Entretien avec Teruo Ishii
Écrit par Francis Moury   

 

Entretien accordé à Francis Moury le mercredi 08 septembre 2004 au Forum des Images (Paris) à l’occasion de l’Hommage rendu à Teruo Ishii par L’Étrange Festival 2004.

 

 

Francis Moury : Avant de parler de vos films, je souhaiterais que vous me parliez de vous et dresser un peu votre biographie esthétique. Quand vous étiez adolescent, quel était votre genre cinématographique japonais préféré ? Ou bien aimiez-vous tous les genres de films ?

 

Teruo Ishii : J’aimais particulièrement les films « jidaigeki » [« historiques »] de la série Kurama Tengu avec l’acteur Arashi Kanjuro à qui j’ai d’ailleurs confié le rôle du vieux criminel incarcéré que ses co-détenus envisagent de tuer dans Abashiri Bangaishi [Prisonniers d’Abashiri] (Jap. 1965). C’était une série historique qui relatait la lutte d’un héros masqué nommé Tengu qui combattait en faveur de l’Empereur contre les clans des seigneurs Tokugawa de l’époque Edo. Ce type de héros portant un masque mystérieux a souvent une connotation maléfique au Japon mais ici ce n’était pas le cas. Quant à cet acteur Arashi Kanjuro, eh bien c’était une ancienne « star » du cinéma muet, depuis 1925 environ !

 

 

Francis Moury : Quels étaient vos cinéastes japonais préférés à cette époque ?

 

Teruo Ishii : Quand j’étais un très jeune homme, je n’avais pas vraiment l’idée de repérer les noms des cinéastes. C’est plus tard que j’ai commencé à m’intéresser à cela à cause du cinéma français, de Julien Duvivier notamment dont j’ai admiré la plupart des films, en particulier Pépé le Moko (Fr. 1937) et Sous le ciel de Paris (Fr. 1951). On m’a dit que Duvivier n’est plus trop apprécié en France : si c’est exact, j’en suis navré car je le considère comme un admirable cinéaste.

 

Francis Moury : (je le rassure en lui signalant que la télévision consacre de temps en temps des hommages à Julien Duvivier et que ses titres majeurs sont édités en vidéo puis l'entretien se poursuit) À présent adulte et cinéaste professionnel, avez-vous encore le temps de voir les films de vos collègues japonais ? Et si oui, lesquels prenez-vous le temps de visionner ? Quels sont vos cinéastes japonais préférés aujourd’hui ? Vos films japonais préférés ? Ceux dont vous vous sentez le plus proche esthétiquement ou intellectuellement ?

 

Teruo Ishii : Je vous répondrai d’abord et avant tout Ukigumo [Nuages flottants] (Jap. 1955) de Mikio Naruse. Je n’étais pas son assistant sur ce titre-là car j’étais alors sous contrat avec la Shin-Toho et lui avec la Toho. Mais je lui rendais visite très fréquemment sur le tournage et il me confiait ses impressions. Je me souviens qu’il en avait marre de l’actrice principale (rires). C’est lui, d’abord et avant tout autre, le maître dont je suis fier d’être le disciple.

 

Francis Moury : Avez-vous vu certains films étrangers qui vous aient particulièrement impressionné lorsque vous étiez jeune homme ou une fois devenu cinéaste professionnel ?

 

Teruo Ishii : Je vous répondrai à nouveau : les films de Julien Duvivier et je rajoute aussi Les Enfants du paradis (Fr. 1943-1945) de Marcel Carné ainsi que Once Upon a Time in America [Il était une fois en Amérique] (USA 1983) de Sergio Leone, dont je rêve de faire un remake japonais, comme vous le savez. Remake que je considérerai pour ma part, si j’arrive à le réaliser, comme mon testament cinématographique.

 

 

Francis Moury : Parlons de Abashiri Bangaishi [Prisonniers d’Abashiri] (Jap. 1965). « Abashiri » est le nom de la prison mais que signifie « Bangaishi » ?

 

Teruo Ishii : C’est une bonne question que j'ai posée moi-même à son directeur pendant que je préparais le tournage ! (rires). C’est une formule qui permet tout bonnement d’indiquer l’adresse sans que le mot « prison » apparaisse sur l’enveloppe du courrier qu’une famille adresse au prisonnier. Cela évite qu’on sache où la lettre est adressée précisément mais lui permet d’être acheminée à bon port. Seul le postier comprend… Je vous signale d’ailleurs que la chanson du film, adaptée d’une chanson authentique (on ne sait pas vraiment qui en a composé les paroles ni la mélodie : c’est une création anonyme et collective) que chantaient les détenus, est toujours interdite de diffusion télévisée et radiophonique aux concours télévisés de chansons pendant les fêtes de fin d’année : elle contient en effet des termes tabous, dont l’emploi est réservé au milieu Yakuza.

 

 

Francis Moury : Cette prison qui vous a servi de décor réel était vide, abandonnée, lorsque vous avez tourné dedans ?

 

Teruo Ishii : Non, elle était alors en activité. En fait, nous avons tourné les extérieurs là-bas mais pas les intérieurs pour cette raison. Nous ne pouvions y pénétrer. Les cellules, le bureau du directeur, le couloir principal, les bains, le cachot d’isolement : toutes ces scènes d’intérieur ont été reconstituées en studio.

 

Francis Moury : Depuis on peut la visiter et je crois avoir compris qu’une nouvelle prison avait été construite à côté de l’ancienne ?

 

Teruo Ishii : Oui, en effet, l’ancienne prison a été fermée. On en a construit une nouvelle à côté, je crois. Je vous dis « je crois » parce que je ne suis jamais retourné dans cette région (rires) !

 

Francis Moury : Quel fut le budget global du premier Abashiri Bangaishi [Prisonniers d’Abashiri] (Jap. 1965) tourné en ToeiScope 2.35 N&B ? Quelle fut la durée du tournage lui-même, sans tenir compte des repérages préliminaires ?

 

Teruo Ishii : Le tournage a duré 35 jours — ce qui est très long pour moi — et la durée totale fut encore plus longue à cause des repérages, comme vous le savez.

 

 

Francis Moury : Ce fut votre premier très grand succès commercial au Japon puisqu’il donna naissance à toute une série de films — une des plus populaires de tous les temps dans votre pays — et qu’il transforma Ken Takakura en vedette, du jour au lendemain. Vous avez déclaré, à l’issue de la projection, que c’est le troisième épisode — sur la dizaine que vous avez réalisée — qui est votre préféré. Pour quelle raison ?

 

Teruo Ishii : J’ai le sentiment que mes trois premiers films de la série sont des œuvres personnelles. Et je cite souvent le troisième en exemple car il a obtenu un énorme succès au Japon. Ensuite, eh bien ma foi…le cœur n’y était plus en ce qui me concerne : c’était devenu du travail à la chaîne ! (rires).

 

Francis Moury : De quel budget moyen et de quelle durée moyenne de tournage avez-vous disposé de 1968 à 1973 pour la série des huit films connus aux USA sous le nom générique de « Plaisirs / Joies de la torture » dont nous avons pu voir trois exemplaires à l’Étrange Festival 2004, tournés en ToeiScope-Eastmancolor ?

 

Teruo Ishii : La durée moyenne était de 30 jours. Quant au budget, je ne saurais m’en souvenir précisément mais je puis vous dire que ces films ont assurément coûté pas mal d’argent à l’époque. Les décors, les costumes, les maquillages : tout cela coûtait cher. Pour le premier épisode de la série — celui tourné immédiatement avant Tokugawa onna keibatsu-shi [Femmes criminelles] (1968) —  on avait poussé le luxe jusqu’à relier ensemble deux plateaux différents des studios de la Toei à Kyoto !

 

 

Francis Moury : Vous avez déclaré, à l’issue d’une projection de Tokugawa irezumi-shi : seme jigoku [L’Enfer des tortures] (1969), que vous aviez « tourné ce film les yeux fermés ». Cette expression est extraordinaire et très belle car elle exprime l’aspect irrationnel et onirique du film et de la série à laquelle il appartient. Que pensaient la critique japonaise traditionnelle et la critique japonaise underground de cette série, à l’époque de sa sortie ?

 

Teruo Ishii : Les jeunes critiques les aimaient beaucoup. Mais les critiques traditionnels qui encensaient des cinéastes comme Akira Kurosawa et les autres cinéastes classiques, les détestaient. (rires).

 

 

Francis Moury : Dans le même genre « Ero-Guro » [contraction japonaise désignant le courant littéraire et cinématographique « érotique-grotesque »], aviez-vous des concurrents à cette époque et si oui, en estimiez-vous certains ? Par exemple certains réalisateurs oeuvrant pour la Nikkatsu ?

 

Teruo Ishii : Je ne pense pas avoir eu de concurrents dans ce genre. Quant à la Nikkatsu, vous savez, je n’ai tourné que deux films pour cette société. Certes, les réalisateurs de la Nikkatsu comme Seijun Suzuki et la plupart des autres, étaient de la même génération que moi. Mais à cette époque, je n’avais guère le temps d’entretenir de relation avec eux.

 

 

Francis Moury : Parlez-moi de votre sublime actrice Masumi Tachibana que l’on peut contempler dans Femmes criminelles (1968), L’Enfer des tortures (1969) et Genroku onna keizu [Orgies sadiques de l’ère Edo] (1969) : d’où venait-t-elle ? Qu’est-elle devenue ? Fut-elle une star de l’Ero-Guro particulièrement appréciée au Japon par le public ?

 

Teruo Ishii : Eh bien, je l’ai découverte par hasard alors que j’étais à Kyoto dans les studios de la Toei pour préparer le casting. Je l’avais remarquée pendant qu’elle tournait une série historique pour la télévision, produite par la Toei. Elle n’avait pas une réputation ni un nom à cette époque. Elle était originaire de la région du Kansai où se trouve la ville d’Osaka et rien ne semblait indiquer qu’elle était sur le chemin d’une carrière prestigieuse. Mais elle est, en effet, devenue ensuite une star du genre « Ero-Guro ». Elle a tourné d’ailleurs par la suite dans des films de genres variés. Elle a aujourd’hui mis un terme à sa carrière. Je me souviens que nous visionnions ensemble les « rush » à la fin de chaque journée de tournage, et qu’elle était alors un peu… comment dire ? Elle affectait une attitude gênée et honteuse ! (rires)

 

 

Francis Moury : le thème de l’œuvre d’art qui survit à l’artiste, du tatouage qui survit au tatoueur est-il un thème classique de la littérature puis du cinéma japonais ? Je veux dire que dans Femmes criminelles et L’Enfer des tortures, le tatouage semble maudit parce que beau et beau parce que maudit : il provoque la destruction tantôt de l’artiste tantôt de la jeune femme tatouée. Qu’en pensez-vous ?

 

Teruo Ishii : Le tatouage est d’abord vu par nous autres Japonais comme un objet beau, purement pictural et dénué de toutes ces connotations « maudites » (rires). Vous savez, le tatouage est chez nous un signe traditionnel de richesse et d’endurance : à l’époque des Tokugawa, seuls ceux qui étaient assez riches pour payer le tatoueur et assez endurants pour supporter jusqu'au bout la souffrance physique provoquée par son travail pouvaient paraître en société avec cet embellissement. Et les autres, ceux à qui ces deux qualités faisaient défaut, étaient méprisés.

 

 

Francis Moury : vous aimez les longs « plans-séquence » ? J’en ai remarqué de très beaux dans Femmes criminelles, L’Enfer des tortures et Orgies sadiques de l’ère Edo. On a même la sensation que parfois tel conte est presque entièrement un plan-séquence bien que cela ne soit techniquement pas le cas. Qu’en pensez-vous ?

 

Teruo Ishii : Eh bien, par exemple, l’un des plans-séquences de L’Enfer des tortures au cours duquel le commissaire ouvre à la nouvelle prostituée de l’établissement les portes du couloir les unes après les autres afin qu’elle connaisse ce qui s’y passe, je l’ai réalisé pour deux raisons. Une raison technique d’abord : le plateau de tournage était circulaire et doté de pièces triangulaires, cela permettait donc facilement de le découvrir. Pour une raison morale ensuite : je voulais remercier par ce plan le directeur artistique du film pour la qualité de ses décors - qu’un tel plan mettait en valeur.

 

Francis Moury : Vous avez aussi réalisé dans la série des « Plaisirs de la torture » de magnifiques fondus en guise de liaison, ainsi que des zooms-arrière à partir d’un détail : vous entrelacez les séquences plus que vous ne les montez au sens classique. Si bien que le montage semble se confondre avec la mise en scène. Le résultat est un effet de surprise constant du spectateur. Votre caméra est aussi bien plus mobile et sinueuse que celle d’un film traditionnel. Quelle était votre ambition profonde ? Raconter mystérieusement une histoire simple ou simplement une histoire mystérieuse ?

 

Teruo Ishii : Il y a des cinéastes qui travaillent avec un story-board et vous savez que ce n’est nullement mon cas puisque vous m’avez confié avoir lu certaines de mes déclarations à vos collègues anglo-saxons. Je vous confirme donc que je n’aime pas cette manière de procéder ! J’aime au contraire les transitions douces qui permettent de maintenir l’atmosphère. Tous ces effets que vous avez décrits n’avaient que ce seul but et j’ajoute que seule la caméra peut obtenir cela, au tournage.

 

 

Francis Moury : Kyofu kikei ningen [L’Effrayant docteur H. : mémoires d’un homme déformé] (1969) est un film unique que nous autres Occidentaux pourrions nommer aussi bien « fantastique » que « surréaliste » : dans quelle catégorie de genre diriez-vous qu’il convient de le ranger, tout compte fait : est-ce un film d’horreur, un rêve éveillé, un drame psychologique ou un film policier ? Voire un film érotique-grotesque ? Comment le définissiez-vous à l’époque de sa réalisation ? Et aujourd’hui, avec le recul ?

 

Teruo Ishii : Les genres m’indiffèrent un peu. Je vous dirai qu’en ce qui me concerne, la fiction doit forcément être extrême, empoisonnée, comporter la mort et la violence. C’est par la force des choses que ce film est tel qu’il est, si je puis m’exprimer ainsi.

 

 

Francis Moury : Parlez-moi de votre rapport avec Nobuo Nakagawa, le cinéaste de Jigoku [L’Enfer] (1960) dont vous avez réalisé en 1999 un remake inspiré par la secte Aum, je crois ?

 

Teruo Ishii : J’ai été son assistant dans des circonstances étonnantes (rires) ! Il venait de perdre sa mère et les producteurs étaient très soucieux du retentissement psychologique que cela pouvait avoir sur la suite du tournage qu’il avait entrepris. Ils m’ont donc envoyé sur le plateau à toutes fins utiles. Je suis arrivé là-bas et à notre première rencontre, j’étais très inquiet ! Nakagawa se tenait accroupi par terre, la tête profondément penchée vers l’avant comme sous le coup d’une tristesse intense. Je n’osais naturellement pas lui adresser la parole, respectant son deuil. Et puis sa femme est arrivée et lui a lancé sur le ton du reproche : « Arrête de dormir comme ça, paresseux : il faut que tu travailles ! » et j’ai alors compris qu’il était tout bonnement en train de dormir ! (rires) C’était un grand cinéaste, comme vous le savez, mais aussi un homme très attentionné, avec qui j’ai entretenu d’excellents rapports.

 

Francis Moury : Quel est selon vous le meilleur directeur japonais de la photographie avec lequel vous ayez travaillé ? Le meilleur scénariste ? Le meilleur musicien ? Le meilleur producteur ? La meilleure actrice ? Le meilleur acteur ?

 

Teruo Ishii : (à peine une minute de réflexion puis il répond avec assurance) Mon meilleur directeur de la photographie : Hiroshi Suzuki. Mon meilleur scénariste : Masahiro Kakefuda. Mes meilleurs musiciens – car je dois en citer deux – furent Masao Yagi et So Kaburagi. Mon meilleur producteur : Shigeru Okada. Quant aux meilleurs acteurs et actrices avec qui j’ai travaillé au cours de ma carrière, je vous dirai qu’il est facile de les repérer : ce sont ceux avec lesquels j’ai constamment travaillé, indistinctement et dans leur ensemble. Une fois que j’en trouvais un ou une qui était bon ou bonne selon moi, je l’employais le plus souvent possible.

 

Francis Moury : Je vous remercie de m’avoir accordé cet entretien. Voudriez-vous ajouter quelque chose pour les lecteurs qui attendent impatiemment la sortie de vos chefs-d’œuvre en DVD ?

 

Teruo Ishii : Je vous en prie : c’était pour moi un plaisir. J’ajoute à l’attention de vos lecteurs que je ne m’attendais pas à ce que mes films soient vus en dehors du Japon, à l’étranger. Je suis anxieux (rire) de savoir les réactions qu’ils vont provoquer.

 

 

N.B. : dans les transcriptions alphabétiques de titres japonais, on a suivi la règle usuelle qui veut que seule la première lettre du premier mot du titre soit en majuscule et le reste en minuscule, noms propres mis à part si le titre en contient. Dans les transcriptions de noms japonais, on a suivi la règle occidentale qui place le prénom avant le nom : Mikio NARUSE et non pas NARUSE Mikio. Pour deux raisons : d'abord un texte occidental n'a pas à suivre l'usage japonais (ni vice-versa) ; ensuite les historiens et critiques occidentaux du cinéma japonais du vingtième siècle respectaient bien évidemment l'usage occidental.

 


# Autres films de Teruo Ishii sur Psychovision :

 

Yakuza keibatsuchi : Rinchi [La Loi yakuza] 1969


Meiji, taisho, showa ryoki onna hanzaichi [Déviances et passions] 1969