Par-delà la vie et la mort à Hollywood dans les années 40
Écrit par Mallox   

 

 

Peut-être s'agit-il d'offrir un réconfort aux familles des victimes et au peuple en général, usé par les années de guerre. Ainsi traumatisé, le public de l'après-guerre cherche- t-il à fuir une réalité qu'il juge trop brutale via le support cinématographique ? Le cinéma fantastique à tendance onirique lui tend alors la main en lui proposant une rassurante évasion dans le royaume du surnaturel.

A Hollywood, les années 30 auront été l'âge d'or du film d'épouvante, le règne florissant des vampires, momies, loups-garous et autres créatures monstrueuses. Cependant, le public vit un début de décennie suivante qui dépasse allègrement en horreur tout ce qu'avaient imaginé jusqu'ici les scénaristes. Comparées aux atrocités découvertes ou vécues chaque jour, les expériences pourtant diaboliques d'un Baron Frankenstein apparaissent alors comme un passe-temps bien innocent. Que dire du traditionnel savant fou menaçant de détruire l'humanité tout entière si ce n'est que la bombe atomique l'a relégué alors et pour longtemps, au rang des épouvantails poussiéreux ?
Le cinéma fantastique va donc à cette époque muter, renonçant pour un temps, à enrichir la galerie des monstres. En revanche, celui-ci va proposer des voyages bénins dans un royaume d'autant plus séduisant que les sujets empruntent les traits des acteurs préférés du public, le tout au royaume du surnaturel. La vocation des spectres et autres démons qui jusque là envahissaient les écrans pour effrayer vont alors servir d'autres intérêts : exorciser la peur de la mort, laquelle est dès lors présentée comme un voyage apaisant vers un autre monde fait de sérénité.

 

 

 

- Les spectres romantiques et les diables de la tentation :

 

 




Bien entendu, les fantômes n'étaient pas nouveaux dans le paysage cinématographique et dès la fin des années 30, certaines comédies animaient même les écrans de leur espièglerie. C'était le cas par exemple de Topper (Le couple invisible, 1937) avec Cary Grant et Constance Bennett et qui deviendra même une série de films dans lesquels on retrouva également à l'affiche dans les rôles principaux, Roland Young (Fantômes en croisière / Topper Takes a Trip) en 1938 ou Joan Blondell (Le retour de Topper / Topper Returns) en 1941. Dans le premier de la série, Cary Grant et Constance Bennett venaient en aide à un banquier harcelé par une épouse acariâtre.


Petit à petit, l'espièglerie des revenants va laisser place au romantisme. Ainsi en 1948, avec Le portrait de Jennie (Portrait of Jennie), William Dieterle va s'abandonner au lyrisme : un peintre méconnu (Joseph Cotten) se retrouve obsédé par la belle et mystérieuse inconnue (Jennifer Jones) qui lui est apparue à plusieurs reprises. Celui-ci découvre qu'il s'agit d'un fantôme : Jennie a connu un destin fatal au cours d'un terrible ouragan vingt ans auparavant. Ils se retrouvent durant un nouvel ouragan et Jennie, avant de disparaître, lui révèle qu'ils étaient destinés à se rencontrer afin d'amener la preuve que l'amour peut défier le temps et la mort, et que la vie sans amour n'est qu'une illusion bien pâle. Ce film, tombé depuis dans les limbes de l'oubli est pourtant une très grande réussite enchanteresse. Sur une musique de Debussy, se succèdent de somptueux tableaux romantiques faits d'espaces enneigés ou de généreux ouragans marqués par les apparitions magiques et "picturalement" romantiques de Jennie, tantôt auréolée de lumière, tantôt nimbée de brume.


Un charme assez similaire est également omniprésent dans L'aventure de Madame Muir (The Ghost and Mrs Muir, 1947), tableau somptueux de l'Angleterre sous l'égide du roi Edouard. Une jeune veuve avide d'indépendance (Gene Tierney) s'installe dans une villa en bord de mer puis découvre que sa demeure est hantée par le fantôme de l'ancien maître des lieux, un capitaine de marine (Rex Harrison). En dépit de la verdeur du langage et du caractère irascible de ce dernier, une amitié forte s'établit entre eux. Madame Muir y prend conscience de l'hypocrisie des hommes qui l'entourent pour enfin tomber éperdument amoureuse du capitaine. Refusant obstinément de se remarier malgré les prétendants, elle attend sereinement la mort. Celle-ci lui permettra enfin d'être réunie à celui qu'elle aime. Abandonnant sa dépouille de vieille femme, c'est l'esprit d'une jeune femme "irradiée" de bonheur qui s'éloignera avec le beau marin.

 

 

La falaise mystérieuse (The Uninvited, 1944) avait quant à lui pour thème le duel entre deux esprits, l'un étant bon, l'autre mauvais. Ceux-ci y luttaient pour s'emparer de l'âme d'une énigmatique jeune femme (Gail Russell). Lewis Allen, un réalisateur alors estimable, parvenait à créer une atmosphère sourdement angoissante en faisant participer à l'affrontement entre les forces du mal et celles du bien, les éléments les plus naturels comme le soleil, le vent ou le froid.


Les valeurs morales se devant impérativement d'être défendues en ces temps troubles, le mythe de Faust se voit à nouveau d'actualité. Ainsi dans Tous les biens de la terre (sorti aux USA à l'origine sous le titre "All That money Can Buy", 1941), adapté du conte de S.V. Benet "The Devil and Daniel Webster", William Dieterle met en scène un diable très américain dans l'âme : Mister Scratch (Walter Huston), à la fois jovial et retors, qui persuade par son éloquence un pauvre diable de paysan de lui vendre son âme, en échange de quoi le croquant jouira de sept années de prospérité. Le paysan se retrouvera alors corrompu par l'argent, s'adonnera à l'usure et à l'exploitation honteuse de ses voisins. Lorsque Scratch revient chercher son dû, sa victime fait alors appel au fameux avocat Daniel Webster (Edward Arnold), lequel plaide avec succès sa cause devant un jury de damnés, permettant ainsi au paysan de racheter son âme.


Dans Un pacte avec le diable (Alias Nick Beal, 1949), Ray Milland campe un diable redoutablement séduisant. Dans ce film signé John Farrow (qui dansa le Mia avant l'heure), ce dernier offre au politicien Joseph Forrest (Thomas Mitchell) le pouvoir et contribue à le faire devenir gouverneur. Forrest est néanmoins pris de remords avant de se confesser publiquement afin de sauver son âme. Il est aidé en cela par un prêtre pourvu d'un tel courage qu'il ne se servira pour se faire que de sa seule bible.

 

 

 

- S.O.S. Fantômes :



Ces visiteurs de l'au-delà pouvaient bien entendu aussi servir la bonne cause. Dans The Remarkable Andrew (1942) de Stuart Heisler, le roman initial et son adaptation, tous deux signés Dalton Trumbo, mettaient en scène le fantôme du président Jackson (Brian Donlevy) revenant sur terre afin d'apporter son aide à un comptable intègre (William Holden) pour lutter contre la corruption régnant sur la ville.


Franck Capra, grand maître du cinéma populiste des années 30, revient de manière triomphale à Hollywood après avoir filmé les combattants américains, avec La vie est belle (It's a Wonderful Life, 1946). On y retrouve tous les thèmes chers au réalisateur : l'esprit familial et communautaire, l'ambiance des petites bourgades de province, ainsi que l'abnégation civique. L'intervention du surnaturel n'est finalement là que pour ranimer la confiance défaillante dans la nature humaine. A la veille de Noël, George Bailey (James Stewart), qui s'est toujours dévoué corps et âme pour la petite ville de Bedford Falls, est ruiné et dans son désespoir, songe à se suicider. Le ciel s'émeut alors et délègue sur terre un ange de "seconde classe", Clarence Oddbody (Henry Travers), afin de montrer à George ce que serait devenue la petite ville s'il n'avait pas été là. Celle-ci serait sous l'entière domination du magnat sans scrupule Henry F. Potter (Lionel Barrymore), personnage très inspiré du Scrooge de Charles Dickens. La paisible cité qui serait en tout cas rebaptisée "Pottersville" est représentée comme un enfer illuminé de néons mais où la charité n'aurait pas cours. Epouvanté par cette horrible révélation, George renonce à ses idées suicidaires, ses amis font une collecte pour le sauver de la misère, Clarence se voit pousser des ailes d'ange de première classe... bref, tout finit pour le mieux dans le meilleur des mondes !

 

 

Bien évidemment, le recours au surnaturel n'exclut pas pour autant la satire et l'ironie. Deux émigrés européens, René Clair et Ernst Lubitsch en ont fait la très brillante démonstration.
Dans Ma femme est une sorcière (I Married a Witch, 1942) de René Clair, les pouvoirs magiques sont prétexte à des gags cocasses : Jennifer Warren (Veronica Lake) et son père (Cecil Kellaway) ont été brûlés pour sorcellerie au XVIIème siècle et ont maudit l'homme qui les a envoyés sur le bûcher. Se réincarnant à l'époque moderne, ils vont tenter de se venger sur son descendant (Fredric March). Mais naturellement, la sorcière s'éprendra de la proie...


Quant à Le ciel peut attendre (Heaven Can Wait, 1943) de Ernst Lubitsch, il offre à la fois un conte cruel, sophistiqué, tendre et nostalgique. Henry Van Cleve (Don Ameche), enfant gâté de la haute société new-yorkaise, arrive en enfer et il raconte sa turbulente existence au tenancier de ces lieux ténébreux (Laird Cregar) : profondément épris de sa délicieuse femme Martha (Gene Tierney), il n'a pourtant jamais su résister à aucune jolie femme. Admis de justesse au paradis, Henry est déjà prêt à se laisser détourner par la première créature séduisante qu'il croise ! Derrière l'ironie mordante de la brillante satire sociale transparaît le regret désespéré des plaisirs enfouis à jamais. Finalement chaque homme est prêt à affronter l'enfer pour une minute de jouissance supplémentaire.


On peut citer encore L'évadé de l'enfer (Angel on My Shoulder, 1946) d'Archie Mayo dans lequel Claude Rains perce l'écran de sa savoureuse composition.

 

 

 

- Des anges gardiens comme exemples à suivre :



On a beaucoup parlé jusqu'ici des diables mais un peu moins des anges. Si les diables sont le plus souvent représentés comme des crapules élégantes et cyniques, portant fréquemment l'habit de soirée avec une désinvolture très mondaine, les anges, eux, sont presque toujours de parfaits Américains, beaux, sains et parfaitement éduqués. Il en va en tout cas ainsi de Cary Grant dans le rôle de l'ange exemplaire Dudley dans le film d'Henry Koster Honni soit qui mal y pense (The Bishop's Wife, 1947). Il vient au secours de l'évêque Brougham (David Niven), qui l'a sollicité dans ses prières, et il l'aide à résoudre ses problèmes et à retrouver en même temps une foi pour le moins chancelante. La même année, Robert Cummings incarne un ange déterminé à sauver l'âme d'un célèbre hors-la-loi du Far West (Brian Donlevy) dans Heaven Only Knows.


Le surnaturel s'introduit même alors dans la comédie musicale : dans Yolanda et le voleur (Yolanda and the Thief, 1945) de Vincente Minelli, Fred Astaire incarne un escroc et un tricheur qui cherche à se faire engager comme ange gardien par une riche héritière sud-américaine plutôt naïve (Lucille Bremer), afin de mettre la main sur sa fortune. Mais évidemment, le véritable ange gardien de la demoiselle (Leon Ames) n'est pas loin et veille à ce que la morale et la fortune de sa protégée soient sauves.


Jack Benny lui-même n'hésitera pas à endosser la robe blanche et les ailes immaculées de l'ange Athanael pour les besoins de The Horn Blows at Midnight (1945), une comédie désopilante signée Raoul Walsh. Benny y est envoyé sur terre pour faire résonner les trompettes du jugement dernier. Cette incarnation totalement inattendue vaudra d'ailleurs bien des sarcasmes à Jack Benny, qui était loin d'avoir la réputation de mener une vie exemplaire...

 

 

Finalement, l'un des émissaires célestes les plus populaires sera Claude Rains qui interprètera Le défunt récalcitrant (Here Comes Mr. Jordan) dans le rôle-titre. Dans ce film réalisé par Alexander Hall en 1941, on assiste au parcours d'un boxeur (Robert Montgomery) appelé au paradis dans la fleur de l'âge, à la suite d'une erreur dans la comptabilité céleste. L'ange secourable, Mister Jordan, l'aide à revenir sur terre et, comme sa dépouille mortelle a déjà été incinérée, il lui confie le corps d'un magnat de la finance qui vient de se faire assassiner. S'ensuit une série de quiproquos que Mister Jordan, qui n'est jamais bien loin, l'aide à démêler. Le film aura un tel succès qu'Alexander Hall réalisera une suite : L'étoile des étoiles (Down to Earth, 1947), dans lequel Rita Hayworth incarne la muse Terpsichore envoyée sur Terre à la suite d'une autre erreur de l'administration céleste.
A l'instar des anges, les fantômes sont eux aussi au service des vivants. Ainsi dans Le joyeux phénomène (Wonder Man, 1945) réalisé par Bruce Humberstone, Danny Kaye élucide le mystère qui entoure le meurtre de son frère avec l'aide du fantôme de ce dernier.


Dans un registre plus sérieux, Victor Fleming, dans Un nommé Joe (A Guy Named Joe, 1943), montre un pilote de chasse (Spencer Tracy) qui réapparaît après sa mort à ses coéquipiers afin de leur insuffler le courage nécessaire face à l'ennemi. Citons encore Charles Laughton, fantôme bougon et cabotin, dont l'antique demeure est envahie par une nuée de soldats américains sceptiques dans Le fantôme de Canterville (The Canterville's Ghost, 1944) de Jules Dassin, d'après le récit d'Oscar Wilde.

 

 

 

- Leurs pendants britanniques :



Finalement, le monde de l'au-delà est devenu si familier à Hollywood qu'il semble tout naturel que le grand Florenz Ziegfield (interprété par William Powell) dirige une nouvelle et sensationnelle revue musicale depuis sa résidence céleste : ce sera Ziegfield Follies, réalisé en 1946 par Vincente Minelli pour la MGM.


Le cinéma britannique, dont la qualité ne cesse de s'affirmer dans les années 40, ne dédaigne pas pour autant les revenants : l'Angleterre n'est-elle pas la patrie d'élection des fantômes ? Dans L'esprit s'amuse (Blithe Spirit, 1945), adapté par David Lean d'une pièce de Noël Coward, Kay Hammond incarne un fantôme très possessif, qui continue à hanter son ancien époux (Rex Harrison), alors même qu'il s'est remarié.


Dans Le médaillon fatal (A Place of One's Own, 1945), Bernard Knowles illustre avec une certaine virtuosité le thème classique de la maison hantée : l'esprit de l'ancienne propriétaire s'est emparé de Margaret Lockwood, la contraignant à revivre l'expérience tragique de celle qui l'a précédée dans ces lieux.

 

 

Mais il convient surtout de citer deux chefs-d'oeuvre du cinéma britannique des années 40. D'abord Au coeur de la nuit (Dead of Night, 1945), où la suprême ambiguïté des rêves est exprimée avec une rare intelligence, ensuite Une question de vie ou de mort (A Matter of Life and Death, 1946), de Michael Powell et Emeric Pressburger, admirable conte onirique dans lequel un aviateur franchit les lisières de la mort, au retour d'une mission.

 

 

Mallox (5 décembre 2011)