120.000 000 de lires donc… en équivalent 2007, disons 600.000 € à peu près. Et son résultat d’exploitation fut de 600.000 ou 700.000 entrées en salles, en Italie. Pour un film que la Commission de censure italienne voulait, après première vision, faire détruire purement et simplement, cela me paraît honorable comme résultat ! Dans les autres pays, j’ignore les résultats de son exploitation. Sauf au Vénézuéla : quelqu’un m’a dit qu’il avait bien marché là-bas.

 

 

Francis Moury : Vous avez employé un format panoramique 1.85 pour Le Dernier train de la nuit mais pas du 2.35 alors que le TechniScope était alors très en vogue en Italie... Ce fut un choix esthétique de votre directeur de la photographie Gabor Pogany ? De vous ? Et pour quelle raison ?

 

 

Aldo Lado : C’est entièrement mon choix, de même que celui de la lumière bleue. Les producteurs voulaient le tourner en 1.66 mais pas moi. Ce cadre me semblait excessivement restreint. Mais je ne voulais pas de format Scope 2.35 non plus, car la partie qui se passe dans le train n’avait pas besoin d’un format si large. L’adoption du format 1.85 résulta donc d’un compromis naturel et rationnel. Gabor Pogany était un excellent technicien mais n’était pas responsable de questions comme celles du choix du format. À son sujet, je vais vous raconter une anecdote. Après projection technique d’un de mes films au laboratoire Technicolor de Rome, je trouvais la photo un peu terne. J’ai demandé qu’on tire une copie modifiée avec une teinte orange plus prononcée. Pogany devint tout pâle et me dit : « Mais Aldo… que va dire le producteur ?! Il refusera de payer le tirage expérimental que tu as demandé ! Et les acteurs vont avoir des visages étranges ! ». Je lui ai répondu « Rassure-toi : c’est moi qui le paye, ce tirage ! ». C’est ce tirage qui fut considéré comme le meilleur par tout le monde, producteur inclus, et par la suite les critiques chantèrent les louanges de la photographie du film (rires)…

 

 

Francis Moury : Qui a eu l’idée du « viol au couteau » et du geste de Macha Méril ? La scène était écrite in extenso telle quelle ? Le producteur en avait eu connaissance explicite ?

 

 

Aldo Lado : C’est mon idée. Elle est née à cause du souvenir que je raconte dans le commentaire audio du DVD, concernant l’étrange réplique d’un médecin à l’épouse enceinte d’une de mes relations. En revanche, vous dire si elle était déjà écrite dans mon scénario m’est, avec le recul du temps, assez difficile : je ne me souviens plus jusqu’à quel point j’ai triché avec le producteur… que je ne voulais pas trop effrayer non plus !

 

 

Francis Moury : En France, certaines scènes psychologiques (entre le chirurgien et son épouse dans leur villa ou chez le vendeur de Vespa), sociales (la discussion sur le problème de la criminalité violente pendant le dîner chez le chirurgien la nuit de Noël, par exemple), voire presque satiriques (la demi-mondaine un peu fellinienne demandant du feu au personnage joué par Franco Fabrizi dans le train) du Dernier train de la nuit ont été coupées… alors que toutes les scènes de violence et tous les plans contenant du nu intégral furent préservés. Le film en VF est donc mutilé de 13 minutes mais, involontairement, plus oppressant du fait de ce remontage. La VO italienne lui confère une ampleur stylistique et thématique que nous découvrons. En Italie, au Japon, aux U.S.A., comment cela s’est-il passé avec la censure ?

 

 

Aldo Lado : En Italie (seul pays sur lequel je puisse vous répondre avec assez de précision concernant cette question) les coupes pratiquées par la censure suivirent le principe exactement inverse ! Ce sont les séquences violentes et à connotation érotique (par exemple la scène des toilettes entre Flavio Bucci et Macha Méril) qui furent les plus coupées.

 

 

Francis Moury : Le modérateur italien de votre commentaire audio vous disait — et je puis vous confirmer que c’est exact — que Le Dernier train de la nuit est sorti en France avec un visa d’exploitation correspondant au titre La Bête tue de sang-froid. Je me suis longtemps demandé s’il n’avait pas eu comme titre italien de travail « La Bestia a sangue fredo », ce qui permettait de le différencier de La Bestia uccide a sangue fredo qui est le titre d’un film de Fernando Di Leo... Je crois que vous allez me répondre « Non : seulement L’Ultimo treno della notte, après l’abandon de Violenza sull’ultimo treno della note » mais je voudrais tout de même confirmation…

 

 

Aldo Lado : Oui, le seul, je vous le confirme ! Je précise que je suis à l’origine du titre. J’étais content que l’ajout de Violenza au début du titre ait été refusé car ainsi on revenait à mon titre d’origine. Concernant Infascelli mentionné au générique parmi les scénaristes, c’est un parent du producteur Paolo Infascelli. Il avait revu avec moi les dialogues, notamment en prévision de la post-synchronisation. Il fallait donc qu’il soit co-scénariste, suivant les règles en vigueur de l’époque. Mais j’étais le scénariste de ce film. J’écrivais la nuit. Lorsqu’un bruit m’effrayait soudainement à 4H00 du matin, après avoir achevé une séquence, je savais que j’étais sur la bonne voie : la rédaction de la scène m’avait rendu moi-même réceptif à la peur !

 

 

Francis Moury : Quel est selon vous le meilleur directeur italien de la photographie avec lequel vous ayez travaillé ? Le meilleur scénariste ? Le meilleur musicien ? Le meilleur producteur ? La meilleure actrice ? Le meilleur acteur ?

 

 

Aldo Lado : Meilleur directeur de la photographie ? Dante Spinotti. J’avais tourné avec lui en 1981 La Désobéissance. Avec lui, tout était facile et il apportait un + à chaque fois. Meilleur scénariste ? Difficile de répondre car je suis, en règle générale, mon scénariste. Meilleur musicien ? Je dois en citer deux immédiatement : Ennio Morricone et Pino Donaggio. Meilleur producteur : les deux producteurs de La Cugina [inédit en France] (1974). Meilleure actrice ? C’est plus compliqué de choisir parmi elles mais puisqu’il faut répondre, je dois aussi vous citer, cette fois-ci encore, deux noms : Macha Méril (pour Le Dernier train de la nuit) et Stefania Sandrelli. Meilleur acteur ? Jacques Perrin (La Désobéissance) et Mario Adorf (La Désobéissance aussi et La Corta notte delle bambole di vetro [Je suis vivant !] 1971).

 

Francis Moury : Je vous remercie de m’avoir accordé cet entretien. Voudriez-vous ajouter quelque chose pour les lecteurs qui vont revoir ou parfois découvrir Le Dernier train de la nuit / La Bête tue de sang-froid ?

 

 

Aldo Lado : Je leur dirais volontiers ceci : « Regardez d’abord ce film pour les émotions qu’il va vous procurer, pour la peur, pour le suspense… Puis regardez-le à nouveau, en prêtant cette fois-ci attention à son sens politique qui est toujours d’actualité car il est intemporel ».

 

 

PS : Néo Publishing sortira en mai 2007 une édition DVD de La Corta notte delle bambole di vetro [Je suis vivant !] (1971) d’Aldo Lado, contenant également un commentaire audio d’Aldo Lado.

 

 

(*) La Bête tue de sang-froid est le titre sous lequel L’Ultimo treno della notte fut exploité au cinéma en France en exclusivité dès la saison cinématographique 1976-1977 par l’intéressant distributeur Rex International Distribution (R.I.D.) : son visa d’exploitation était assorti d’une interdiction aux moins de 18 ans.